– par Vincent M.T
L’idée que la Bible ne serait pas inspirée par un quelconque dieu mais plutôt par des écrits plus anciens – gréco-romains, égyptiens, mésopotamiens – n’est pas nouvelle. Parmi les plus connus, les parallèles qui existent entre le Déluge et l’Epopée de Gilgamesh (Assyrie, Babylone), ou encore le mythe d’Atrahasis (Sumer) suscitent encore de nombreux débat dans les milieux universitaires.
L’opinion publique, qui est au-dessus de ces disputes de spécialistes, a tranché en faveur d’un pur plagiat de la part des auteurs bibliques. Pourquoi, en effet, se laisser impressionner par les nuances des archéologues et les historiens ? On est certainement bien plus en mesure de juger des questions complexes armé d’un simple zeste d’intuition, plutôt que par des années de recherches et d’analyses comparées. Pourtant, certains irréductibles – dont vos serviteurs – sont convaincus que l’expertise et la méthodologie sont importantes pour comprendre un sujet. C’est pourquoi nous nous entêtons ici à essayer de vulgariser certaines polémiques universitaires qui peuvent sembler de haut vol.
Parfois, cependant, ceux qui publient leurs travaux de recherche sur l’Histoire s’embarrassent à peine plus que l’opinion publique, particulièrement chez les (mauvais) élèves du structuralisme.
La théorie
Le structuralisme est une approche qui consiste à représenter un objet sous forme d’un système, et de s’intéresser aux relations qui unissent les éléments du système plutôt qu’aux éléments eux-mêmes, cherchant ainsi des ressemblances entre systèmes sur cette base-là.
L’idée est plutôt bonne, d’ailleurs on l’emploie en partie dans la typologie biblique : par exemple le jardin d’Eden, puis le tabernacle, puis le Temple, puis l’assemblée des croyants et même le chrétien individuel sont des lieux où le divin vient à la rencontre de l’humain. Il en va de même pour les nombreuses préfigurations de la Croix dans l’Ancien Testament.
Il existe plusieurs tendances dans le mouvement structuraliste, qui reflètent en partie les domaines d’application de cette approche : anthropologie, littérature, philosophie ou psychanalyse. Ici, c’est l’application littéraire qui nous concerne, particulièrement avec la thèse que la Bible contiendrait des structures similaires à celles que l’on trouve dans les écrits grecs, témoignant ainsi d’un « lien de parenté » relativement inconscient.
On peut ainsi lire que :
- Platon, décrivant l’état idéal dans Les Lois, aurait inspiré un Judéen hellénisé à rédiger la première partie de l’Ancien Testament (depuis la Genèse jusqu’au 2e livre des Rois) (1).
- Homère, avec son Odyssée, aurait creusé un sillon culturel dans lequel on retrouve les récits bibliques de héros et de voyages (2),
- Apollonios de Rhodes, par l’intermédiaire de ses Argonautes, aurait posé des modèles d’intrigues tragiques reprises par la suite, entre autres, dans les récits de la Genèse (3).
Reprenant les fondements structuralistes, ils tracent des parallèles entre la Bible et d’autres cultures. Il y a malheureusement un écueil fondamental dans cette théorie : un risque d’excès dans la recherche de ressemblances, que l’on peut d’ailleurs constater dans les discours populaires sur la Bible, et autres cibles favorites de ce genre de pseudo-analyse.

Si tous les auteurs mentionnés ci-dessus prétendent échapper à ces égarements grâce à une méthodologie stricte, le résultat est souvent plus que discutable. Nous allons prendre un exemple de l’ouvrage de Wajdenbaum pour illustrer ici les faux-pas à éviter.
« Ne regarde pas en arrière ! »
« Sauve-toi, pour ta vie; ne regarde pas derrière toi, et ne t’arrête pas dans toute la plaine ; sauve-toi vers la montagne, de peur que tu ne périsse » (…) La femme de Lot regarda en arrière, et elle devint une statue de sel.
Genèse 19.17,26
[Eurydice] est rendue à son époux, mais telle est la loi qu’il reçoit : si, avant d’avoir franchi les sombres détours de l’Averne, il détourne la tête pour regarder Eurydice, sa grâce est révoquée; elle est perdue pour lui sans retour. (…) tremblant qu’elle n’échappe, inquiet, impatient de voir, Orphée tourne la tête. Soudain elle est rentraînée dans l’abîme.
Ovide, Métamorphoses X.40-72
Le cœur du parallèle ici, c’est la condition pour sauver la femme (ne pas regarder en arrière) et la punition qui s’y rattache (la mort). Cela peut avoir l’air de sauter aux yeux, mais si l’on creuse un tant soit peu, la ressemblance se dissipe comme Eurydice à la fin de l’histoire. Il suffit de vérifier le contenu, ainsi que les dates des différentes versions du récit grec (car dans la mythologie, il y a souvent plusieurs écoles, avec chacune sa propre version), et de les comparer au contenu et à la date du récit biblique.
Les théories les plus extrêmes datent la version finale de ce récit de l’Ancien Testament au 2e s av JC (une limite temporelle garantie par les rouleaux retrouvés à Qûmran). Le mythe d’Orphée, quant à lui, n’a été intégré aux Métamorphoses qu’au premier siècle de notre ère par Ovide, mais la légende elle-même remonte a des temps antérieurs, comme semble l’indiquer les vestiges du culte orphique, dès le 6e siècle av JC. Difficile cependant de savoir quand a émergé ce passage, car il en existe plusieurs versions, moins développées, ou divergentes. Au final, peu importe, car ce n’est qu’avec l’oeuvre de Virgile (Les Géorgiques, VI, 450-457), aux alentours de 30 av JC, qu’une condition et une punition sont adjointes au discours. Auparavant, la raison de l’échec d’Orphée est toute autre :
En revanche Orphée (…) [les dieux] l’ont chassé de l’Hadès sans qu’il eût rien obtenu (car, s’ils lui montrèrent un fantôme de la femme pour laquelle il y était venu, ils ne la lui donnèrent pas en personne), parce qu’il leur parut avoir l’âme faible, chose assez naturelle chez un joueur de cithare ; et qu’il n’avait pas eu, pour son amour, le courage de mourir comme Alceste, mais plutôt employé toute son adresse à pénétrer, vivant, chez Hadès.
Platon, Le Banquet (380 av JC), 179d
Nous n’avons donc pas de trace de la version « comparable » avant le 1er siècle, soit plus de 100 ans au minimum après les dernière pages de l’Ancien Testament. Impossible donc de maintenir que c’est forcément le mythe grec qui a influencé la Bible – c’est peut-être même l’inverse !
Mauvaise foi, mauvais raisonnement
Ceci étant, « on pourrait imaginer » – comme aiment à le dire ceux qui adaptent leur méthodologie pour obtenir les résultats désirés – que les deux récits écrits ont été influencés par un motif narratif plus ancien, qui serait demeuré oral. Quand bien même, l’analogie manque trop de parallèles significatifs pour être pertinente :
- Orphée a bravé des dangers pour sauver sa femme, mais la femme de Lot fuit un danger imminent,
- Orphée doit obéir à une règle abstraite faite pour le piéger, tandis que la femme de Lot reçoit un avertissement qui vise à la protéger,
- Orphée a un motif légitime (peur de perdre sa femme, envie de la revoir), par contre les motivations de la femme de Lot sont inconnues,
- Orphée agit et c’est sa femme qui en subit les conséquences, alors que la femme de Lot subit les conséquences de sa propre décision,
- Le divin intervient pour reprendre Eurydice lorsqu’Orphée enfreint la règle, au contraire la femme de Lot ignore l’avertissement reçu et devient un pilier de sel – Dieu ne la « transforme » pas, ce n’est pas une punition.
- Orphée se suicide finalement ; la femme de Lot meurt sur le champ et son mari survit.
Pour aller plus loin
La difficulté que pose toute argumentation structuraliste, et contre-argumentation, c’est de déterminer ce qui fait partie de la structure, et ce qui n’en fait pas partie.
Si l’on s’en tient à la théorie d’origine, ce sont les relations entre les éléments du récit qui doivent être pris en compte, et non les éléments eux-mêmes : donc par exemple, non pas le fait que c’est tantôt à un homme (Orphée) et tantôt à une femme que la menace est révélée, ou encore que d’un côté la menace pèse sur la personne qui reçoit l’avertissement et que d’un autre côté elle pèse sur quelqu’un d’autre ; mais le fait qu’un individu reçoive une directive à suivre sous peine de mort.
Toutefois, cette base à elle seule aurait bien trop de parallèles pour constituer une quelconque structure de référence. Qui plus est, ici, les situations et enchaînements de chaque récit sont ici clairement très dissemblables, un rapprochement ne paraît donc possible que par une lecture superficielle.
Parmi les premiers chrétiens, Polycarpe de Smyrne, comme son disciple Irénée de Lyon, ont également appliqué une mauvaise lecture de ce passage, en cherchant à voir dans la femme de Lot une préfiguration de l’Eglise (le « sel de la terre »), qui demeure sur terre dans la souffrance.
Si l’on cherche comment interpréter ce passage, le principe que pose la Bible elle-même est de voir ce que Jésus en dit. En l’occurrence, quand il annonce son retour pour juger la terre entière, il le compare aux jours de Noé et de Lot, où les gens vivront dans l’insouciance de Dieu. Face à la menace toujours imminente du jugement divin, il donne cet avertissement :
Souvenez-vous de la femme de Lot. Celui qui cherchera à sauver sa vie la perdra, et celui qui la perdra la conservera.
– Luc 17.32-33
Jésus joue sur le double sens du mot « vie », et il faut comprendre : quiconque cherchera à conserver sa situation de vie, mourra ; et quiconque acceptera d’abandonner sa situation de vie, restera en vie. A l’époque cela avait plusieurs applications, notamment une concernant le sac de Jérusalem en 70 ap. JC., que Jésus évoque dans le même contexte que son retour (pour tracer un parallèle, pas pour indiquer une date) : ceux qui ont fui la ville en abandonnant tous leurs biens ont survécu, ceux qui ont cherché à sauvergarder quoi que ce soit sont morts.
Il y en a une autre, au sujet du Jugement Dernier : si l’on choisit de s’attacher à vivre notre vie comme si c’est tout ce que nous avions, alors nous perdrons tout ; mais si nous sommes prêts à y renoncer pour suivre Jésus dans les difficultés et nous attacher à lui plutôt, alors nous hériterons de la vie éternelle.
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(1) Jan-Wim Wesselius, Origin of the History of Israel: Herodotus’ Histories as Blueprint for the First Books of the Bible (2002) ; voir également Russel Gmirkin, Plato and the Creation of the Hebrew Bible (2016).
(2) Bruce Louden (Homer’s Odyssey and the Near East, 2011).
(3) Philippe Wajdenbaum (Argonauts of the Desert : Structural Analysis of the Hebrew Bible, 2014).