Lovecraft : l’autre et l’inhumain

– par V. Marty-Terrain et Y. Imbert

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Les romans de H. P. Lovecraft sont guidés par la conviction que la civilisation occidentale va inévitablement et irréversiblement vers un effondrement, suivi d’un retour à la barbarie. Comme nous l’avons vu précédemment, sa vision religieuse de la science l’oppose également à toute autre religion, particulièrement celles qui attribuent un sens à l’existence et une valeur intrinsèque à la vie ou à l’expérience humaine (typiquement, le Christianisme). Pour lui, ce sont des croyances propres aux « terrestres » que nous sommes, et qui ne viennent que de nous. S’il existe autre chose, ailleurs, c’est forcément inhumain.

« Tous mes récits partent du principe fondamental que les lois, les émotions et les intérêts humains ordinaires n’ont aucune validité ni aucune pertinence au sein du cosmos dans son ensemble. (…) Pour représenter la véritable essence de ce qui nous est extérieur, il faut oublier l’existence même des choses comme la vie organique, le bien et le mal, l’amour et la haine, tous ces attributs localisés d’une race temporaire et négligeable appelée Humanité. Seules les scènes et personnages humains doivent avoir des qualités humaines (…) mais lorsqu’on franchit la frontière vers l’inconnu (…), il faut laisser notre humanité, notre terrestrialisme, sur le seuil ».

– H.P. Lovecraft (Lettre à Farnsworth Wright, 5 juillet 1927).

Ce non-humain, inconnaissable pour nos esprits terrestres, et qui fascinait tant Lovecraft, a certainement contribué à guider son style vers le genre de l’horreur. L’Autre est pour lui forcément inhumain. Cela peut sembler une bonne idée, quand on voit de quelles horreurs nous sommes capables. Pourtant Lovecraft nous introduit ici à des puissances féroces et cruelles, finalement bien pires que l’humain dont on désespère. Ils sont la personnification d’un univers froid et impersonnel, qui répond à des lois sans égard pour nos petites personnes.

Cette idée a fait son chemin et semble désormais très commune. On retrouve d’ailleurs ces types de dieux dans des jeux vidéos à succès. Par exemple, Hermaeus Mora, de l’univers de Skyrim (extension Dragonborn), et particulièrement le Dieu Ancien de la série Legacy of Kain, partagent des traits communs avec les divinités lovecraftiennes : corps massifs et tentaculaires, omniprésence, de nombreux globes oculaires avec des iris en forme de huit, larbins aux allures extra-terrestres, grand pouvoir de connaissance et de manipulation du destin, etc. On en trouve encore aujourd’hui des échos, comme dans le film « La Momie » (2017), où le mal divin se manifeste par un dédoublement des iris (et où des humains monstrueux affrontent des dieux monstrueux).

     

Le réel : au-delà de l’humain ?

Ces dieux monstrueux sont tout à fait « chez eux » dans un univers qui n’a que faire de l’humanité, et où cette espèce est même une sorte d’anomalie marginale et absurde. Cette vision du monde semble être le produit de deux phénomènes :

  • D’une part, l’humain se sent dépassé par la profondeur, la complexité et le danger de la réalité : tous les chocs culturels, religieux et politiques de ces dernières décennies nous ont montré comme la vérité nous échappe et comme nos représentations sont fragiles.
  • D’autre part, l’humain comporte en lui une part de cette absurde monstruosité ambiante. Les dieux lovecraftiens sont, trop et tristement, à notre image. C’est le cas des « Anciens », des êtres quasi divins qui sont tragiquement similaires aux humains, limités et faillibles (voir « Les montagnes de la folie »).

Aussi notre apparente humilité à invoquer ces dieux incompréhensibles et inconnaissables, cette barrière symbolique entre nous et la réalité, n’est qu’une illusion.

