– par Yannick Imbert

La Bible contient, à n’en pas douter, des textes étonnants. Prenez ce texte de Matthieu 5.45 :
Mais moi je vous dis: Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous détestent et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent, afin d’être les fils de votre Père céleste. En effet, il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes.
Certainement « aimez vos ennemis » est un texte connu, et pour le moins radical. Mais la dernière ligne l’est tout autant : Dieu fait pleuvoir sur les bons et sur les méchants. Cela semblerait indiquer une attitude généreuse de la part de Dieu. Après tout, sans pluie et sans soleil… pas de vie ! Mais jusqu’où va cette attitude généreuse, cette bonté, de Dieu envers tous les êtres humains. Cette bonté signifie-t-elle qu’en fin de compte, le péché n’est pas si grave que cela ? Certainement pas ! Ajoutons à cela l’observation que, si Dieu nous encourage à aimer nos ennemis, c’est certainement parce que nous devons être à son image, et que lui-même aime ses ennemis.
D’autres textes, comme Psaume 145.9, Luc 6.35, ou encore Jean 3.16, soulignent cette même tendance universelle de la bonté de Dieu. Cela dit, ce serait une erreur de faire une équivalence entre bonté et grâce. Cette bonté de Dieu envers sa création n’est pas une grâce qui sauve. C’est ce qui peut parfois nous induire en erreur lorsque nous parlons de la « grâce commune » de Dieu. Cette expression qualifie en fait l’attitude généreuse de Dieu, que nous venons de décrire. Le théologien et homme politique néerlandais Abraham Kuyper a mis l’accent sur l’exercice de cette grâce commune :
Non seulement Dieu a créé tous les hommes, non seulement Il est tout pour tous les hommes, mais sa grâce aussi s’étend elle-même, non seulement comme une grâce spéciale, aux élus, mais aussi en tant que grâce commune (gratia communis) à l’ensemble de l’humanité. Certainement, il y a une concentration de lumière et de vie religieuse dans l’Église, mais dans les murs de cette Église il y a des fenêtres largement ouvertes, par lesquelles la lumière de l’Éternel doit rayonner dans le monde entier. 1
La lumière de cette bonté commune de Dieu rayonne donc dans le monde qu’il a créé. Mais comment cette générosité générale de Dieu se manifeste-t-elle ? En 1924, un comité de la Christian Reformed Church, une église américaine, a résumé l’enseignement biblique sur la grâce commune, en soulignant trois points :
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En plus de la grâce salvatrice de Dieu, manifestée seulement envers ceux qui sont élus à la vie éternelle, se manifeste aussi une certaine bonté, ou grâce, générale de Dieu envers toutes ses créatures.
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Depuis la Chute, la vie sociale et civile demeure possible parce que Dieu, par son Esprit, restreint la puissance du péché.
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Dieu, sans renouveler leur cœur, influence les êtres humains qui, bien qu’incapables de se sauver par leurs bonnes oeuvres, sont capables de contribuer au bien de la société.
Cette bonté commune de Dieu s’ancre donc dans l’acte créationnel d’un Dieu qui créé des êtres à son image. C’est pour cela qu’Henri Blocher, célèbre théologien français, souligne que la grâce commune est « une grâce créationnelle, et Dieu continue de considérer ses créatures comme telles, sans révoquer leur statut quand le péché introduit son désordre. »2
L’un des effets les plus importants de la grâce commune, c’est donc la continuation des bontés naturelles. D’ailleurs la Bible nous parle souvent du fonctionnement naturelle du monde. Esaïe 28.24-29, explique le cycle des saisons en relation à l’activité divine :
Celui qui laboure pour semer laboure-t-il toujours ?
Ouvre-t-il et brise-t-il toujours son terrain ?
N’est-ce pas après en avoir aplani la surface Qu’il répand de la nielle et sème du cumin ; Qu’il met le froment par rangées, L’orge à une place marquée, Et l’épeautre sur les bords ? […]
Cela aussi vient de l’Éternel des armées ; Admirable est son conseil, et grande est sa sagesse.
Ces trois dimensions sont importantes pour la pratique de l’apologétique culturelle. En effet cette formulation initiale de la grâce commune a deux implications :
- Premièrement, tout artiste, ouvrier, professeur, écrivain, met en exercice ses dons. Après tout, souligne Calvin, comment un don, même littéraire, pourrait-il venir de quelqu’un d’autre que Dieu ? En effet, « la nature humaine, bien que déchue de sa perfection et très corrompue, est cependant comblée de nombreux dons de Dieu. »3 Dieu conduit même, en restreignant les effets du péché en nous, à faire jaillir des éclairs de grandeur et de beauté dans nos cultures.
- Deuxièmement, ces mêmes œuvres sont pétries de péché, parfois même du plus profond péché. C’est là que la tâche de l’apologétique culturelle prend toute son ampleur.
Ce que l’apologétique culturelle tente de développer, c’est une vision à la fois de la beauté que Dieu préserve, mais aussi du péché et de la rébellion qui se manifestent dans cette beauté. Cette vision de l’action de Dieu dans l’histoire est exigeante, et nous demande de discerner la présence toujours continue de Dieu afin de pouvoir poursuivre notre présentation de la grâce qui sauve d’une manière toujours plus pertinente.
Quelques questions/réponses, pour aller plus loin.
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Notes :
1 « Calvinism and Religion », The Six Stones Lectures, http://www.ccel.org/ccel/kuyper/lecture.i.iii.html.
2 Henri Blocher, Doctrine de la rédemption et du péché, Charols, Excelsis, p. 42.
3 Jean Calvin, L’Institution de la Religion Chrétienne, II.2.xv.
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Yannick Imbert est professeur d’apologétique à la Faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence.