– par Vincent M.T.
Chanson d’amour
(…)
Un rêve de brun profond sont vos yeux
Qui rêvant toujours me regardent
Sourire de vous et sourire de lune
Très douce et d’argent, qui luit sur les dunes ;
Sourires de vous me retardent.
(…)
Comprenons-nous ces lignes ?
Les comprenons-nous de la même manière ?
Les comprenons-nous comme son auteur ?
Autrement dit, l’art peut-il réellement communiquer quelque chose, ou bien n’est-il qu’une occasion pour l’auteur de s’exprimer, et pour l’observateur de faire l’expérience de sa propre réaction face à une oeuvre, mais sans que s’opère la moindre transmission – si ce n’est par chance, ou par accident ?
Deux discours
A partir de la moitié du 20e siècle, un courant culturel de fond, le postmodernisme, a popularisé l’idée que c’est l’observateur, et non l’auteur, qui détient le rôle principal dans l’interprétation d’une oeuvre. L’auteur n’aurait donc pas l’autorité de définir l’effet qu’est censé avoir son oeuvre sur le public, mais chacun vivrait individuellement son expérience esthétique – et ce serait là la seule chose qu’ils partagent réellement.
Or il se trouve que l’auteur des quelques lignes au début de cet article, alors dans la fleur de l’âge, est devenu plus tard philosophe, et a exprimé un avis sur le sujet. S’intéressant à l’esthétique, le hollandais Herman Dooyeweerd a maintenu que pour bien observer une oeuvre d’art, il fallait le faire avec son imagination. En effet une production artistique, même la plus réaliste, ne reflète pas avant tout la réalité, mais l’imagination de l’artiste, et ne peut être correctement perçue que par la même faculté.
Pour bien observer une oeuvre d’art, il faut le faire avec son imagination.
Le discours postmoderne peut sembler similaire à celui de Dooyeweerd, mais ils sont en fait contraires. Le premier part du principe que deux personnes ont nécessairement des références et des personnalités différentes, autant de filtres par lesquelles l’oeuvre sera perçue. On se concentre ici sur la diversité et la divergence. Le philosophe hollandais, au contraire, se concentre sur l’unité et la convergence, car les humains ont des désirs et des aspirations communes, et dont l’imagination est le siège. Ainsi, l’oeuvre d’art est faite pour susciter dans l’imagination de l’observateur ce que la réalité a suscité dans l’imagination de l’artiste. Faire de l’art, c’est donc communiquer par l’imagination.
Définitions
Créer une oeuvre d’art, c’est l’imaginer, c’est-à-dire simuler intentionnellement un ressenti intérieur, et lui donner une forme physique. Le plus souvent, ce processus a été surtout séquentiel (on visualise, puis on exécute), mais il contient toujours une part d’itération (ce qu’on exécute influence ce qu’on visualise : on fait des brouillons, des prototypes, on recommence).
Contempler une oeuvre d’art, c’est faire l’expérience spontanée et intuitive de la forme physique, limitée, d’une oeuvre, qui ne s’appréhende entièrement que dans l’imaginaire. Même si la perception est sensorielle (on voit un tableau, on touche une statue, on sent un parfum, etc.), nous nous formons dans l’esprit une représentation de l’oeuvre, qui n’est plus l’oeuvre elle-même mais ce à quoi elle renvoie (c’est particulièrement évident avec les écrits artistiques).
Imaginer, dans ces deux cas, c’est donc explorer les possibilités de la matière, c’est percevoir le potentiel qui s’exprime dans une chose créée. L’artiste réalise ce potentiel, en ciselant la pierre ou en appliquant la peinture, en traçant les mots ou en coordonnant ses mouvements, en composant une symphonie ou en dessinant des plans. Le contemplateur peut ainsi observer différemment, peut-être de manière plus évidente, ce qui s’exprime dans ce qui a été créé.
C’est pourquoi on dira d’un texte, d’une image ou d’une forme qu’ils sont « vivants » : parce qu’ils suscitent dans notre imagination une version animée d’eux-mêmes. Un dessin qui évoque le mouvement, des couleurs qui évoquent une humeur, un scénario qui évoque la vraie vie… C’est bien à cela qu’on mesure le talent d’un artiste : l’excellence de son art réside dans son pouvoir d’évocation.