L’horreur cosmique devient donc chez Lovecraft un miroir terrifiant de la nature humaine. Pour lui, il y a véritablement quelque chose de radicalement monstrueux au fond de la nature humaine. Mais cette terrible nature est enfouie, enterrée sous des couches de bien-semblance. L’ordinaire, les conventions acceptées, les habitudes humaines, tout cela anesthésie l’horreur de notre propre nature et la dimension inconnue, et donc perturbante, du monde dans lequel nous vivons. La tâche que Lovecraft se fixe, c’est d’ébranler tout ce qui fait notre confort pour nous mettre face au néant tentaculaire qui n’a que faire de nos vies. Cette ambition, l’auteur pensait pouvoir la réaliser mieux que quiconque. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il considérait avoir un meilleur aperçu de la nature de la réalité que des personnes « équilibrées » ou « normales ». C’est en fin de compte l’anormalité qui devient pour lui un guide vers la nature humaine.

Lovecraft nous dévoile quelque chose de monstrueux au fond de la nature humaine

En suivant ce guide, Lovecraft nous dévoile quelque chose de monstrueux au fond de la nature humaine. En fait, presque toutes ses histoires nous disent quelque chose au sujet de qui nous sommes – et c’est généralement quelque chose de terrifiant. Ses récits expriment souvent la découverte de cette horreur naissante, et se terminent par une mort atroce, le suicide, ou la folie. Face à notre vraie nature, sinistre et effroyable, nous ne pouvons qu’être ce que nous sommes. Face à cette révélation sur nous mêmes, nous sommes désemparés. Cela explique pourquoi une sorte d’impuissance et de désespoir dominent la plupart des protagonistes lovecraftiens comme dans « Dagon », « Par-delà le mure du sommeil », « L’appel de Cthulhu », ou encore « L’ombre immémoriale ».

Soif et désespoir

Ce désespoir provient souvent d’une « foi » implicite de nombreux narrateurs en un certain humanisme, une vision bonne et positive de la nature humaine, qui s’effondre totalement sous les assauts de l’altérité dérangeante des dieux et aliens de Lovecraft. Petit à petit, Lovecraft nous conduit à voir que cette foi en l’humanité est sans fondement, et plus troublant encore, que sans fondement, c’est notre identité même qui a tendance à se désagréger. Il ne nous reste plus que l’horreur cosmique qui nous saisit, qui nous définit.

Et cependant chez Lovecraft, les dieux terrifiants par leur altérité dévoilent une mélancolie, un désir intense d’un autre monde. Bien sûr cet autre monde est constitué d’une esthétique de l’horreur qui bouscule, renverse toutes les idées préconçues. Et malgré toute l’amoralité constitutive d’un monde sans Dieu chez Lovecraft, on n’en découvre pas moins un désir intense de savoir, de vivre le monde tel qu’il est.

L’être humain doit être confronté à un « Autre » radicalement autre afin de savoir qui il est

En créant un « Autre » si radicalement différent, Lovecraft ne fait rien d’autre que de la bonne fiction-horreur, comme Lewis faisait de la bonne « fantasy » en créant dans Narnia un lion, Aslan, qui ne pouvait que déranger. Un lion qui est moralement « bon », mais qui n’est pas apprivoisé et qui garde donc une partie de radicale altérité. Si le résultat littéraire ne peut être que très différent, leur conviction anthropologique est similaire. L’être humain doit être confronté à un « Autre » radicalement autre afin de savoir qui il est.

Ceci est en fait assez commun, et assez humain. Lewis, bien connu pour sa « trilogie cosmique » ou pour sa série « Les chroniques de Narnia », a ressenti le même appel mélancolique. Comme Lovecraft, Lewis découvrit un jour un désir intense dirigé vers un « Autre ». Comme Lovecraft, Lewis découvrit que cette altérité met à jour une « horreur cosmique » en nous, quelque chose qui nous laisse impuissants face au néant de ce que nous pensions être.

A l’inverse de Lovecraft toutefois, cet « Autre » de Lewis n’est pas une altérité amorale et nihiliste, mais une altérité qui transforme et redonne l’humanité. Lovecraft nous demande de laisser notre « humanité sur le seuil », et de nous découvrir alors néant terrifiant. Lewis nous invite prendre notre humanité, même terrifiante, avec nous, car nous ne pouvons pas nous en défaire, et à nous laisser transformer par un « Autre » radicalement différent.

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