Gucci et l’abstraction de la beauté

par Y. Imbert

Au détour des mes errances je suis tombé par pur hasard sur le défilé homme, printemps 2017 de Gucci. Je précise que c’est par hasard, non pas qu’il y ait un problème à s’intéresser à la mode, mais que ce n’est a priori pas un sujet que je suis de trop près. Il y a plus de chances de me voir me balader sur des sites consacrés à l’analyse esthétique du Quenya (ah, la beauté des mots chez Tolkien !) ou à la portée apologétique de la périchorèse ou des appropriations divines. Mais une fois n’est pas de coutume, un détour par les textiles, paillettes, et autres artifices de mode ne fait pas de mal.

Et puis cela nous donne l’occasion de nous intéresser à un domaine bien particulier de la vie humaine – la manière dont nous nous habillons – que nous articulons peu souvent. Ou alors peut-être dis-je cela car je n’ai aucun problème à mettre deux chaussettes différentes tirées au hasard le matin de mon tiroir. Sans but esthétique, je précise. Mais nous ne fonctionnons généralement pas comme cela. D’ailleurs c’est pour cela que je fais relativement attention à ne pas porter du bleu vif et de l’orange fluo lors de mes conférences publiques !

Une brève histoire de la mode vestimentaire

Mais même si nous avons toujours fabriqué de nouveaux vêtements, même si cela fait maintenant partie d’une dimension souvent essentielle de notre vie, ce ne fut pas toujours le cas. L’histoire du vestimentaire, et plus encore de la « mode », est en fait assez récente. Cette histoire suit les nouveautés de matériaux, et de technologies, mais surtout de système économique qui, au 17e siècle, va permettre la démocratisation de ce qui n’était que l’apanage d’une classe aristocratique : le soin et le souci portés à l’apparence vestimentaire. Le mercantilisme de ce siècle majeur permit en effet l’émergence d’une bourgeoisie qui sera la première à essayer de toujours rester « à la mode ». Une attitude dont d’ailleurs s’est moqué déjà en son temps Molière dans Le bourgeois gentilhomme1.

À partir de ce moment, nous voyons se développer rapidement ce que nous pourrions appeler des magazines de modes, notamment le magazine allemand Journal des Luxus und der Moden (Journal du luxe et de la mode, 1786) et en France le  Journal du goût ou courrier de la mode (1768). Quant à la « création de mode », son entrée sur le marché économique peut être située dans les années 1860-1870 quand l’un des premiers grands designers britanniques, Charles Frederick Worth, commença à coudre sa marque sur ses créations, fondant ainsi l’une des premières grandes maisons de couture.

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À partir du milieu du 19e siècle et de la révolution industrielle, avec le développement des empires coloniaux, la route du « monde de la mode » est toute tracée et nous conduit directement au défilé Gucci, à travers toutes les frasques et innovations vestimentaires du dernier siècle.

La mode : une philosophie ?

Ce serait cependant une erreur de voir la mode comme un épiphénomène ou comme un pure futilité vestimentaire. Son sens est beaucoup plus profond. Il procède de nombreuses nécessités : se démarquer pour s’identifier, se conformer, mais aussi se distinguer d’un passé ou d’une tradition. C’est ce qu’a remarqué le philosophe norvégien Lars Svendsen, auteur de Fashion : A Philosophy2. Ces caractéristiques associent rapidement au modernisme la croissance du souci esthétique pour le vêtement porté. Ce dernier, en donnant une force économique, en individualisant, a contribué à créer un nouveau domaine humain.

Ceci a deux implications : 

  • Premièrement, il y a donc bien une philosophie du vestimentaire, une philosophie de la mode et de la beauté. Nous pourrions même dire que la mode témoigne d’une vision du monde. Ce serait à voir, mais je pense que nous pouvons même voir une évolution parallèle de la définition de la beauté d’un côté et de la mode de l’autre côté. L’individualisation du sens esthétique en serait une marque.
  • Deuxièmement, la mode, la haute couture, quelque soit le nom que vous lui donniez, est un domaine culturel et philosophique qui va refléter la nature de nos sociétés, ainsi que son futur.

Gucci, l’indistinct et l’indéfini

Revenons-en au défilé Gucci de la collection printemps-hommes 2017. Je passe sur les matériaux, les associations de couleurs, etc. Je ne suis pas un pro de la haute couture et les quelques lectures faites en préparation de cet article ne suffisent certainement pas à dire où se trouve l’originalité Gucci. Une chose que j’ai apprise c’est que ce ne sont pas tant les habits et les pièces en soi qu’il faut regarder, mais les éléments (matériaux, couleurs, objets) et leur intégration harmonieuse et esthétique (tout du moins aux yeux de leur créateur).

Mais même en me renseignant et en hantant les sites de haute couture, je ne serais jamais critique de mode. D’ailleurs mon propos n’est pas là. Ce que je trouve fascinant dans ce défilé Gucci c’est la flagrance de la vision du monde du créateur artistique, Alessandro Michele. Ce dernier par, vision personnelle, a imprimé un androgénisme qui devient l’un des traits caractéristiques de Gucci. Mais c’est aussi ce qui fait de lui l’un des créateurs qui redéfinit la création de mode et l’esthétique. Le défilé, ci-dessous sur Youtube, dévoile cela de manière évidente. Pour ceux qui sont pressés par le temps, regardez simplement les deux dernières minutes.

