par William Edgar
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Duke Ellington a dit un jour : « les fondements des Etats-Unis reposent sur la sueur de mon peuple ». Il venait de composer My People (1963), une longue suite symphonique, qui abordait la question du racisme de façon plus directe que dans tout le reste de son œuvre. Ellington a inclus dans cette suite un morceau dédié au réformateur des droits civiques Martin Luther King Jr, dont il était un ami proche. Le morceau s’intitule King Fit the Battle of Alabam (« King a combattu à la bataille d’Alabam »). Pourtant, il souligna que la critique sociale n’était pas le thème principal de My People, mais plutôt l’amour, tissé comme un fil d’or tout au long de la suite.
Ce chef-d’œuvre du jazz du 20e siècle illustre l’un des principes fondamentaux qui ont conduit les afro-américains à réagir à leur situation avec à la fois résilience et générosité envers leurs oppresseurs. « Seigneur, bon Dieu du ciel, Dieu tout-puissant, Dieu d’amour… Je t’en prie, regarde ici-bas et prend soin de mon peuple », dit le refrain de Come Sunday, la deuxième chanson de la suite. Focalisée sur l’amour, cette théologie subversive n’est pas apparue spontanément, c’est un don de Dieu.
L’histoire de la lutte des afro-américains pour l’égalité n’est pas une ligne droite. De nombreuses voix ont abordé le thème de « la liberté et la justice pour tous » de différentes manières. Pourtant, la plupart, si ce n’est la totalité de ces voix, étaient ardemment en quête d’émancipation. Il faut reconnaître que, malgré un certain progrès, cet objectif n’est pas pleinement atteint.
Vers la fin de son excellent livre Free At Last ? (1995), Carl Ellis pose une question rhétorique : « Beaucoup d’entre nous sont plus libres que notre peuple ne l’a jamais été, mais sommes-nous vraiment enfin libres ? ». Les événements récents à l’université de Stanford en Floride, dans la ville de Ferguson au Missouri, ou dans le quartier de Sunset Park à Brooklyn, nous montrent que, bien qu’il puisse exister une égalité devant la loi, de nombreux afro-américains n’ont pas l’impression qu’un traitement équitable leur est garanti. Étant donné ces revers (ou bien s’agit-il du statu quo ?), peut-on espérer un progrès ? La stratégie d’amour de Duke Ellington est-elle crédible, ou simplement naïve ?
Dire qu’elle est naïve, ou inefficace, reviendrait à répudier l’œuvre de plusieurs héros et héroïnes les plus remarquables des Etats-Unis. Bien que ce pays n’ait pu se dégager de l’emprise de l’esclavage par une réforme parlementaire pacifique, comme ce fut le cas dans l’Empire Britannique sous la direction de William Wilberforce et Olaudah Equiano, des avancées importantes furent réalisées grâce aux contributions de nombreux chrétiens afro-américains. Alors que nous célébrons le Mois de l’Histoire Afro-américaine aux États-Unis, voici que le passé est une source d’encouragement, portons donc nos regards sur certaines personnalités moins connues qui ont fait une grande différence, principalement grâce à leur théologie sainement subversive.
Phillis Wheatley
Phillis Wheatley (1753-1784) fut capturée en Sénégambie et emmenée au Nouveau Monde pour être vendue en tant qu’esclave. Elle eut la rare chance d’être élevée avec les deux enfants naturels du couple qui l’acquit, lui permettant d’accéder à un niveau d’éducation sans précédent pour une esclave. Très tôt, cette enfant précoce maîtrisa l’anglais, plusieurs autres langues étrangères, mais aussi le Latin et le Grec, ainsi que d’autres matières comme l’histoire, la géographie, et, notamment, la théologie biblique. Elle commença à se rendre compte du potentiel que représentait ce type d’apprentissage, conjugué à une saine théologie, pour contribuer à promouvoir la libération des Africains dans une Amérique du Nord sous contrôle Britannique.