Auteur et autorité
La question qui se pose alors est la suivante : est-ce l’artiste qui s’exprime dans sa création, ou bien est-ce qu’il libère quelque chose qui serait déjà présent dans la matière ? On est bien obligé de répondre : les deux. En effet, un artiste se cherche toujours un peu dans ses réalisations, et toute production nous renseigne sur son auteur. Pourtant les artistes savent que leurs oeuvres leur échappent toujours un peu, que la matière leur résiste, que la production est à certains moments guidée par la matière plutôt que par l’auteur, qui doit s’y plier sous peine de « trahir l’oeuvre ».
Qu’est-ce qui donne à la matière cette vie propre ? Le fait qu’il s’agisse de la création de Dieu, et qu’en cela elle renvoie au Créateur. Elle n’est pas vide, ni vierge, mais pleine de sens. Ce sens, c’est la Sagesse de Dieu, un reflet du Créateur qui structure la Création.
Il faut savoir que pour Dooyeweerd, il existe deux réalités : celle de Dieu, éternelle, et la nôtre, temporelle. Elles se rejoignent dans un entre-deux, le « coeur » humain. En écrivant « coeur », le philosophe fait référence non pas à l’organe physique, mais à ce qu’il appelle une « éternité créée » en l’homme, et qu’il désigne également comme étant le centre, ou la racine, de toute la Création. Ceci justifie selon lui que l’humain ait pu entraîner toute la Création dans sa Chute, que la rédemption des humains sera suivie de celle du reste de la Création, et que Dieu s’est incarné humainement afin de refonder une racine parfaite en Christ pour renouveler sa Création.
Lever de rideau
J’ai souvent entendu mon père commenter le vers d’un poète ou la formule d’un romancier de ce verdict comblé : « Tout est dit« . Il avait souvent raison.
Le mot poème vient du grec poiema, qui veut dire « fait », suggérant que la poésie est, en un sens, ce qui est complet, achevé. Ainsi, l’oeuvre du Christ est poétique. En effet, ses fameuses paroles finales, « Tout est accompli« , sont une formule grecque typiquement utilisée pour signifier qu’une dette était intégralement remboursée. Je dirais même que c’est l’oeuvre d’art par excellence, puis qu’il n’a pas seulement « fait », mais rétabli ce qui était « défait ».
Son oeuvre est-elle pour autant terminée ?
Pour répondre à cette question, il faut se souvenir que l’art passe par l’imagination. L’oeuvre de Christ est accomplie comme un poème est accompli – tout est dit, tout est posé, mais son pouvoir évocateur continue de nous faire entrevoir la réalité telle que la voit son auteur. L’oeuvre de Christ nous donne de voir comme Dieu voit, mais indirectement :
Aujourd’hui nous voyons au moyen d’un miroir, de manière peu claire, mais alors nous verrons face à face; aujourd’hui je connais partiellement, mais alors je connaîtrai complètement, tout comme j’ai été connu.
– 1ère épître de Paul aux chrétiens de Corinthe (verset 12).
C’est un peu comme dans le Prélude de Chantecler : un narrateur énonce la description de la première scène alors que le rideau n’est pas encore levé. Il fait visualiser la scène à son audience avant même de la révéler :
(…)
Une fenêtre s’ouvre. Une porte se ferme.
On entend les grelots du vieux harnais frémir.
N’est-ce pas qu’on la voit, la vieille cour de ferme ?
Le chien dort, et le chat fait semblant de dormir.
(…)
Voyez, au passage, comme son art saisit en quelques mots les caractères de nos compagnons les plus communs ! Le chien dort, et le chat fait semblant de dormir… Tout est dit !
Chantecler commence par un prélude, mais quand le rideau se lève, c’est comme un second commencement. De même, cette vie terrestre est une sorte de prélude, où Dieu est comme ce narrateur, une voix qui nous parle depuis l’autre côté, et nous appelle à nous ouvrir, par l’imagination, à la réalité telle qu’il l’a créée plutôt que telle qu’on la voit, et à nous préparer au grand dévoilement. Ce sera là aussi un nouveau commencement, une nouvelle création, mais elle est déjà accessible à ceux qui contemplent l’oeuvre de Christ.
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