La Réforme dans l’Antiquité (Actes 17)

– par Vincent M.T.

L’apôtre Paul n’est pas le seul à entrer dans un dialogue (et même dans une dispute) avec la culture de son époque, mais c’est peut-être celui qui interagit le plus avec la culture gréco-romaine, un contexte qui reste malheureusement souvent ignoré lorsqu’on interprète le Nouveau Testament.

Voyons ici son plus célèbre discours, devant l’Aréopage à Athènes, souvent considéré – à tort – comme étant conciliant et plein de tact vis-à-vis de la sensibilité religieuse des athéniens…

Un procès mouvementé

Notons en premier lieu que nous nous trouvons dans un contexte de jugement.

D’abord, parce que Paul n’en est plus à l’étape de présentation de l’Évangile – cela fait déjà plusieurs jours que, ne supportant pas l’idolâtrie ambiante, il débat dans les synagogues avec les juifs et dans les rues notamment avec des philosophes Épicuriens et Stoïciens. C’est dans cet ordre qu’ils sont introduits, et je crois que par la suite c’est toujours en référence respective à chacun de ces groupes que les réactions de l’audience sont décrites (v.18 : « Les uns disaient… les autres disaient » ; v.32 : « les uns se moquèrent, les autres dirent« ), et ce n’est pas anodin, car non seulement le discours de Paul est plus percutant pour les seconds que pour les premiers, mais en plus, les Stoïciens constituaient probablement la majorité de son audience.

Ensuite, parce que Paul est saisi et conduit devant l’Aréopage, un conseil civil, religieux, et universitaire pour répondre de l’accusation d’annoncer « des divinités étrangères » (v.18). En effet, les grecs sont culturellement préparés à rejeter l’idée de résurrection (2) et pensent que ce mot est le nom d’une déesse (« anastasia« , en grec). Or à l’époque, c’est un crime passible de mort, comme l’a illustré le célèbre cas de Socrate, en 399 av. J-C. L’apôtre s’en défend habilement en disant qu’il n’annonce pas de nouvelles divinités, mais plutôt un « dieu inconnu » déjà présent chez les grecs, et ainsi, la déclaration finale « nous t’entendrons une autre fois » équivaut à un acquittement.

En l’occurrence, l’Aréopage et cet autel ont des origines croisées, soulignant la notion contextuelle de jugement divin.

  • L’Aréopage. Il désigne en Actes 17 un groupe de juges, mais aussi leur lieu de réunion, d’où ils tirent leur nom : la « colline d’Arès ». C’est là que ce dieu de la guerre disputa un procès contre Zeus, et c’est pour cela que c’est devenu le lieu de jugement des affaires humaines.

Areopagus_from_the_Acropolis

  • L’autel « à un Dieu inconnu ». Au 7e s. av. J-C une révolte menée par Cylon contre le tyran Mégaclès échoua, et les rebelles se réfugièrent dans le sanctuaire des Euménides (« les Bienveillantes », divinités chargées de venger les crimes odieux). Ils négocièrent leur reddition à condition d’avoir la vie sauve, mais Mégaclès ne tint pas parole, et ils furent massacrés sur place. Aussi les Euménides, furieuses qu’un crime odieux soit commis dans leur sanctuaire même, punirent Athènes par une épidémie de peste. Sur recommandation de la Pythie (une prêtresse d’Apollon réputée pour ses dons de voyances), on fit appel au sage et shaman Epiménide pour purifier la ville. Il indiqua aux Athéniens de lâcher des brebis depuis l’Aréopage, au centre de la ville, et de les offrir en sacrifice au dieu du temple le plus proche de l’endroit où elles se coucheraient. Certaines s’allongèrent à des endroits éloignés de tout lieu de culte, ce qui donna l’occasion d’ériger des autels dédiés à des dieux « inconnus ».

Certains relèvent qu’aucune procédure juridique formelle n’est rapportée (interrogation, procureur, juge principal, etc.), ce qui les porte à croire qu’il ne s’agit que d’une sorte de « commission d’enquête » informelle, peut-être même liée à des questions universitaires plus que judiciaires. L’Aréopage avait effectivement des fonctions de sélection et de censure des idées enseignées à Athènes, cependant les Athéniens étaient en fait réputés pour leur empressement à faire des procès à la moindre occasion (1), notamment pour le spectacle rhétorique et polémique qu’ils offraient (3).

Notons en second lieu que, bien qu’il s’adresse à l’Aréopage selon la formule officielle (« Hommes Athéniens« ), Paul ne cherche pas à ménager son auditoire : exit le politiquement correct – ce qui était d’ailleurs une pratique courante à l’époque (ah, le bon vieux temps). En effet, l’apôtre déclare trouver les Athéniens très superstitieux (v.22) – et non « religieux », comme c’est souvent traduit, car le terme employé fait référence aux croyances personnelles ou ethniques, par opposition à la religion officielle (voir Ac 25.19). Il insiste ensuite sur l’ignorance religieuse des Athéniens : v.23v.27 – où la forme du verbe en grec implique une impossibilité pour l’homme de trouver Dieu – et v.30. Luc en remet une couche en précisant que les philosophes athéniens prennent la « Résurrection » (anastasis, en grec) pour la déesse compagne de Jésus (v.18)

Paul contre les idoles

Par ces affirmations, il souligne le problème de l’idolâtrie à Athènes (voir v.16), non seulement de son propre point de vue, mais du point de vue des Athéniens mêmes, et particulièrement du conseil réuni devant lui.

