Dieu est-il contre les impôts ?

par Vincent M.T.

« Il n’y a que deux choses certaines dans ce monde : la mort, et les impôts« .

Ces mots de Christopher Bullock, rendus célèbres par Benjamin Franklin, expriment bien cette réalité, souvent pénible, qui nous touche tous plus ou moins. Et encore, certains prétendent qu’on peut échapper à la mort.

Quoi qu’il en soit, même si la formulation du titre de cet article est un peu humoristique, la question n’est pas triviale, car elle implique des enjeux politiques forts si Celui qui gouverne l’univers doit servir de référence. Quelle est la position de Jésus : conservateur, ou libéral ? Et s’il y avait une troisième voie ?

Impôts et percepteurs

Jésus fréquente sans problème les « publicains », c’est-à-dire ceux qui s’occupent de percevoir les taxes de type telos, sur les biens et services : l’apôtre Matthieu est un « telónés » (publicain), Zachée est un « architelónés » (chef des publicains). Comme pour les huissiers aujourd’hui, ils étaient généralement peu appréciés par la société, d’autant que certains, comme Zachée, abusaient de leurs fonctions pour se remplir les poches.

Jésus souligne parfois cette aversion populaire dans ses enseignements (Mt 5.46, 18.17), mais pour sa part, il n’hésite pas à manger avec eux. Ils ne ferme pourtant pas les yeux sur leurs pratiques : « N’exigez rien de plus que ce qui vous a été ordonné« , leur commande-t-il (Lc 3.13). En effet, c’est pour des gens comme eux qu’il est venu, des gens qui, conscients de ne pas être « quelqu’un de bien », sont prêt à recevoir l’Évangile, contrairement à ceux qui se justifient par leur vision du monde religieuse, politique ou philosophique (Mt 21.32).

Outre le telos, existe un autre type d’impôt, plus polémique. Il s’agit d’un tribut, qui existait alors sous deux formes : celui versé au Temple et celui versé à César. Or justement, les auteurs néotestamentaires nous rapportent un enseignement de Jésus sur chacun d’entre eux.

Le tribut à César

L’Empire Romain imposa un tribut visant exclusivement les juifs de l’Empire, et qui constitua le fiscus judaicus, trésor créé pour l’occasion. Bien qu’étant d’un montant égal à celle destinée au Temple (un demi-sicle, soit deux jours de salaire), cette taxe était particulièrement honnie par le peuple juif, et pour plusieurs raisons :

  • Elle avait été instituée en réprimande suite à la révolte juive de 66 à 73 avant J.C., et symbolisait donc le refus Romain de la souveraineté nationale pour les juifs,
  • Elle s’appliquait à tous les juifs (hommes, femmes et enfants) et pesait donc beaucoup plus sur chaque famille que le tribut versé au Temple,
  • Quiconque renonçait au judaïsme en était exempté, ce qui en faisait une mesure de discrimination religieuse,
  • L’argent collecté servait en partie aux cultes polythéistes, donc à « l’idolâtrie ».
Recto et verso d’un demi-shekel, ou « tetradrachme ».

Historiquement, ce genre d’impôt (appelé « impôt par tête » ou « capitation ») conservent une symbolique très négative, synonyme d’occupation, de colonisation, et d’impérialisme. Depuis Tertullien, un théologien berbère du 2e-3e siècle, jusqu’aux révolutionnaires de la Boston Tea Party, on a considéré que c’était un signe d’esclavage. Ce fut souvent un motif invoqué pour refuser de le payer.

Bien qu’ayant quasiment disparu depuis le 19e siècle, le ressentiment que cet impôt peut provoquer reste fort, même si les enjeux de souveraineté nationale et de religion n’y sont plus attachés. A titre d’exemple, dans les années 90, Margaret Thatcher, alors Premier Ministre d’Angleterre, a institué une capitation, la « Community tax » (supprimée depuis), et il semble bien que ce fut un des facteurs principaux dans sa déchéance politique. En France, la TVA est critiquée pour la même raison, mais le ressenti est moins fort du fait que c’est une taxe indirecte, donc moins visible.

Voyons quel discours les Évangiles de Matthieu (ch. 22), Marc (ch. 12) et Luc (ch.20) nous rapportent sur cet impôt :

[Les principaux sacrificateurs et les scribes] se mirent à observer Jésus ; et ils envoyèrent des gens qui feignaient d’être justes, pour lui tendre des pièges et saisir de lui quelque parole, afin de le livrer au magistrat et à l’autorité du gouverneur. Ces gens lui posèrent cette question :

Maître, nous savons que tu parles et enseignes droitement, et que tu ne regardes pas à l’apparence, mais que tu enseignes la voie de Dieu selon la vérité. Nous est-il permis, ou non, de payer le l’impôt à César ?

– Question piège ! Dans ce contexte, si Jésus répond « oui », il aura l’air d’approuver l’occupation Romaine, s’il répond « non », il risque d’être arrêté par les autorités romaines et mis à mort pour sédition. –

Jésus, apercevant leur ruse, leur répondit :

Montrez-moi un denier. De qui porte-t-il l’effigie et l’inscription ?

De César, répondirent-ils.

Alors il leur dit:

Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.

Jésus est-il en train de dire qu’il faut continuer de payer les deux tributs ? Pour le savoir, penchons-nous sur l’autre passage qui traite de la question.

