Quand l’auteur se livre : Mein Kampf, La Bible, etc.

– par Vincent M.T.

Récemment, j’ai acheté Mein Kampf. Il existe plusieurs versions, j’ai choisi l’intégrale, celle des Editions Latines, avec une couverture orange, éditée à l’époque en France pour alerter des dangereuses intentions d’Adolf Hitler. Elle comporte d’ailleurs aujourd’hui une préface obligatoire, qui reprend les textes de loi sur l’incitation à la haine.

J’ai aussi acheté un guide de lecture, « Tout sur Mein Kampf« , de Claude Quétel. En dix courts chapitres qui répondent chacun à une question, cet auteur replace le livre dans son contexte historique et propose une brève analyse du contenu en lien avec les tristes suites que nous connaissons. La lecture est fascinante, particulièrement pour notre époque pleine de résurgences populistes, mais ce n’est pas le sujet ici.

Pourquoi ne pas lire directement, et seulement, Mein Kampf ? Et bien, essayez, et vous comprendrez. C’est un livre fastidieux à lire – et ce, malgré la traduction, qui l’a considérablement amélioré. Le style est pauvre, comme la réflexion ; les digressions abondent, et l’ennui s’installe. On en vient à se demander pourquoi on a voulu lire ce livre. On est tenté de refermer ce monstrueux pavé, et l’envoyer prendre la poussière quelque part.

Le problème de ce choix, c’est que c’est précisément ce qu’ont fait la majorité des gens au moment où ce livre a été publié. Après une ou deux pages, c’était terminé. Les rares courageux qui l’ont lu y ont discerné, si ce n’est les atrocités à venir, en tous cas les intentions funestes de l’auteur, et son effroyable vision du monde, qui y mèneraient. Malgré cela, certains d’entre eux ont cru qu’une fois arrivé au pouvoir, le jeune autrichien se calmerait. D’autres ont trouvé ces élucubrations trop grossières pour les prendre au sérieux. Seule une minorité a tenté d’alerter l’opinion publique, en vain.

Quel rapport entre Mein Kampf et la Bible ?

Certes, les deux parlent beaucoup des juifs.

Et certes, Mein Kampf était destiné à devenir la « nouvelle Bible », le livre de référence, du peuple Allemand. On l’offrait pour les mariage, chaque bibliothèque et chaque famille devait en avoir une copie, c’était un livre « sacré » – au point qu’à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, de nombreux Allemands ont instinctivement préféré l’enterrer ou le cacher plutôt que le détruire.

Le parallèle va-t-il plus loin ? La Bible serait-elle, elle aussi, un livre fastidieux à lire, plein d’horribles doctrines, et qu’on ne devrait s’infliger que pour mieux combattre ceux qui fondent leur foi dessus ?

C’est ce que pensent certains, mais ceux-là ont rarement le courage que réclame leur opinion, et ils ne lisent pas la Bible. Quand bien même ils la lisent, ils négligent de la remettre dans son contexte vieux de plusieurs millénaires, et n’y trouvent que ce qu’ils en pensent déjà, c’est-à-dire ce que l’opinion majoritaire, médiatique et mésinformée, leur a inculqué depuis l’enfance. Ils gagneraient à lire accompagnés par un guide fiable – textuel ou humain.

Mais, aussi important qu’il soit de réfuter cette propagande, ce n’est pas de ça que je veux parler aujourd’hui.

Au diable l’auteur ?

Je débattais avec mon père, qui m’opposait ce lieu commun a propos de la poésie : si l’oeuvre est belle, et convaincante, peu importe qui l’a écrite. Et pour appuyer sa position, il cita les paroles d’Alphonse Allais qui voulait résoudre un débat sur la paternité des œuvres de Shakespeare :

« Shakespeare n’a jamais existé. Toutes ses pièces ont été écrites par un inconnu qui portait le même nom que lui. »

Pourtant, personne ne dirait « Peu importe qui a écrit Mein Kampf ».  Pas plus qu’on ne pourrait le dire pour Das Kapital, ou même La Légende des Siècles. Parce que tout auteur se cherche et se livre, lui et sa vision du monde, dans ses œuvres, on ne peut tout simplement pas séparer les deux.