Wheatley devint la première femme afro-américaine à publier un livre sous son nom propre. « Poèmes sur divers sujets, religieux et moraux » (1773) a dû être publié par une maison d’édition britannique, puisque les américains avaient du mal à croire qu’un esclave puisse écrire de la poésie. La force de ses écrits lui valut un début de reconnaissance en tant que poétesse, tant par ses amis que par ses détracteurs – elle comptait d’ailleurs George Washington parmi ses admirateurs. Wheatley représentait une certaine menace pour tous ceux qui avaient adopté l’idée rassurante que les noirs étaient naturellement inférieurs aux blancs. Enfant de la Révolution Américaine, mais aussi de la religion biblique, elle écrivait de la poésie religieuse qui avait souvent des connotations politiques. Son poème Isaiah LXIII.1-8 met en garde les britanniques contre l’oppression coloniale. En comparant les États-Unis à Sion, Wheatley note également le péché du peuple de Dieu, particulièrement le péché de l’esclavage.
En cherchant un remède à l’esclavage, comme l’illustre le poème On Being Brought from Africa to America (« Sur le fait d’être emmené d’Afrique jusqu’en Amérique »), elle conjugue la théologie d’un Dieu d’amour avec les idéaux des Lumières : l’égalité et les droits de l’homme. En effet, elle a souvent souligné la contradiction entre les disputes américano-britanniques sur les droits naturels d’un côté, et de l’autre le maintien de la servitude à vie en Amérique du Nord. Dans une lettre pleine d’espoir adressée à Samuel Hopkins, un important théologien qui luttait contre l’esclavage, la poétesse écrit « Je pense, très cher Monsieur, que c’est le début de cette période heureuse qu’ont prédit les prophètes, où tous connaîtront le Seigneur, du plus humble au plus grand ». Le respect que manifestait Wheatley pour Dieu et la règle de droit, et qui ne prêtait pas à controverse, comportait un sous-entendu subversif condamnant l’oppression, qu’elle soit britannique ou américaine.
Prince Hall et les Francs-maçons Africains
L’émergence d’institutions politiques, économiques et religieuses dans les années qui ont suivi la Révolution Américaine contribua de façon significative au poids de l’histoire afro-américaine. En plus de fournir des lieux de culte, ces institutions ont permis aux afro-américains d’accéder à la charité, à l’éducation, à l’assurance et même à l’aide pour les frais funéraires. L’association des Francs-Maçons Africains compta parmi les plus importantes. Au sein du groupe local de Boston, Prince Hall (1735-1807) fut un personnage de premier plan. Né esclave, il a obtenu son affranchissement et a rejoint l’Église Congrégationaliste en 1762. Il persuada le Comité de Sécurité du Massachusetts de permettre aux africains, qu’ils soient libres ou esclaves, de rejoindre l’armée. Dans son argumentaire, il comparait le gouvernement britannique colonial à l’esclavage.
En conjuguant l’idéalisme des Lumières avec la religion chrétienne, et en insistant sur des vertus comme la liberté et le républicanisme, Hall formula son message fort avec éloquence. Dans un sermon maçonnique de 1797, il déclare « Bien que vous soyez privés des moyens de vous éduquer, vous n’êtes pas privés des moyens de méditer, j’entends par là : penser, écouter et évaluer les choses… » (1). Il met ensuite en garde contre « la peur servile de l’homme, qui nous prend dans ses filets ». Personne ne pouvait manquer ce sous-entendu subversif. Selon Cedrick May, professeur de littérature américaine à l’Université Chrétienne du Texas, « Hall insert des éléments de la philosophie des Lumières dans ses idées issues du christianisme libéral, construisant ainsi un fondement philosophique sur lequel les noirs pouvaient se définir, dans un contexte américain, selon leurs propres termes et selon leur propre système de valeurs » (2).
Le christianisme se répandait rapidement parmi les afro-américains. Bien que la doctrine reçue soit typiquement protestante et européenne, ils s’impliquaient dans cette religion de façon bien plus dynamique que les croyants du Vieux Continent. Malgré l’apologie de l’esclavage que l’on prêtait à la Bible, ils découvrirent dans les Écritures une nette théologie de la libération et une forte insistance sur la liberté. Lorsque la révolte des esclaves à Saint-Domingue, de 1791 à 1804, déboucha sur l’établissement de la République Haïtienne, Hall célébra particulièrement leur courage et leur bon usage de la raison, bien que n’ayant qu’un accès limité à l’éducation. Il était convaincu qu’un tel courage, doublé d’une approche rationnelle de la vie, conduirait toujours à la défaite des tyrans. Ainsi la révolte haïtienne n’était selon lui qu’un exemple parmi d’autres de ce qui est prédit en Apocalypse 8.11-14, où Babylone s’effondre à cause de ses richesses mal acquises, notamment son utilisation des « esclaves, c’est-à-dire, des âmes humaines » (3).
