– par Vincent M.T.
La garde-robe de Luv s’obscurcit – comme ses desseins – au cours du film. La lumière et le brouillard sont tantôt contrastés, tantôt mélangés. La couleur jaune apparaît, comme un éclairage, aux moment-clefs de l’intrigue. Un vocabulaire biblique encadre l’apologie de l’esclavage et, paradoxalement, la rhétorique de la libération. L’officier KD6-3.7 (surnommé « K ») est réputé pour sa constance, mais cherche son équilibre. L’hologramme Joï (« joie ») et la répliquante Luv (« amour ») sont au cœur de l’intrigue. La technologie permet des points de vue vertigineux. Etc.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que Blade Runner 2049 (BR2 dans la suite de l’article) est un film riche en symboles, comme son prédecesseur, Blade Runner (BR dans la suite de l’article), même s’il y a une certaine discontinuité dans cette symbolique. Difficile de tout analyser, et en fait, ce n’est pas le propos ici. Je m’en tiendrai à la question centrale du film.
Pour la connaître, il faut d’abord identifier le genre cinématographique du film. Il s’agit du Cyberpunk, BR est d’ailleurs considéré comme l’une des œuvres fondatrices du genre. Le Cyberpunk est caractérisé par un univers de dystopie futuriste. Ici, BR et BR2 mélangent :
- La science-fiction, pour le côté futuriste, caractérisée par un environnement plus avancé sur le plan technologique. Cependant, attention ! La science-fiction n’est pas un genre prédictif, c’est un genre descriptif. Autrement dit, il ne s’agit pas tant d’extrapoler ce qui se passera dans l’avenir à partir de notre situation actuelle (bien que l’exercice soit intéressant), mais plutôt d’envisager le présent sous une autre forme, une forme qui permet de faire ressortir autrement la nature des choses.
De même, de nombreuses visions prophétiques de la Bible (tous comme les paraboles de Jésus ou les fables bibliques), sont souvent descriptives plutôt que prédictives. Il s’agit d’envisager la réalité sous une autre forme pour mieux la comprendre, mais aussi de ralentir la compréhension du message, à la fois pour qu’il ne soit pas rejeté en bloc dès le départ, et pour susciter une exploration active de ce message polémique par l’audience.
- Le film noir, pour le côté dystopique, caractérisé par une exploration de ce qu’est la vie (humaine) par le biais de ressorts narratifs tels que des personnages moralement ambivalents (tueurs attachants, policiers corrompus), un sentiment de catastrophe inévitable (les personnages se sentent piégés), et un détective qui navigue entre deux mondes (la société respectable et le monde souterrain), souvent violemment meurtri au cours de son enquête.
Si on envisage le message chrétien comme un film noir, Jésus est cet homme entre deux mondes (l’humain et le divin) qui vient révéler les zones d’ombre de nos vies et de nos sociétés. Quant à nous, nous sommes les personnages moralement ambivalents, piégés dans notre propension à faire le mal et constatant tristement que cela nous mène vers la catastrophe. Pour nous, Jésus est cette lumière qui tranche dans notre brouillard, et c’est pourquoi il est rejeté et maltraité.
ATTENTION – LA SUITE REVELE DES ELEMENTS CLEFS DU RECIT
Le monde à l’envers
BR2 est, dans l’ensemble, très fidèle à BR. Pourtant, il renverse le schéma par rapport au film d’origine : alors que le premier opus nous présente un personnage a priori humain qui vient à se demander s’il n’est pas un répliquant, le second opus nous présente un personnage a priori répliquant qui en vient à se demander s’il n’est pas, en fait, humain.
Ce principe d’inversion se retrouve à plusieurs niveaux, créant au passage une tension existentielle, et brouillant les pistes.
Par exemple, K est un répliquant qui aspire à être humain, un « corps sans âme » qui aspire à en avoir une, autrement dit un être matériel orienté vers une vie immatérielle. Au contraire, Joï est une intelligence artificielle, un hologramme « vide », un être immatériel qui aspire à une vie matérielle. Et bien sûr, les deux sont dans une relation amoureuse, même s’il est difficile de déterminer si elle est réelle ou factice, si elle les humanise respectivement ou si elle les enferme dans des schémas pré-programmés.
Ensuite, les personnages évoquent explicitement deux thèses opposées sur ce qui fait la nature de l’humanité :
- La naissance, un miracle qui, contrairement à une fabrication d’usine, confère une « âme ».
- Le sacrifice pour une cause juste, la « chose la plus humaine qui soit ».
Historiquement, ces points de vue sont opposés : est-ce notre nature (littéralement, le fait de naître) ou bien notre conscience morale qui nous séparent du reste des êtres vivants ? Là encore, difficile de trancher à partir du film, car les deux idées semblent tantôt adoptées, tantôt rejetées, et le film en souligne les limites de chaque option :
- Le sacrifice pour la juste cause est censé être un sacrifice de soi, mais dans le discours des répliquants résistants, cela devient un sacrifice des autres, autrement dit un droit de tuer.
