Godspeed, « Luciferian Towers ». L’espérance dans la fin du monde

– par Y. Imbert

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Mardi, 5h45. La journée commence avec un café poivre-cardamome, et le dernier album de Godspeed You! Black Emperor, baptisé Luciferian Towers. Avec ce groupe, je me prépare au retour de l’Apocalypse. Et là, que sort des enceintes ? Une longue plage sonore. Typique. Mais au lieu de la désagrégation du monde, c’est une reconstruction qui est propulsée dans mon bureau. Et ça, c’est pour le moins inhabituel. Voir même franchement étrange.

Parce que Godspeed, ce n’est pas qu’un son, c’est une vision du monde pétrie de justice sociale et de demandes semi-anarchistes, le tout enrobé de symboles et de dénonciations sans concessions. Par exemple leur album Yanqui U.X.O. évoquait dans la jaquette accompagnant le lien potentiel entre les quatre plus grands labels de musique et les plus importants fabricants d’armes. Godspeed, c’est un superhéro de la justice social à qui on a donné des guitares au son distendu, des cornemuses occasionnelles, des bouteilles de verre et des boîtes en métal recyclées en guise de batterie. Sans oublier des plages son liant prédication exaltée, discours de la fin du monde, et critique radicale du gouvernement. L’ouverture émotive de F#a# ∞, le premier album de Godspeed, est symbolique :

La voiture est en feu et il n’y a pas de roues

et les égouts sont pleins de la boue de milliers de suicides solitaires

et un vent sombre souffle

Le gouvernement est corrompu

Et nous sommes tellement drogués

Avec la radio allumée et les rideaux tirés

Nous sommes pris au piège dans le ventre de cette horrible machine

Et la machine saigne à mort

Le soleil est tombé

Et les panneaux publicitaires témoignent tous

Et les drapeaux sont tous morts au sommet de leurs mâts 

Et ça disait :

Les bâtiments se sont effondrés

Des mères agrippant des bébés

Choisis dans les décombres

Et tirant leurs cheveux

L’horizon était beau, en feu,

Tout le métal tordu s’étendant vers le ciel

Lavé dans une mince brume orange

Et lorsque la brume orange se dissipe, Godspeed ne nous donne plus qu’un monde en ruine dans lequel nous aurons tous disparus. Ou du moins c’est l’émotion constante que nous donne le son de Godspeed mêlant effondrement urbain, guitares en délire, et prophéties sociales.

Godspeed, c’est la fin du monde. C’est un peu comme toucher la Dernière Bombe de l’histoire, juste avant qu’elle n’explose.

L’album Allelujah! Do not Bend! Ascend manifeste le dialogue social de Godspeed. « Mladic », tire son nom de l’ancien général serbe, jugé pour crimes de guerre : une piste son furieuse, batteries pilonnant le monde que nous vivons. Parfois la critique sociale est plus diffuse, moins directe, comme dans « We Drift Like Concernried Fire » : c’est le son des pauvres et délaissés, détruites par des forces sociales malveillantes, inarrêtables. Et cependant, quelques notes semblent toujours laisser penser qu’une lumière existe encore. Godspeed, c’est la fin du monde. C’est un peu comme toucher la Dernière Bombe de l’histoire, juste avant qu’elle n’explose.

Mais ce dernier album est différent. Pour commencer, il est beaucoup moins « luciférien » et négatif que son titre ne le suggère, ce qui est assez inhabituel pour Godspeed. Car Godspeed, s’est avant tout la musique de la seconde précédant la fin du monde. Ce groupe formé à Montréal au milieu des années 1990 fait figure de génie du post-rock. Ou d’intrus. Au choix.

« Luciferian Towers », c’est l’album nommé d’après l’incendie infernal de la tour Grenfell à Londres, incendie qui avait fait jusqu’à 80 morts. Mais c’est aussi, pour Godspeed, l’album de l’espérance. Une espérance sociale. Rien ne le manifeste mieux que l’ensemble « Boss Hang », et le bref communiqué publié à la sortie de l’album :

Enfin et en conclusion :

Le L.P. Luciferian Towers est nourri des grandes demandes suivantes:

+ la fin des invasions étrangères

+ la fin des frontières

+ le démantèlement total du complexe industriel et carcéral

+ soins de santé, logement, nourriture et eau reconnus comme droits humains inaliénables

+ que les putains d’experts qui ont brisé ce monde n’aient plus jamais droit de parole

Voilà un manifeste de justice sociale, ou je n’en ai encore jamais vu ! Mais je ne peux m’empêcher de me demander… la justice réclamée par Godpseed est-elle une vraie justice, une vraie espérance.

Les êtres humains, même avec le plus grand désir de justice sociale, ne feront naître qu’une société avec d’autres injustices

Imaginez que le monde s’écroule, et que de l’acier fumant renaisse la société de Godspeed. Une société dans laquelle les frontières ne sont plus nécessaires parce que les êtres humains sont empreints de justice. Une société dans laquelle le système carcéral a donné naissance à un autre système de jugement et de restauration. Une société dans laquelle les vies de chacun ont la même importance, et dans laquelle les vies de chacun ont les mêmes droits. Une société dans laquelle certains n’ont pas le droit de parole.

Je ne crois pas que Godspeed puisse nous donner une vision radicalement différente de la société. Le problème, à mon sens, est simple. Les droits exigés par Godspeed, cette nouvelle vision de la société, est le fruit d’une pure volonté humaine. Et les êtres humains, même avec les meilleures motivations, même avec le plus grand désir de justice sociale, ne feront naître qu’une société avec d’autres injustices. Le problème c’est que Godspeed veut créer une société à son image. Mais en sacrifiant toujours une partie de l’humanité. Une petite partie, mais des êtres humains quand même. Et c’est inévitable si on essaie de construire une nouvelle société par nos propres efforts.

Exemple typique : Godspeed veut faire confiance aux êtres humains pour bâtir une meilleure société sans gouvernement, et sans frontières. Mais en même temps, on ne peut pas faire confiance à ceux qui prennent des décisions politiques. Question : est-ce qu’on peut faire confiance aux êtres humains que nous sommes, ou non ? Godspeed répond de manière contradictoire par oui et non. Et c’est pour cela que la société qu’il imaginent ne pourrait pas être une meilleure société.

En d’autres mots, les êtres humains que nous sommes ne sont jamais pleinement humains. Et donc nous ne sommes jamais humains envers tout le monde. Pour être humain envers tout le monde, il faut être un être humain qui puisse compatir avec tout le monde. Pas simplement ceux qui sont opprimés par le gouvernement. Et cela est impossible à un simple être humain. Il nous faut un être humain qui, tout en étant humain, transcende l’humanité. Je crois qu’il existe une telle personne : Jésus-Christ, Dieu-homme. Si nous sommes unis à lui, nous retrouvons une pleine humanité. En retrouvant une pleine humanité, nous pouvons témoigner de ce qu’est une société radicalement nouvelle et entièrement humaine. Mais en dehors de ce Christ, il est impossible de bâtir une nouvelle humanité. Impossible. La seule chose que nous construirons, ce sont d’autres injustices.

Je continuerai à être un fan de Godpseed. Pour leur son, leur vision musicale. Mais aussi parce que j’apprécie, avec ses limites, le désir de justice de ces canadiens. Mais j’aspire surtout au jour où une vraie société humaine, radicalement nouvelle et entière, verra jour.

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Yannick Imbert est professeur d’apologétique à la Faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence.

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