Anxiété et espérance

– par J. Hanley

En janvier 2017, j’ai visité une exposition, à Paris au musée de l’Orangerie, intitulée « La peinture américaine des années 1930, The Age of Anxiety ». Je voulais visiter cette exposition car je savais que j’y trouverais matière à réflexion dans le cadre du cours d’apologétique que je suivais à la Faculté Jean Calvin.

En effet, la doctrine de la création–chute–rédemption y était évoquée de manière souvent explicite, dans le contexte d’une société où tout était « encadré par la foi chrétienne » alors que les hommes et les femmes qui la composaient cherchaient un chemin pour se débarrasser des aspects les plus restrictifs que cette foi ou, en tout cas, pour se donner les moyens de la critiquer en raison de la profonde désillusion de l’époque quant aux espoirs nourris dans la période de prospérité après la Première Guerre Mondiale. Ce schéma d’espoir suivi de désillusion, que l’on retrouve à différents moments de l’histoire moderne, notamment depuis le début du XXe siècle, peut être considéré comme un petit reflet du grand schéma création-chute en Éden du récit biblique de la Genèse.

L’art américain des années 30 – The Age of Anxiety

Cette exposition était organisée en partenariat avec The Art Institute de Chicago, et avait pour but de documenter une période particulièrement difficile mais culturellement féconde, autant en Europe qu’aux USA.

En intitulant l’exposition The Age of Anxiety, les organisateurs situaient d’emblée le propos dans la sphère du ressenti. L’anxiété dont il est question est celle des artistes, mais également celle de leurs sujets. Elle est aussi l’anxiété des visiteurs des galeries et musées ou ces œuvres sont exposées pendant les années 30. Cette anxiété est due à différents facteurs, principalement liés aux circonstances historiques : la prospérité économique reconstruite après la Première guerre mondiale a disparu avec le krach boursier de 1929. Le désarroi économique se traduit par une très grande précarité aggravée par les circonstances climatiques du Dust Bowl. En politique, l’Amérique n’échappe pas aux remous provoqués par la montée du fascisme et du communisme. Les tensions raciales et les luttes entre la société moralisatrice bien-pensante d’une part et les partisans d’une libération des mœurs d’autre part contribuent grandement à cette anxiété.

Mais il nous faut limiter le discours, car traiter de l’anxiété dans la peinture de cette époque dépasserait trop les limites de ce post. J’ai donc choisi d’aborder l’anxiété portée en particulier par la désillusion observable dans plusieurs de ces tableaux.

Le lien entre cette désillusion des années 30 et la chute dans le récit biblique est explicite. L’organisatrice principale de l’événement, Judith A. Barter, conservatrice spécialisée en art américain à l’Art Institute of Chicago, intitule l’introduction au catalogue de l’exposition « l’Amérique après la chute » et écrit :

« La « chute » dont il est question ici renvoie au krach boursier du 29 octobre 1929, mais aussi à la perte de l’innocence de toute une génération d’Américains qui s’est sentie chassée du paradis terrestre américain après avoir perdu son emploi, sa maison, ses économies et sa dignité. Jamais la nation américaine n’avait connu une telle désillusion, qui détruisait la « Cité sur la colline » [City on a Hill] c’est-à-dire ses rêves utopiques d’égalité des chances, de progrès et d’espoir. » [1]

Au-delà d’un rapport au schéma création–chute, certains des tableaux de cette exposition s’inscrivent dans une tentative de restauration ou de rédemption. Mais dans l’ensemble, la désillusion exprimée par les artistes ne laisse pas beaucoup de place à l’espoir, si ce n’est que de nombreux tableaux conservent une dimension pédagogique, notamment en avertissant des dangers d’une catastrophe écologique et en pourfendant l’hypocrisie de la société bien-pensante.

Les valeurs

Le tableau clou de cette exposition était sans doute le célèbre American Gothic de Grant Wood. Déjà abondamment commentée et interprétée, cette œuvre interpelle l’observateur par la tension qu’elle exprime entre les valeurs traditionnelles rurales qu’elle semble représenter et la froide superficialité qui s’en dégage avec une observation plus attentive.

L’architecture de la maison en bois derrière le couple, conjuguée au titre de l’œuvre, est une piètre imitation des grandes cathédrales gothiques en Europe. Les connotations religieuses de l’ensemble sont accentuées par l’ogive presque ecclésiale de la fenêtre en arrière-plan et l’aspect vestimentaire endimanché des personnages. Mais les visages sombres et l’austérité du couple provoquent un malaise qui dément la chaleur et la sécurité des valeurs traditionnelles chères aux habitants de ce genre de petit bourg américain.

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Avec cette œuvre, Wood montre ce qu’il considère de toute évidence comme un masque sur le visage de la société : la rigueur morale, le travail des champs, l’austérité prônée comme un style de vie quasi religieux – toutes ces valeurs semblent factices.

La nature et le sol

Peint l’année après American Gothic, la toile de Grant Wood intitulée Fall Plowing représente une vision presque idyllique de l’agriculture. La nature y est montrée domptée par l’homme, scarifiée en lignes régulières par une charrue anachronique (les tracteurs étaient déjà courants) et prête à produire une nouvelle récolte.

Cette vision pastorale idyllique trouve rapidement un pendant plus sombre, notamment, par exemple, dans la toile d’Alexandre Hogue Erosion N°2–Mother Earth Laid Bare, peinte en 1936, où l’on voit une terre infertile et polluée représentée sous la forme d’une femme nue couchée, comme violée par la charrue rouillée du premier plan. En 1936, le premier épisode catastrophique du Dust Bowl a gravement affecté une terre déjà blessée par une agriculture inconsidérée. Beaucoup de fermiers, dont l’idéal pastoral était sous-tendu par l’éthique protestante du travail et par le mandat culturel de la Genèse, biblique mais mal compris, perdent leurs terres et, désillusionnés, s’enfuient vers les taudis des abords des grandes villes.