Je sais que la question du « genre » (sous-entendu, sexué) est une question délicate pour beaucoup. En disant que la collection Gucci est androgénique, ce n’est pas une accusation arbitraire que je verbalise. Ce n’est pas arbitraire. Et ce n’est pas une accusation. C’est plutôt une affirmation faite par Alessandro Michele lui-même :

« Beaucoup de gens parlent de genres et de différents genres de masculinité, je ne suis pas clair au sujet de mes idées sur l‘orientation sexuelle. J‘essaie de jouer avec quelque chose qui existe. Mon idée de masculinité est la beauté, et si vous voulez être beau, vous pouvez être beau comme vous le voulez, cela ne signifie pas que vous n’êtes pas un homme ou une femme. »3

Même plus, cela ne signifie pas que la manière dont vous vous habillez vous définit. Pas plus que le genre sexué ne vous définira. C’est en tous cas ce que vous entendrez de plus en plus souvent. Et c’est là, bien sûr, qu’est le problème. Vous vous doutez que les grands magazines de mode comme Vogue, GQ et autres, ne critiqueront jamais ce trait de la mode qui tendra à se généraliser, je n’en ai malheureusement aucun doute ! Prenons quelques lignes pour réfléchir un peu plus. Alessandro Michele fait partie de ceux qui sont ardemment convaincus, comme je le suis aussi, que le sens esthétique et la beauté nous définissent comme être humains. C’est une partie constitutive de ce que nous sommes. L’humanité est, en partie, là.

Alessandro Michele nous dit que la beauté c’est ce que nous considérons de nous-mêmes. Il indique que la beauté c’est l’expérience individuelle qui est faite, en grande partie, du visuel et du toucher. Il représente en cela le point d’arrivée d’une beauté postmoderne. Mais cela conduit à une première tension qui me semble indépassable dans une telle vision. L’individualisation absolue voulue par Michele se double d’une volonté d’affirmations générales, voire universelles, concernant la beauté. Et là nous découvrons une impossibilité. Si la beauté m’est particulière à moi, parce qu’elle dépend de la construction personnelle de mon identité, notamment sexuelle (ou liée au genre), je ne peux en aucun cas appliquer cette même beauté à quelqu’un d’autre. Il se définit autrement et la beauté, pour lui, aura d’autres règles. Cette tension entre universel et particulier est palpable dans la manière dont Michele particularise la beauté, en parlant de manière exclusivement personnelle. Et si la beauté n’est pas définissable, comment alors la voir ?

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Dire par exemple de la masculinité : « C’est plein de beauté ! » ne suffit pas. Ou plutôt c’est une définition non distinguante. Il n’est pas étonnant alors que la beauté pour Alessandro Michele soit androgénique. Elle est asexuée. Je dirai même qu’elle est désincarnée. Et c’est là le problème principal. La beauté est devenue un exercice esthétique plutôt qu’une qualité humaine que nous habitons et vivons parce qu’elle nous construit. Sur cela Michele serait probablement d’accord ! Mais un autre problème apparaît…

L’abstraction de la beauté

Je sais, c’est contradictoire parce que Michele serait probablement le premier à réclamer une beauté incarnée. La beauté, c’est vous, c’est lui, c’est moi. Mais l’absence de définition de la beauté, son indifférenciation radicale, conduit ironiquement à sa désincarnation, à son abstraction. Le problème est là non plus « plastique » mais philosophique et théologique. Revenons à Michele :

« Je voulais parler d’ambiguïté parce que les choses qui sont ambiguës sont les plus belles, dit-il. C’est plus sur la beauté que sur le sexe, je suis entre les deux. Le sexe et la sexualité sont des règles que nous avons inventées, mais nous sommes des animaux, nous appartenons à la nature. »4

Nous sommes des êtres individuels et animaux. Bon, en partie, soit. Ce qui suppose en même temps une réalité biologique et personnelle. La beauté vient de ces dimensions… dont l’une est fermement congédiée par Michele. Que devient alors la beauté ? Elle devient la dimension esthétique d’être indistincts. Et dans ce cas, à son tour, la beauté ne peut que devenir qu’indistincte. Et donc désincarnée, abstraite.

En contraste avec cette vision de la beauté, la vision biblique du monde nous présente une beauté toujours incarnée, définit par une dimension personnelle, mais aussi située dans le monde et en rapport avec ce qu’elle est, par définition. La beauté, au sens biblique, prend son sens dans une relation constante entre la personne, Dieu, source de toutes choses, et l’univers créé dans lequel la beauté se voit, s’exprime, et peut se développer. Et même sauver le monde.

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Notes :
1 Molière, Le bourgeois gentilhomme, Paris, Flammarion, 2014.
2 Lars Svendsen, Fashion : a Philosophy, Londres, Reaktion, 2006.
3 Anders Christian Madsen, « gucci’s alessandro michele talks gender bending beauty », 23 juin 2015, I-D, consulté le 1 mars 2017.
4 Bethan Holt, « I never want to go out wearing something sad’ Gucci’s Alessandro Michele on bringing fun into fashion », 23 mai 2016, The Telegraph, consulté le 5 mars 2017.

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Yannick Imbert est professeur d’apologétique à la Faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence.

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