Tout auteur se cherche et se livre, lui et sa vision du monde, dans ses œuvres

On ne pourrait pas même séparer les grands philosophes grecs de leurs écrits car chacun tient des positions motivées par des croyances qui dépassent ce monde. Deux exemples parmi tant d’autres :

  • Platon croyait en un « monde des idées », d’où viendraient les âmes avant la naissance, et dont elles tireraient une connaissance instinctive des concepts comme le bien, le mal, la justice, etc. Sans cette origine commune, pas de morale objective et connue de tous !
  • Socrate a accepté d’être condamné à mort par sa ville en partie parce qu’il croyait qu’il rejoindrait un genre de paradis, un lieu où il serait jugé (et acquitté, bien sûr) par les grands hommes de l’histoire, pour ensuite passer l’éternité avec eux.

Leurs œuvres reflètent ces visions du monde, et leurs doctrines ne tiennent pas sans cet arrière-plan.

Manger des pommes

Or une vision du monde ne se construit pas, ce n’est pas une machine bien huilée. Elle se développe plutôt de façon naturelle, comme un arbre, plantée en nous par nos parents. On a beau tailler un pommier comme on veut, ça reste un pommier. Si on veut des poires, il faut déraciner le pommier et planter un poirier à la place. Car contrairement aux pratiques possibles dans la culture des plantes, la cohérence que cherche l’esprit humain interdit les greffes.

Lire un livre, et plus largement s’exposer à une oeuvre culturelle, c’est un peu comme manger des pommes. Cela n’a pas de sens de dire « Peu importe l’arbre, du moment que les pommes sont bonnes ! », car seuls les pommiers donnent des pommes. Et même si on voulait étendre la métaphore, il ne serait pas très pertinent de dire « Peu importe l’arbre, du moment que les fruits sont bons », sachant que tous les arbres ne portent pas de fruits, et que bien d’autres facteurs contribuent à la production de bons fruits (comme le sol, la météo, etc.). Il y a des prérequis de base pour obtenir une bonne pomme, ou un bon fruit, tout n’est pas sans importance.

Une jeune enfant adopte automatiquement la vision du monde de ses parents, puis, généralement, la vision du monde majoritaire de sa culture. Les artistes en particulier portent les visions du monde qu’ils captent dans leur culture, et ils les diffusent, contribuant à les renforcer ou les affaiblir selon les époques.

Voilà pourquoi il est important de savoir qui est l’auteur, et quelle est son intention.

C’est aussi pourquoi il est important de se renseigner au mieux sur des livres qui véhiculent une idéologie aussi influente que celle exprimée dans Mein Kampf, ou la Bible. Car même si tout le monde n’a pas lu ces livres, des idées qui en dérivent continuent de nourrir des manières de penser dans nos sociétés.

Question critique

Reste le problème de la critique. Lire Mein Kampf et la Bible implique d’en ressortir avec un avis critique. Bien sûr, chacun d’entre nous trouverait légitime de juger ces livres sur la base de notre propre vision du monde – bien que nous n’ayons probablement jamais cherché à la clarifier, à en vérifier la cohérence, ou à en éprouver la pertinence. C’est peut-être même plus un prototype d’idéologie qu’une véritable vision du monde. Quand bien même, cela resterait problématique.

Pourquoi ? Imaginez que la personne qui veut juger la Bible, ou n’importe quel autre livre, ait une vision du monde inspirée de Mein Kampf. Bonjour le biais ! Il en va de même pour toutes les visions du monde : elles n’ont aucune légitimité à servir de base pour juger d’autres visions du monde. Il faudrait avoir une compréhension parfaite et exacte de la réalité, bref, détenir LA vérité, pour pouvoir faire ça. Et qui sait, peut-être quelqu’un a cette chance, mais la plupart d’entre nous reconnaissons volontiers nos limites et nos doutes vis-à-vis de nous-mêmes, de notre capacité à connaître et à juger.

Le seul moyen d’évaluer légitimement une vision du monde, ce sont ses propres principes.

J’ai une fois suivi un cours de communication numérique où le professeur projetait une présentation à l’écran. Parmi les premiers principes enseignés, il y avait celui-ci : ne pas surcharger les slides avec des tonnes de texte, et ne pas lire ces pâtés à son audience. Il se trouve que la présentation de ce professeur était un enchaînement de slides surchargés, et qu’il a passé son cours à nous les lire. Vous imaginez bien qu’il a très vite perdu toute légitimité auprès de ses étudiants.

Il faut évaluer une vision du monde de l’intérieur, comme on évaluerait le cours d’un professeur de communication, ou un manuel sur l’art d’écrire des manuels : leur cohérence interne est le premier indice ; le second, c’est leur cohérence avec la réalité (car ils peuvent enseigner des choses cohérentes, mais qui ne sont pas vraies, qui ne rendent pas compte de la complexité, ou de la simplicité, de la vie).

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