Au-delà des idées : l’apologétique culturelle

En 1998, William Edgar écrivait dans la revue Modern Reformation un article sur l’importance du contexte culturel dans la pratique apologétique. Ce texte (traduit, parfois résumé et adapté par Vincent M.T.) demeure éminemment d’actualité aujourd’hui.

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L’IMPORTANCE DU CONTEXTE CULTUREL

Dans son livre « The Gravedigger File », malheureusement assez négligé par la critique, Os Guiness dresse un tableau de l’Eglise en Amérique du Nord, et il montre comment ses fondements sont renversés par une méthode littéraire semblable à celle des « Tactiques du Diable » de C.S. Lewis. Dans le livre de Lewis, un espion expérimenté adresse à son successeur une série de lettres, pour le former à un combat spirituel, visant à empêcher que le christianisme ait un quelconque impact. Chaque lettre décrit une stratégie gagnante à reproduire.

Il intitule l’une d’entre elles « l’effet Marchand de sable« . Le jeune espion doit apprendre à tromper les chrétiens pour qu’ils pensent que seul l’esprit compte. Cela les plonge comme dans un état de sommeil, parce qu’ils sont bercés par l’idée que tout humain est un penseur et fonctionne par la raison seule, alors qu’en réalité de nombreuses autres influences sont à l’oeuvre. L’agent expérimenté fait remarquer à son étudiant que souvent, un mouvement philosophique ou littéraire acquiert de l’influence non pas parce que certains de ses arguments ont été méticuleusement étudiés, mais grâce à des facteurs culturels.

Par exemple, le pouvoir des artistes révolutionnaires et des critiques de Paris Rive Gauche, entre les deux guerres mondiales, est autant du à l’attitude culturelle de l’Europe et à l’ambiance des cafés de l’époque, qu’aux idées elles-mêmes, qui n’étaient pas toujours très recherchées. Ainsi, une apologétique chrétienne qui se contente d’arguments philosophiques éprouvés perd toute efficacité quand le climat change. Ceci est particulièrement vrai aujourd’hui, à une époque où la vérité est démodée, tandis que le style en vogue.

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Prenons la question de la modernité et de la postmodernité. Certains pensent que la culture postmoderne est plus favorable à l’Évangile que ne l’était la culture moderne. D’autres rechignent à dire que la culture postmoderne est accueillante pour la foi chrétienne. Afin de se faire un avis, et même de comprendre le débat, il faut l’aborder par l’angle culturel.

On fait souvent porter aux Lumières toute la responsabilité de la sécularisation de l’Occident. Ce sont eux qui ont inauguré une nouvelle ère, sans Dieu et sans loi. On considère souvent que la modernité est le produit de leur idéologie, parce qu’ils affirmaient que les êtres humains peuvent, sans aide extérieure, parvenir à fonder une société libre, grâce à la raison. Cependant, lorsqu’on se penche sur la question, on constate que de nombreux facteurs sociaux, psychologiques et culturels ont joué un rôle dans l’avènement du monde moderne.

Le développement de l’Etat bureaucratique, l’économie de marché, la science et la technologie, les transports, l’alphabétisme : tout cela, et plus encore, a participé à l’essor d’une vision du monde propre à la modernité. La modernité est un mode de civilisation, pas seulement un ensemble d’idées. Les postmodernes remettent en question ce mode de civilisation, considérant que la modernité est obsolète. Selon Jean-François Lyotard, (un des principaux penseurs de la postmodernité) après Auschwitz, la modernité est tout simplement « liquidée ». Ce n’est pas qu’une considération philosophique : c’est une révolte passionnée contre ce qu’il appelle le « grand récit ».

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L’enjeu ici est de reconnaître le lien entre les idées d’une part, et d’autre part les événements, la culture, la structure sociale et l’atmosphère psychologique. Le mode de civilisation, moderne ou postmoderne, ne tient pas qu’à des idées. Il y a aussi les « raisons du cœur », comme dirait Pascal, ou les présuppositions, qui ont évidemment une composante intellectuelle, mais dont la richesse et la profondeur vont au-delà de l’esprit seul. Si l’on limite notre horizon aux idées, il peut être tentant de conclure que nous sommes à une époque postmoderne, et que l’Évangile est en difficulté parce que plus grand monde ne s’intéresse à la vérité. Pourtant si l’on prend en compte la dimension culturelle, alors on voit que la modernité ne nous a pas vraiment quitté.

Malgré le discours imposé par la théorie littéraire, et relayé par certaines niches de la pop-culture, nous sommes toujours enracinés dans la modernité, avec sa confiance dans la science, la technologie, la bureaucratie, le marché, etc. Le fait est que la postmodernité s’érige en grande partie contre la modernité, et perdrait donc beaucoup de sa substance si la modernité avait complètement disparu.