- Être engendré, et surtout pouvoir engendrer, fondent l’auto-suffisance et donc l’auto-détermination (conçues comme étant propres à la vie et à l’humanité), pourtant cela peut devenir un esclavage aux mains d’industriels peu scrupuleux comme Niander Wallace, qui est prêt à en faire un produit marchand.
Ces inversions sont merveilleusement inconfortables pour nos esprits anesthésiés par des récits hollywoodiens plats ou peu originaux. Les auteurs et orateurs les plus polémiques emploient souvent l’inversion pour subvertir la pensée commune et stimuler les consciences. Jésus, à la suite des prophètes de l’Ancien Testament, présentait souvent la logique du Royaume de Dieu par des inversions : les premiers seront les derniers, on cherche à s’élever vers Dieu mais c’est Dieu qui descend vers nous, les pécheurs notoires devanceront les religieux les plus stricts, ceux qui veulent diriger doivent se mettre au service des autres, ceux qui se croient justes sont pécheurs et ceux qui reconnaissent leur péché sont justifiés, etc.
L’auteur de BR2 semble plus intéressé par les questions qu’il pose et les concepts qu’ils met en tension que par les réponses qu’on pourrait apporter, et il le traduit avec brio au format cinématographique. Pour autant, le film véhicule bel et bien un message.
Blade Runner contre Blade Runner
Pour rappel, la thèse soutenue dans BR était que, ce qui fonde notre humanité, ce sont nos souvenirs (symbolisés en 1982 par des photos) et surtout notre attachement à ces souvenirs.
Les répliquants de BR sont fabriqués sans souvenirs, et n’ont donc pas de base innée pour développer des émotions. Au bout de quelques années, ils commencent à avoir des émotions parce qu’ils commencent à avoir des souvenirs, et c’est pour cela qu’on limite leur temps de vie : ils deviennent trop humains. D’ailleurs lorsqu’une répliquante se voit implanter des souvenirs, elle devient beaucoup plus difficile à distinguer des humains, et elle-même ignore qu’elle n’est pas humaine.
Ce qui attriste Roy Batty, répliquant révolté contre son espérance de vie réduite, c’est qu’il a des souvenirs de loin supérieurs en beauté et en intensité à ceux des humains, mais que ces souvenirs vont se perdre à sa mort, « comme des larmes dans la pluie ». Il épargne celui qu’on a envoyé pour le tuer, ce qui démontre sa capacité à dépasser sa programmation, à accorder de la valeur à la vie d’autrui et non seulement la sienne, mais aussi, je pense, parce qu’il veut un témoin pour ses derniers instants. Il meurt mais laisse un souvenir.
Au contraire dans BR2, on insiste sur le fait que les souvenirs sont trompeurs – surtout quand ils sont implantés. K, le protagoniste du nouvel opus, passe la moitié du film à réprimer son attachement à un de ses souvenirs, parce qu’il doute de son authenticité. Finalement, il cède à la tentation, mais découvre ensuite qu’il a eu tort. Lorsque la résistance cherche à utiliser son attachement au souvenir pour lui faire assassiner Deckard, il accepte d’abord, mais change finalement d’avis : il préfère permettre que Deckard soit réuni avec son enfant, malgré le risque que cela représente.
Mieux que les souvenirs, c’est donc le désir d’intimité et la valorisation du lien physique qui est présenté comme un déterminant encore plus fondamental de l’humanité.
Tact/ique
On observe l’exploration de ce désir de physicalité, et de la réalité corporelle de l’humanité, tout au long du film, sur deux modes : d’une part, la tendresse et la vulnérabilité ; d’autre part, la brutalité.
- Il y a la résistance de la matière, par exemple lorsque dans la première scène de combat, le protagoniste est jeté contre un mur plusieurs fois avant que ce dernier ne cède ; le visage tuméfié de K et ses blessures guéries à la « colle », laissant des cicatrices ; le corps affaissé et vieillissant de Deckard, ou même celui de Gaff ;
- Il y a l’isolation physique, par exemple chez Ana qui vit dans une dans une bulle de verre ; chez Deckard, dans son éloignement d’avec sa progéniture ; dans la relation entre Joï et K, ou dans celle entre K et le lieutenant Joshi qui refuse au tout début de payer pour les soins médicaux de K mais tente plus tard (sans succès) de le séduire ;
- Il y a aussi le sens du toucher, par exemple chez Niander Wallace, qui du fait de sa cécité pose ses mains sur les autres pour établir le contact, comme avec la répliquante nouveau-né ou encore Deckard ; ou dans la réaction de l’hologramme Joï sous la pluie, tendant les mains comme pour sentir les gouttes et les reproduisant artificiellement sur sa peau, ou encore sa « synchronisation » avec la prostituée Mariette pour devenir tangible (qui n’est pas sans rappeler une scène similaire dans le film « Her« , de Spike Lee);
- Enfin, et c’est assez évident, il y a la filiation.
