– par Y. Imbert
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Quand j’étais petit, je ne ratais jamais un dessin animé : Albator. Les aventures du corsaire (en fait, pirate) de l’espace me passionnaient. Albator a d’ailleurs eu une vie assez longue, traversant les âges et les séries télé, jusqu’à débarquer au cinéma en 2013. Ce qui est intéressant, c’est l’évolution du personnage d’Albator1.
Dans ses premières incarnations, le pirate de l’espace est profondément déçu par la Terre et par la passivité de ses habitants – ce qui ne change quasiment pas dans les suites des séries. Mais, si Albator a quitté par dépit sa planète, et s’il a cherché dans la mer des étoiles (ce que le commun des mortels appelle moins poétiquement « l’espace ») l’horizon de son futur, il n’a pas oublié la Terre. Il cherche simplement un code de vie plus élevé, plus noble que l’amorphisme de ses co-terriens. D’ailleurs ceux qui choisissent d’embarquer à bord de l’Arcadia, le glorieux vaisseau d’Albator, ne sont liés par aucun serment mais par la seule volonté de se battre pour ce qu’ils croient – le plus souvent, la liberté.
Et là, les premières versions d’Albator sont d’accord. Le pirate de l’espace est en fait un vrai samuraï, et vit de son code : droiture, courage, bienveillance, sincérité et honnêteté, honneur, loyauté. Voilà les vertus d’Albator, pour lesquelles il se bat et par lesquelles il espère défendre la Terre. Et en cela, Albator est le reflet de la société. Nous pourrions regarder aux différentes séries et voir en quoi elles font écho à la société de l’époque. Contentons-nous de faire un grand saut dans le temps et d’aller voir ce qui se passe dans l’une des deux dernières inventions visuelles d’Albator : la série Endless Odyssey (2005).
Qui est l’Albator d’Endless Odyssey ? Le samuraï de l’espace s’est lentement transformé en parfait inconnu avec lequel il est difficile de s’identifier. Soyons clair, Albator n’a plus rien à voir avec celui que nous avions connu jusque-là. Si le personnage avait parfois été un peu plus « simpliste », comme dans la ésrie CosmoWarrior Zero, il n’en restait pas moins essentiellement le même : noble, fidèle à sa parole et surtout d’une grande dignité. Honneur et respect continuaient à caractériser son éthique. Mais arrivent les années 2000, et c’est le saut dans le néant.
Dès le deuxième épisode d’Endless Odyssey, quel Albator découvrons-nous ? Celui qui n’hésite pas à abattre celui qui était venu l’arrêter. Et même avec avertissement, l’Albator des séries précédentes n’aurait jamais attaqué un homme qui n’avait pas encore l’arme à la main (même si ce policier en était à deux doigts, cf. fin de l’épisode ci-dessous). Jamais. Cela aurait été un manque d’honneur. Mais ce nouvel Albator n’en fait aucun cas. De plus, même si les Albator précédents avaient un caractère borné et décidément un peu froid (on peut compter les blagues d’Albator sur les doigts d’une demi-main), il restait profondément humain.
Mais l’humanité d’Albator disparaît totalement à partir d’Endless Odyssey. Dans cette série, tout ce qui reste du pirate au « grand cœur » (l’un des « slogans » de la série originale), c’est un « grand ego ». L’assurance et le courage ont été remplacés par la prétention et la folie. L’aspect un peu froid d’Albator est poussé à l’absurde ! Si dans Albator 78, et surtout dans L’Atlantis de ma jeunesse, nous voyons un Albator humain qui doute et souffre, il n’en est rien ici. Il ne craint rien, n’a peur de rien, ne doute jamais et, surtout, ne commet jamais d’erreur. Albator est de marbre, figé dans un état permanent de lassitude et d’autosuffisance. Même les étincelles dans l’œil, si caractéristiques d’Albator 78 que cela en devenait lassant, disparaissent, laissant place à un être qui ne cillera jamais.
De là à conclure qu’Albator en a perdu son âme, il n’y a qu’un pas. Certains diront qu’Albator n’est plus l’homme réfléchi qu’il était. C’est en réalité tout à fait l’inverse : Albator est devenu l’homme qui n’a que sa raison, et qui n’a rien d’autre à quoi s’ancrer. Il est devenu l’homme fou que décrivait G. K. Chesterton : « Le fou n’est pas celui qui a perdu sa raison. Le fou est celui qui a tout perdu sauf sa raison. »2 Le fou, c’est celui qui n’est que raison et qui a perdu tout le reste. Comme Albator.