Les récits et autobiographies des esclaves ont commencé à se répandre à la fin du 18e siècle. La majorité des textes qui obtenaient l’approbation des abolitionnistes blancs relataient certains faits objectifs sur l’esclavage, mais ne proposaient aucune base pour l’égalité entre les blancs et les noirs. L’un d’entre eux, Frederick Douglass, remarque à plusieurs reprises dans son ouvrage My Bondage and My Freedom (1855) que même certains des abolitionnistes les plus sincères avaient du mal à accepter ses prédications ou les vertus qu’il prônait. Il écrit que ses amis américains ne le percevaient que comme un « scieur de long » qui avait l’audace de vanter ses talents littéraires à un public qui se préoccupait surtout de l’Europe. Pourtant, c’était réellement « Un esclave, élevé dans les tréfonds de l’ignorance, cherchant à enseigner à la population hautement civilisée du Nord les principes de la liberté, de la justice et de l’humanité ! » (4).
Richard Allen et l’Eglise épiscopale méthodiste africaine
Richard Allen (1760-1831) est l’un des personnages les plus connus à partir de la période révolutionnaire, dirigeant visionnaire qui a fondé l’Église épiscopale méthodiste africaine (1794), la première dénomination noire indépendante. Allen s’était converti alors qu’il était encore esclave, grâce à l’action de la Mission Méthodiste. Ironie du sort, son maître athée, Stokeley Sturgis, encourageait ses esclaves à se convertir. Quand Allen et ses frères sont devenus des évangélistes de talent, ils se sont attirés les critiques des propriétaires de plantations environnantes, mais Sturgis a continué à les soutenir, réfutant l’opinion dominante et oppressive selon laquelle la foi chrétienne rendait les esclaves paresseux. Après la Révolution, Sturgis devint convaincu que l’esclavage était un péché, aussi, non seulement il racheta la liberté de ses esclaves, mais il pourvut également à leurs besoins dans leur nouvelle vie d’hommes et de femmes libres.
Richard Allen condamnait l’esclavage en tant que pratique à la fois injuste et impie, « méprisable aux yeux de Dieu », lui qui a détruit le Pharaon et ses princes pour cette raison (5). La théologie d’Allen et de son collègue Absalom Jones était plus directe, voire conflictuelle, que celle de leurs prédécesseurs, et pourtant on pourrait dire qu’elle était sainement subversive dans le sens où elle ébranlait l’opinion des autorités ecclésiastiques dominantes en se fondant précisément sur le Livre Sacré dont ces dernières se réclamaient. On avait comparé ses prédécesseurs à Moïse, mais on compara Allen au roi David, preuve vivante que l’évangélisme noir était en train de passer du stade de « religion du désert » à un culte soutenu par de puissantes institutions et dont la présence se faisait sentir (6).
Parmi toutes les choses qui ont conduit à la fondation de l’Église épiscopale méthodiste africaine, ce qui a joué le rôle le plus décisif, c’est l’attitude de la congrégation blanche de l’Église méthodiste de St George, à Philadelphie. Quelques années auparavant, un groupe important d’afro-américains, mené par Allen et Jones, avaient commencé à participer à des cultes dans cette église, apportant un soutien financier considérable. Lorsque les responsables de l’église leur ont ordonné d’aller se placer vers l’arrière de la salle et, pendant la prière, d’aller tout au fond, ils sont partis sur le champ, quittant définitivement cette église.
En septembre 1830, Allen a présidé une rencontre notable de la Première Convention Nègre, qui rassemblait des représentants de sept états différents. Cette réunion est survenue juste après les émeutes de Cincinnati, où des blancs avaient attaqué des afro-américains et détruit leurs magasins. Elle donna naissance au mouvement des « Conventions de gens de couleur », qui étudiaient diverses stratégies de réponse à la persécution croissante qui pesait sur les afro-américains. Ces conventions, ou « think-tanks » , se sont multipliées principalement dans le nord du pays, avec quelques instances au sud et à l’ouest, attirant les responsables afro-américains les plus notables comme Frederick Douglass, Lewis Hayden et Mary Ann Shadd.