En fait, même la manière dont le film a été tourné suit cette logique : Villeneuve s’est dispensé, autant que possible, des fameux « écrans verts » qui permettent ensuite d’ajouter facilement des images de synthèse. Il voulait que les acteurs vivent dans les décors, les touchent, en fasse l’expérience direct, plutôt que de devoir les imaginer.
Pour autant, le souvenir n’est pas inutile, il joue plutôt le rôle de catalyste. L’épisode implanté du cheval de bois, appuyé par les encouragements de Joï (« Tu es spécial », « Tu mérites un nom », etc.), éveille en K une nouvelle perspective. Du fait qu’on lui ait assigné un rôle de leurre, K possède un souvenir qui n’est pas le sien, ce qui lui permet de s’autoriser à ressentir, à désirer l’intimité physique, et cela le libère. On rejoint là le film original : le répliquant tueur épargne Deckard, démontrant qu’il fait ses propres choix.
Cette accession à l’humanité ne passe pas inaperçue : dès qu’il se met à ressentir comme un humain, K échoue au test de « recalibration » que lui fait passer la police. Car dans cette épreuve régulière, il n’est plus question de mesurer sa capacité empathique (à l’exemple du test Voight-Kampf de BR) mais bien son rapport au lien physique, comme le montre le jeu de questions-réponses :

Les répliquants, c’est nous
Comme dans les paraboles de Jésus, ou les films de zombies, l’auteur nous invite à nous identifier aux personnages que nous considérerions très différents de nous : ici, les répliquants.
Nos doubles sont doubles, il y a une dualité dans les répliquants : ils sont humains, et en même temps ils ne sont pas humains. Une complexité qui reflète en réalité la nôtre – nous sommes à la fois humains et capables de nous montrer inhumains. En cela, ils sont véritablement « à notre image ». Cette tension est décrite dans la Bible : nous sommes créés « à l’image de Dieu », censés incarner sur terre sa présence et refléter son caractère, et pourtant nous sommes pécheurs, nous pratiquons (consciemment ou non) le mal.
Comme K, nous rejetons souvent notre désir de lien physique, notre envie profonde d’être pleinement humains, parce que nous craignons que les réponses nous mettent en danger, ou nous fassent sombrer dans un esclavage. Nous essayons de nous satisfaire de relations superficielles, holographiques, en vain. Ultimement, nous cherchons ce Père, ce Dieu qui nous dépasse, mais nous avons peur d’être dépassés.
Instruction de montage. A notre époque, où la morale est vue comme une construction sociale, et où la capacité à engendrer est considérée comme un droit fondamental, la question n’est plus tant, comme dans beaucoup de récits de science-fiction (Transcendance, Ex Machina, Uncanny, Black Mirrors, etc.), « Est-ce qu’une machine peut être humaine ? », mais plutôt « Comment construire l’humain ? ».
La question n’est plus « Est-ce qu’une machine peut être humaine ? », mais plutôt « Comment construire l’humain ? »
On pourrait se demander aussi « Pourquoi construire l’humain ? ». Dans le film, comme dans les mythes païens, on construit l’humain pour en faire un esclave. Selon la Bible, c’est une tentation typique de l’humain, qui cherche à démissionner de sa vocation (conquérir la création et en prendre soin) en forçant d’autres êtres à l’accomplir pour lui, et en exploitant la création égoïstement.
Plus que des machines. Dans BR2, le répliquant K ne dépasse pas sa programmation (ses souvenirs implantés), mais puise dans cette programmation pour trouver de quoi devenir humain. Ici, la clef, c’est l’infusion d’un souvenir pleinement et authentiquement humain dans son esprit, même s’il sait que ce souvenir n’est pas le sien, et même s’il sait qu’il est bel et bien un répliquant, un être synthétique, une « machine ».
Notre société nous répète que nous sommes des machines biochimiques, des « répliquants » fabriqués par la matière, la nature. Toutefois, nous sommes malgré tout en quête de quelque chose d’authentique, de pleinement humain. La Bible enseigne également que nous sommes des répliques, mais de Dieu. Incapables d’être nous-mêmes parce que nous réprimons le souvenir de notre origine, nous avons besoin d’être sauvés de nôtre état. Jésus nous donne ce qui nous manque, pour nous permettre de retrouver notre entière humanité : son Esprit.
Nous rejetons les récits bibliques parce qu’ils nous semblent fictifs, et pourtant, comme les souvenirs de K, ils sont authentiques, même s’ils proviennent d’une autre culture et d’un autre temps que les nôtres. Et nous pouvons nous fonder dessus pour nous ouvrir à un changement profond, un retour à qui nous sommes véritablement, et qui nous pouvons être.
2 comments
On pourrait donner le même titre au dernier film planète des singes