Ce changement d’un Albator finalement stoïque mais humain en un Albator plus « programme informatique » qu’être humain nous apprend beaucoup de choses au sujet de notre société, voire de notre humanité. En commençant par la tendance de la société contemporaine à tout vouloir « machiniser » et automatiser. La conclusion dramatique, c’est que l’homme moderne s’est trouvé au milieu d’une grande absence et d’un vide de valeurs. Il ne lui restait plus rien à fixer à l’horizon, plus même des rêves ou des idéaux. Car si la raison moderne était convaincue de pouvoir trouver, par la science ou d’autres moyens, la planète idéale, la période postmoderne, en déconstruisant tout espoir, a laissé l’être humain en face de lui-même. Les déconstructions entreprises par la philosophie postmoderne allaient avoir raison de l’humanité : de sa raison, de son imagination, et de toute possible code de conduite.
L‘être humain est fatigué de lui-même. Nietzsche s’en lamentait déjà. La période postmoderne nous abandonna un être humain désabusé, cynique comme il ne l’avait jamais été auparavant. Dans Endless Odyssey, Albator est devenu le cynique blasé si caractéristique de notre monde. Notez que ce cynisme n’est pas une méfiance prudente conduisant vers la sagesse3, mais un doute absolu, destructeur. Albator est le reflet d’une société qui pense avoir tout essayé et qui, fatiguée de chercher, a condamné toute tentative d’amélioration : science, politique, religion, tout est passé au crible du cynisme le plus radical.
Tout est dit. Il n’y a plus de Liberté, ou de Justice. Il n’y a qu’une pluralité de liberté(s) ou de justice(s) vécues par l’individu. Ce qui compte : c’est moi. Albator n’a plus aucun but et en est donc réduit à trouver une motivation dans un hypothétique serment fait à un « ami » qu’on sait bien être Toshirō4. Et il ne faut pas compter sur la dernière version d’Albator (film de 2013), pour redresser la barre. Dans les premières minutes, le capitaine n’hésite pas à jeter par-dessus bord ceux qui donnent une réponse qu’il n’apprécie pas. Vous voulez monter à bord de l’Atlantis pour la gloire : jeté par-dessus bord. Vous voulez rejoindre Albator pour vous en mettre plein les poches : jeté par-dessus bord. En clair : Albator a perdu toute qualité morale. Il est devenu l’ombre de lui-même.
Nous voulons maintenant des héros qui soient à notre image. Et bien c’est tragiquement le cas. Le héros ne nous montre plus ce que nous pouvons être, il montre ce que nous sommes déjà devenus. Le héros a cessé d’être porteur d’espoir, il est simplement le reflet de nos échecs. Et pourtant cet aspect plus « ténébreux » d’Albator semble être reçu de manière positive ! Il serait soit-disant plus mature, psychologiquement plus complexe, plus abouti. Oui, parce qu’un héros qui suit loyalement son code de conduite ne pourrait être qu’artificiel ! Un héros loyal, fidèle, qui se bat pour des « valeurs »… quelle naïveté ! Par contre le cynique invertébré qu’est celui d’Endless Odyssey reçoit nos louange. Étrange héros que celui qu’a choisit notre société.
L’évolution de la société qu’Albator représente n’est cependant pas une fatalité. Il est possible de faire le chemin inverse et de prendre une autre direction. Il est vrai que l’être humain ne peut faire ce chemin inverse par ses propres forces. À l’image d’Albator, si nous nous appuyons seulement sur nous-mêmes, nous ne pourrons que revenir à notre point de départ, cette planète terre soumise à la destruction, à la servitude et à la corruption humaine. Mais le changement de cœur, la conversion de notre personne, est offert et promet non seule ment un renouvellement personnel, mais un germe de renouveau dans notre société.
Mais il y a un autre Albator, le modèle du « pirate ontologique », celui qui peut suivre pleinement sa propre volonté, celui qui peut apporter une libération totale. Il s’agit de nul autre que Christ, le corsaire divin dont un éventuel drapeau à la tête de mort proclamerait que même la mort a été vaincue, celui qui nous invite à monter dans le vaisseau éternel de la liberté et à laisser vengeance et amertume derrière nous pour naviguer avec lui dans un royaume infini. Et celui-là peut-être le modèle d’une société humaine !
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Notes :
1 Cet article est une reproduction partielle d’un petit ouvrage que j’ai publié aux Editions Kerygma Albator, pirate ou prophète ?, 90 pages, 5€. Si vous désirez vous le procurer, merci de laisser un commentaire ici sur Visio mundus.
2 G. K. Chesterton, Orthodoxie, Paris, Gallimard, 1984, p. 27.
3 Dick Keyes a bien montré qu’une forme de cynisme est légitime, car il nous permet de voir à travers les « masques » et les artifices qui voilent la réalité. Cf. Dick Keyes, Seeing Through Cynicism : A Reconsideration of the Power of Suspicion, Downers Grove, IVP, 2006.
4 Toshirō fut le meilleur ami d’Albator avant d’être transféré dans l’ordinateur de l’Arcadia après sa mort.
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Yannick Imbert est professeur d’apologétique à la Faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence.
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