Bien sûr, l’Évangile n’a pas plus d’affinités avec la modernité qu’avec la postmodernité. En même temps, il critique les racines de la modernité, et sur ce point il peut s’accorder en partie aux revendications de la postmodernité. Lorsque notre Seigneur bouscule Nicodème, le jeune homme riche, la femme Samaritaine, et tant d’autres, il confirme la notion que nous ne sommes pas simplement des idées sur pattes. Nous sommes des êtres complexes avec un cœur moral et religieux. (…)

ATTENTION

Ce n’est pas que les idées soient sans importance. (…) Toutefois, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont logiques qu’elles sont convaincantes, mais aussi à cause des « structures de plausibilité » dans lesquelles elles surviennent, c’est-à-dire les institutions et entités culturelles et sociales qui renforcent ou répriment les idées. Dans notre monde de transport rapide et de communication instantanée, il est plus facile de trouver logique qu’il y a plusieurs manières de faire les choses, que dans un monde pré-moderne, plus stable. Habitués que nous sommes à la loi du marché, il nous est plus difficile de croire à des valeurs qui ne rapportent rien, que ça ne l’est dans une société plus traditionnelle. Si les Européens ont largement accueilli Marx et Darwin au 19e siècle, ce n’est pas uniquement à cause des débats économiques et scientifiques (qui étaient, au mieux, difficiles à suivre), mais également parce que le peuple nourrissait un certain ressentiment contre une Eglise qui ne répondait pas (de son point de vue) à ses besoins.

Ce n’est pas non plus que le verbal ait moins d’importance que le non-verbal. Le sociologiste Jacques Ellul nous prévenait qu’une société gouvernée par les images avait tendance à faire des jugements hâtifs, à réduire la pensée à une simple information, et à se nourrir de choses qui stimulent plutôt que de choses qui édifient. Il y a une grande différence entre reconnaître le contexte culturel d’une idée, et la réduire à ce contexte culturel. De même, il y a une grande différence entre une société dont les institutions prétendent déterminer les règles, et une société qui reçoit (en la réfléchissant) la Parole de Dieu comme Révélation.

Enfin, ce n’est pas non plus que l’apologétique encourage à plus de divertissement. Le but n’est pas de multiplier les pièces de théâtre, les romans, les récits, aussi utiles qu’ils puissent être, mais d’apprendre à évaluer les courants et tendances qui nourrissent et enrichissent notre capacité à convaincre une génération égarée. (…)

L’apologétique culturelle est donc simplement une apologétique qui reconnaît les facteurs contextuels essentiels qui participent à former la manière dont les gens pensent et se comportent. C’est dans des galeries d’art que l’apologète Francis Schaeffer a eu les interactions d’évangélisation les plus réussies.

Une image constitue un arrière-plan persuasif pour les discussions sur les questions du sens des choses et de la vérité.

QU’EST-CE QUE LA CULTURE ?

La culture est une réalité complexe. Cela comprend les œuvres intellectuelles, spirituelles et esthétiques, ainsi que les modes de vie, les arts créatifs, et les « pratiques significatives » (…). Sans oublier la culture populaire, qui devient à la mode, ce qui nous permet de nous appuyer sur des outils d’analyse culturelle développés par des gens qui, même s’ils ne partagent pas notre foi, sont néanmoins très compétents dans leur domaine. Leurs travaux peuvent s’avérer utiles, tant qu’on prend la précaution de ne pas confondre leur vision du monde et la nôtre. La culture peut jouer dans la mission, particulièrement au sein des villes, mais également dans la manière dont nous considérons les autres religions, nos idées sur les relations entre Eglise et Etat, et notre sensibilité aux expressions non-occidentales de la foi chrétienne.

L’apologétique culturelle va au-delà des livres et de l’éducation. C’est aussi une question de forme. Voici plusieurs approches intéressantes :

  1. Interagir avec les dirigeants et les courants de notre société, comme le font de nombreux magazines, émissions de radio et vidéo, pour explorer et comprendre les implications qu’ils ont vis-à-vis de la foi.
  2. Une présence dans l’enseignement universitaire, que de nombreux instituts chrétiens cherchent à établir dans le monde entier, particulièrement dans les pays récemment libérés, par exemple en plaçant des professeurs doctorants dans les grandes universités, ou en organisant des débats publiques en leur sein (comme les Forum Veritas par exemple).
  3. Enfin, des centres d’étude et des instituts informels ont également leur place.

Au final, l’apologétique culturelle suit l’injonction de l’épître aux Romains (12.2) : « Ne vous conformez pas au monde actuel, mais soyez transformés par le renouvellement de l’intelligence afin de discerner quelle est la volonté de Dieu, ce qui est bon, agréable et parfait« . Et pour cela, il faudra être comme la tribu des Issacarites, « capables de discerner les temps pour savoir ce que devait faire Israël » (1 Chr. 12.33). Ce n’est pas le moment de se laisser bercer par le Marchand de sable.

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