L’industrie et le progrès

Les différentes formes de l’industrie, du commerce et du travail avaient dynamisé le monde occidental après la Première guerre mondiale. L’être humain semblait promis à un avenir radieux grâce aux progrès technologiques et à l’ingénierie. Or, après la « chute » du krach de 1929, ces grandes espérances se sont évaporées. Malgré le programme gouvernemental du New Deal grâce auquel de nombreux chômeurs retrouveront une activité, l’illusion d’une progression continue de l’humanité a été perdue.

Deux toiles de Charles Sheeler expriment ce malaise d’une activité industrielle pleine de mouvement mais déshumanisée. Classic Landscape (1931) subvertit la tradition du paysage pastoral en montrant des constructions de béton avec une cheminée polluante et une voie de chemin de fer, mais laisse une impression de vide en raison de l’absence totale d’êtres humains. La pièce mécanique monumentale de son Suspended Power (1939) accentue la petitesse et la fragilité de l’être humain qui ne maîtrise plus le monde de l’industrie qu’il a crée. De créateur, l’homme est devenu petit esclave de sa création après la chute, comme les ouvriers qui s’affairent sous l’hélice ou la mèche à percer massive suspendue au-dessus de leurs têtes.

Autres sources de désillusion

L’art américain des années 30 exprime trop de sources de désillusion pour toutes les détailler ici. La ville, refuge des agriculteurs précarisés et des immigrés de toutes origines, est montrée par Joe Jones comme un lieu d’ennui et de racisme dans Roustabouts (1934). Le célèbre Edward Hopper la montre comme un lieu de solitude nostalgique dans Early Sunday Morning (1930) en la peignant déserte. Le même Hopper peint les lieux et les symboles mythiques de l’Amérique, comme le cinéma et l’automobile, mais les prive de présence humaine ou les assortit d’ennui et de menace, comme dans New York Movie (1939) ou Gas (1940). L’automobile, symbole du progrès, est également montrée sous son angle mortifère par Grant Wood dans Death on the Ridge Road (1935).

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Même les valeurs familiales de l’église et de la religion sont démasquées. Dans Church Supper (1933), Paul Sample montre le malaise suscité par l’arrivée d’une jeune citadine habillée à la mode pendant un repas de paroisse. L’attention des hommes est toute focalisée sur la belle « starlette » alors que les femmes de la paroisse sont montrées crispées et pleines de désapprobation.

Le lendemain

Une des sources de désillusion les plus poignantes de cette exposition étaient le désespoir suscité par le passage du temps. Alors que le rêve américain (et le rêve du monde occidental de l’époque) est fondé sur le progrès de la société et une vision idéaliste de l’être humain, les années 30 voient apparaître une vision désabusée de l’écoulement du temps. Il n’est plus possible d’espérer que demain sera meilleur qu’aujourd’hui.

La toile d’Helen Lundberg Double Portrait of the Artist in Time (1935) montre l’artiste en petite-fille au premier plan, lumineuse et pleine de promesse, alors qu’un autre autoportrait la montre en femme mûre, fanée et désabusée dans un encadrement sur la paroi du fond. L’ombre portée par la petite fille sur la femme plus âgée souligne que le temps n’a pas tenu ses promesses et que l’auto-perception est venue trop tard.

Encore plus terribles, les peintures du mal-nommé Ivan Albright sont des portraits de personnages défigurés par le temps, avec des têtes qui ne sont que crânes en puissance. Son huile And Man Created God In His Own Image exprime bien sa vision d’une humanité qui a perdu toute sa beauté naturelle et spirituelle, selon toute probabilité de son propre fait.

 

Pourquoi cet intérêt pour l’art de cette époque ?

Un élément de réponse immédiat à cette question se trouve certainement dans l’esthétique facile et accessible de beaucoup des tableaux comme ceux de Wood ou de Hopper. Mais de manière plus profonde, l’observateur du XXIe siècle est saisi par la pertinence et la contemporanéité de la désillusion exprimée par ces toiles. Le rétablissement économique après les conséquences désastreuses du krach de 1929 fut interrompu par la Seconde guerre mondiale.

Après la guerre, les Trente glorieuses revivifièrent l’espoir dans le progrès humain, en tous cas en Europe et en Amérique. Mais la crise pétrolière des années 70 vint interrompre cette période de progrès. Malgré une courte accalmie après la guerre du Vietnam, la fin du XXe siècle connut une succession de conflits, mais la plupart n’affectaient le monde occidental que de manière tangentielle. Depuis l’irruption des terrorismes dans les premières années du XXIe siècle, les pays occidentaux se sentent à nouveau au cœur des tourmentes nationalistes politiques. Ainsi, l’anxiété et la désillusion continuent de guetter nos contemporains, y compris en France, et chaque période de « créativité » cède la place à une nouvelle chute.

Dans le schéma biblique, les éléments création et chute précèdent le dénouement : la rédemption. L’absence de l’espérance en une rédemption ne pouvait pas échapper au visiteur de cette exposition. Ces nombreuses toiles étaient autant de bonnes questions, des interrogations justifiées. Le chrétien soupire après une expression artistique qui apporte des réponses qui soient tout aussi bonnes et justes.

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Notes :

[1] Judith A. Barter, éd., La peinture américaine des années 1930 – The Age of Anxiety, Paris, Hazan, 2016, p. 14.

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