— par Y. Imbert
. Je suis un fan de rugby, comme d’autres le sont de foot, de baseball ou de football américain. Je me souviens des samedi après midi passés à regarder les matchs du Tournoi des Cinq Nations (enfin à l’époque, c’était Cinq). Je me souviens en particulier d’une époque où jouer contre l’Écosse n’était pas rien ! Une certaine angoisse me saisissait même. À l’époque, je ne pouvais pas comprendre pourquoi, puisque, avec toute l’humilité dont je suis capable, l’équipe française était techniquement bien supérieure à l’équipe écossaise. Quelques années plus tard, j’ai compris. Nous n’avions pas peur de l’équipe écossaise. En fait, ce n’est pas tant que nous jouions contre l’Écosse, mais que nous jouions à Murrayfield. Le problème, ce n’était pas l’équipe, mais le stade ! Ceci reflète l’importance des noms que nous donnons à notre architecture. Le lieu où nous vivons et son nom a des répercussions sur notre vie, et, d’une certaine façon, a une influence sur qui nous sommes. Voilà la beauté de l’architecture : ce n’est pas une simple construction humaine, mais un reflet de la nature humaine ! Ou du moins, c’est ce que l’architecture était. Je n’ai jamais été aussi conscient du changement dans l’architecture que depuis que je suis allé aux États-Unis. Permettez-moi de reformuler. J’ai pris conscience du changement parce que j’ai essayé de comprendre le sport américain. La première fois que cela s’est produit, c’est quand j’ai été invité à un match de l’équipe de hockey de Philadelphie, les Flyers. J’ai trouvé étrange l’invitation d’un ami à aller au Wachovia Center… Wachovia, c’est une banque. Ils jouent dans une banque ? En regardant plus souvent le sports à la télé, j’ai découvert que de nombreux stades avaient ce genre de noms étranges. Je ne vais pas faire une liste complète ici, mais il y avait quelques noms qui me mettaient vraiment mal à l’aise : Minute Maid Park, le Heinz Field, le Citizens Bank Stadium. Et je m’arrêterai même pas sur le Pizza Hut Park, tout simplement ridicule. Je vais passer sur l’équipe de hockey de Nashville qui joue au Gaylord Entertainment Center ! D’autres projets architecturaux comme les gratte-ciel ne sont pas en reste et sont symboliques de notre société, comme par exemple la Verizon Tower à Philadelphie. On pourrait citer ici de nombreux autres exemples. L’Europe n’échappe malheureusement pas à ce phénomène. Par exemple, le FC Nuremberg joue maintenant au EasyCredit-Stadium (renommé en 2006). L’équipe de rugby irlandaise jouait au glorieux Lansdowne Road, remplacé en 2010 par le Aviva Stadium. Bien sûr il nous reste le stade de France ou Twickenham ! Et cependant il y a quelque chose qui a changé dans le monde de l’architecture. Le meilleur exemple pour moi est celui d’Arsenal. Arsenal est une équipe anglaise très célèbre, dont l’histoire remonte à 1886 et qui jusqu’à récemment jouait au stade de Highbury, surnommé « The Home of Football ». Plus maintenant. Non, maintenant Arsenal joue au ridicule Emirates Airline Stadium. Fermez les yeux un moment : l’Emirates Airline Stadium pourrait-il être la « Maison du Football » ? Certainement pas ! Parce que si un stade, selon les fans, a une « âme », celle-ci vient de son nom et de ce que ce nom représente. Soyons honnêtes : ni Emirates Stadium, ni Minute Maid Park n’inspireront jamais la crainte à l’adversaire !En effet, au cours des dernières années, nous avons assisté à un changement dans la désignation des bâtiments et des stades. C’est une conséquence relativement nouvelle du corporate branding. Pour certains, cette nouvelle façon de nommer l’architecture est le résultat d’une décadence culturelle, pour d’autres le simple reflet d’enjeux économiques. Cette opinion peut sembler extrême, mais notez que les noms des édifices ont toujours reflété de profondes racines sociales et religieuses. Les noms que nous utilisions pour nos monuments et autres bâtiments reflétaient, et continuent de le faire, ce qui était au centre de la société, de la culture et de la vie. Dans les temps anciens, les bâtiments ont été faits et nommés à la gloire de leurs constructeurs, des rois, ou des dieux. La Rome antique est un bon exemple de ce phénomène, avec des « arches » construits à la gloire et au souvenir éternel des césars victorieux. Plus souvent même, les bâtiments ont été nommés d’après leur importance religieuse et sociale. L’architecture grecque était par exemple remplie de noms de divinités. Cela s’est aussi vu dans la planification urbaine, si je peux utiliser une expression anachronique. Sur la « ville haute » se trouvaient des sites sacrés dédiés à divers dieux olympiens1. L’agora, lieu de rencontre du peuple était également au centre de l’organisation de la polis. Pour Aristote, l’agora est si essentielle à la société et à la culture grecques que seules les polis barbares n’avaient pas cet équivalent architectural. Oui, les noms reflétaient l’essence de la culture et de la société grecques2.Une équipe, un stade; Un stade, un nom; Un nom, une âme.
C’est comme ça que ça marche. Ou plutôt, que ça marchait.

1 Voir Arnold Walter Lawrence, Greek Architecture, pp. 58 ss.
2 Leland M. Roth, Understanding Architecture, p. 222.
3 Virgile, L’Énéide, 1:278.
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Yannick Imbert est professeur d’apologétique à la Faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence.
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