Autrement dit, il s’adresse à des juges, et commence par leur dire « Vous avez un gros problème religieux dans votre ville ». Puis il leur démontre, d’abord en mentionnant l’autel dédié « à un Dieu inconnu » (qui, outre l’exempter du chef d’accusation et souligner l’ignorance des Athéniens, indique la possibilité d’une révélation à venir) ; ensuite, en s’appuyant sur les textes culturels les plus connus de l’époque.

Cela, en deux étapes :

  • Paul cite d’abord Épiménide, un polythéiste classique du 5e s. av. J-C. La citation est généralement rendue « En lui, nous avons le mouvement, la vie et l’être« , mais il est écrit, littéralement, « En lui, nous nous déplaçons, nous vivons et aussi nous sommes » (4). Or, cela ressemble fortement à du panthéisme (vision selon laquelle dieu est tout, et en tout). Le principal exemple du panthéisme à l’époque était le Stoïcisme, une philosophie religieuse nettement opposée au polythéisme grec classique.
  • Puis, l’apôtre cite le poète Aratos, un stoïcien du 3e s. av. J-C : « Car nous sommes aussi de sa race » (5), ce qui ressemble bien plus à une position du polythéisme classique qu’à du Stoïcisme (les stoïciens ne croyaient pas en un Dieu relationnel). D’ailleurs ce sont ses lecteurs stoïciens plutôt que ses écrits qui ont valu à Aratos la réputation d’être stoïcien (voyez vous-mêmes).

Ainsi Paul fait implicitement ressortir la confusion qui règne dans la religion grecque, et c’est pour cela que la porte qu’il ouvre sur un renouvellement religieux a un quelconque effet. L’apôtre vise par son discours ceux qui, parmi les juges civils et religieux d’Athènes, sont déjà  déçus par le désordre cultuel grec et sont convaincus de la nécessité d’une réforme. Autrement, on aurait du mal à comprendre que quiconque se convertisse après s’être vu critiqué de la sorte par un étranger.

Ce rôle polémique dans l’espace public n’est pas étranger aux prophètes de l’Ancien Testament, qui incarnaient un contre-pouvoir face au gouvernement, et c’est ce même rôle que nous sommes appelés à jouer, en tant qu’Eglise, dans notre société. Nous voyons ici que cela peut être la conséquence logique de la prédication de l’Évangile, que ce n’est pas sans risque, mais qu’il ne faut pas craindre la dispute tant que l’on reste respectueux, parce que nous ne sommes pas les seuls à percevoir le problème qui gangrène notre monde – simplement, nous annonçons le seul remède possible : Christ,  mort et ressuscité.

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Notes :

(1) « Vous êtes les seuls à ne pas avoir entendu parler de l’indiscrétion des Athéniens. Le peuple est bavard et aime les procès (…). De mauvais soupçons viendront à l’esprit de ces gens mal intentionnés. Et c’est tout de suite, là-bas, l’Aréopage et des magistrats plus sévères que les tyrans » (Chéréas et Callirhoé, 1.11.5-6, Chariton d’Aphrodise). [retour]

(2) Dans les Euménides, une pièce de théâtre d’Eschyle (un auteur célèbre du 6e-5e siècle av. JC), le dieu Apollon défend justement la cause d’un de ses adorateurs devant ce même tribunal de l’Aréopage, et plaide pour une condamnation à la captivité plutôt que la mort, car : « On peut rompre des chaînes ; il y a un remède à cela, et d’innombrables moyens de s’en délivrer ; mais quand la poussière a bu le sang d’un homme mort, il ne peut plus se relever ». [retour]

(3) « Vous excellez à vous laisser tromper par la nouveauté des discours (…) Sans cesse esclaves de toutes les étrangetés (…) tous ambitionnant uniquement de briller par le talent oratoire (Histoire de la Guerre du Péloponnèse, III.XXXVIII, Thucydide) ; « Tout ce que vous avez à faire, est-ce, dites-moi, de vous demander l’un a l’autre, en vous promenant sur une place publique : Qu’y a-t-il de nouveau ? » (Première Philippique, X, Démosthène). [retour]

(4) « Commençons par Zeus, lui que jamais, nous les humains, nous ne laissons innommé, et pleines de Zeus sont toutes les rues, toutes les places où s’assemblent les hommes, et pleine en est la mer, et aussi les ports. Et partout de Zeus nous avons besoin, tous. Car nous sommes de sa race, et lui, dans sa tendresse paternelle, adresse aux hommes des signes favorables, et il excite les peuples au travail, en leur rappelant la loi du vivre. Et il dit quand la glèbe est en son meilleur point pour les bœufs et pour les houes. Il dit quand la bonne saison est venue pour bêcher autour des plants, et pour répandre toute semence. Zeus a lui-même fixé les signes de ces choses dans le ciel. (…) » (Phénomènes, Aratos) [retour]

(5)  « Ils ont bâti une tombe pour toi, ô Saint et Très Haut. Les Crétois, toujours menteurs, mauvais esprits, ventres paresseux. Mais tu n’es pas mort : tu vis pour l’éternité. Car en toi nous nous mouvons, nous vivons et nous sommes. » (Cretica, Epiménide). [retour]