Le tribut au Temple

Celui-ci est mentionné dès l’Ancien Testament (Ex 30.11-16) : tout homme de plus de 20 ans devait payer chaque année un demi-sicle pour « racheter son âme au Seigneur » (voir aussi Nb 31:50), c’est-à-dire pour financer le fonctionnement et l’entretien du Temple, puisque c’est là qu’avaient lieu les sacrifices d’expiation.

En effet, Dieu punit le péché par la mort, mais au rythme où les humains font le mal, il n’y aurait plus personne. Aussi, il a consenti pendant un temps à ce que la mort méritée par un humain soit reportée sur un animal, et le sacrifice devait avoir lieu au Temple. C’est aussi pourquoi Jésus chasse les marchands du Temple et y fait cesser toute activité : il établira lui-même le nouveau Temple (l’assemblée des chrétiens), et sera lui-même le dernier sacrifice.

Étrangement, le passage de l’Ancien Testament qui prescrit cette taxe insiste sur ce que l’on reproche généralement aujourd’hui à ce genre d’impôt, c’est-à-dire qu’il ne tient pas compte des revenus de chaque personne : « Le riche ne donnera pas plus, et le pauvre ne donnera pas moins » (v.15). Néanmoins, c’était la seule contribution imposée dans ce cas-là, et dans ce contexte la taxe est conçue comme un acte de rachat de la personne vis-à-vis de Dieu : l’égalité de la somme reflète ainsi l’égalité des personnes devant Dieu.

On rencontre cet impôt dans l’Évangile de Matthieu (ch. 17, v. 24 à 27) :

 Lorsqu’ils arrivèrent à Capernaüm, ceux qui percevaient l’impôt annuel s’approchèrent de Pierre et lui dirent:

«Votre maître ne paie-t-il pas l’impôt annuel ?».

– De nouveau, la question n’est pas innocente, on est en terrain miné. La taxe du temple ne faisait pas l’unanimité à l’époque, et divisait notamment les deux groupements auxquels Jésus et ses disciples sont constamment confrontés, les Sadducéens (globalement pour la taxe) et les Pharisiens (globalement contre la taxe). –

«Si», dit-il.

Quand il fut entré dans la maison, Jésus prit les devants et dit :

«Qu’en penses-tu, Pierre ? Les rois de la terre, de qui perçoivent-ils des taxes ou des impôts ? De leurs fils ou des étrangers ?»  

Il lui dit :

«Des étrangers».

Jésus lui répondit:

«Les fils en sont donc exemptés. Cependant, pour ne pas les choquer, va au lac, jette l’hameçon et tire le premier poisson qui viendra; ouvre-lui la bouche et tu trouveras de l’argent. Prends-le et donne-le-leur pour moi et pour toi.»

Ici, Jésus précise que bien qu’il est exempté du tribut, mais qu’il la paye « pour ne pas choquer » – littéralement, pour ne pas les faire trébucher dans leur foi. Il ne s’agit donc pas d’être politiquement correct, mais de ne pas montrer un exemple qui risquerait d’être mal suivi. En effet, si Jésus ne paye pas le tribut, certains seraient tentés de penser qu’il ne respecte pas la Loi biblique, et qu’elle ne s’applique donc à personne – ou en tous cas que c’est ce qu’il proclame – alors que c’est tout l’inverse. Jésus n’est pas venu pour abolir la Loi, mais pour l’accomplir (Mt 5.17).

Cependant, notez que l’argent miraculeusement pourvu servira aussi pour Pierre, ce qui tend à indiquer que tous les disciples de Jésus, devenus grâce à lui des fils de Dieu (comme il le dit bien par ailleurs), sont eux aussi exemptés du tribut au Temple. Ce n’est donc pas cela qu’il faut « rendre à Dieu ».

Alors, que rendre à Dieu ?

Jésus ne doit pas la taxe du Temple, mais il la paye au moyen d’un miracle. Il accepte la taxe impériale, mais en profite pour indiquer que Dieu aussi, et surtout Lui en fait, réclame son dû aux humains. En agissant de la sorte, il respecte et subvertit à la fois la culture fiscale, politique et sociale de son époque, refusant de rejoindre les positions pré-établies par les parties en présence.

Jésus respecte et subvertit à la fois la culture fiscale, politique et sociale de son époque

Le tribut à César inspirait un fort sentiment d’injustice et d’infériorité aux juifs. Pourtant, leur véritable Seigneur ne s’intéressait pas à leurs possessions, mais à leur personne, et c’est plus qu’un réconfort : c’est un exemple. Comme le rappellera également Jésus, on ne peut servir deux maîtres, Dieu et l’argent : on aime l’un et on méprise l’autre.

Revenons-en, enfin, à la démonstration de Jésus : il demande à l’effigie de qui les pièces sont frappées, et en déduit qu’elles appartiennent à cette personne. Les propriétaires ont bien tendance à poser leur marque sur ce qui leur appartient. Or, les êtres humains créés à l’image de Dieu, ils en portent l’effigie. Il s’agit donc de se rendre soi-même à Dieu – voilà le véritable impôt qui nous est réclamé. Et tout comme pour Pierre, il n’est possible de s’en acquitter que par l’intermédiaire de Jésus : son sacrifice est le miracle qui nous donne de quoi payer.

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