Un éditorial très important, publié juste après la Guerre de Sécession, remarque « En tant que chroniqueurs fidèles, nous ne pouvons nier que la comparaison des diverses conventions des gens de couleur dans les États récemment insurgés avec celles de leurs frères blancs est favorable aux premiers. Leur conduite n’est pas moins ordonnée, leur raisonnement est indiscutablement meilleur, leurs résolutions témoignent d’une grande humanité et d’un grand sens commun – tandis que celles des autres conventions ne prétendent pas même à ce niveau d’idéal. Par ailleurs, leurs manifestations de gratitude et leur fidélité envers les États-Unis, ainsi que leur charité chrétienne envers leurs anciens maîtres, sont une véritable source d’encouragement et comme une bouffée d’air frais après le ton boudeur, réticent, âcre et défiant des conventions en réorganisation dans ces États » (7).
Le pouvoir subversif de l’Evangile
Peut-être que le plus grand « miracle », dans les paroles et les actes des afro-américains à cette époque, fut d’avoir adopté l’Évangile avec ses vertus chrétiennes, qui leur avaient été enseigné par des blancs, sans accepter leurs pratiques injustes. En effet, ils ne se contentaient pas de faire preuve de « charité envers leurs anciens maîtres », mais ils essayaient de leurs annoncer « les vertus de celui qui vous a appelé des ténèbres à son admirable lumière » (1 Pierre 2.9).
Cette histoire fascinante s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui. En dépit des terribles revers subis dans l’effort de reconstruction, puis de la ségrégation persistante au 20e siècle, et maintenant des tensions interraciales très manifestes dans nos villes, de vrais progrès ont été accomplis. Ils sont en grande partie dus aux défenseurs d’une théologie sainement subversive, qui ont cherché à établir « la liberté et la justice pour tous », au sein de la lutte qui continue aux États-Unis.
Notons également que parmi ces défenseurs, il n’y a pas qu’Ellington avec son oeuvre My People, mais aussi ses partisans blancs. De même, nous pouvons certainement trouver d’autres exemples d’individus, à des époques diverses, qui ont fait face à des défis sociaux différents, et qui ont trouvé dans l’Évangile un pouvoir de subversion des forces du mal. Irait-on jusqu’à dire que la personne la plus sainement subversive de tous les temps, ce fut Jésus de Nazareth ? Entouré par une si grande nuée de témoins, voici qui nous appelle fortement à chercher des occasions de saper les structures du mal, tant dans la culture environnante que dans le cœur humain.
William Edgar enseigne l’apologétique à Westminster Theological Seminary et a écrit de nombreux ouvrages et articles sur l’apologétique, la musique et le rapport entre foi et culture. Il est professeur associé à la Faculté Jean Calvin.
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Notes :
(1) Voir William C. Nell, The Colored Patriots of the American Revolution, Boston: R. F. Wallcut (1855), p. 61-64. (retour) (2) Cedrick May, Evangelism and Resistance in the Black Atlantic, 1760-1835, Athens GA et Lond : The University of Georgia Press (2008) p. 85-86. (retour) (3) William C. Nell, op. cit., p. 64. (retour) (4) Frederick Douglass, Narrative of the Life of Frederick Douglass and Other Works, San Diego : Canterbury Classics (éd. 2014, orig. 1855), p. 362. (retour) (5) Absalom Jones et Richard Allen, A Narrative of the Proceedings of Black People…, Philadelphie : King & Baird (1862), p. 40.(retour) (6) Cedric May, Evangelism and Resistance, op. cit., p. 105. (retour) (7) Editorial, Harpers Weekly du 16 déc. 1865, p. 786. (retour)___
Cet article a été d’abord publié en anglais dans Capital Commentary, une publication du Center for Public Justice. Ceci est une traduction, qui comporte quelques ajouts visant à rendre le texte d’origine accessible au public francophone.
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Yannick Imbert est professeur d’apologétique à la Faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence.