Maltraitance et idolâtrie des animaux

La semaine dernière, un débat a éclos dans les pages du journal Libé, avec un malheureux pamphlet contre les antispécistes (défenseurs de l’égalité de traitement entre humains et animaux, réduits dans l’article au titre de « végans »), signé par un trio d’auteurs bardés de titres. L’attaque est pleine de clichés et de mauvais arguments, comme le souligne une réplique d’Aymeric Caron, un peu légère, mais qui a le mérite d’exposer les fondements de l’idéologie antispéciste.

Puis un article de Florence Dellerie sur le blog de Médiapart a analysé et réfuté l’attaque d’origine d’une manière qui a rehaussé le débat. 

Nous proposons à notre tour la traduction d’un article de Francesca Aran (publié à l’origine sur First Things) pour éclaircir les présupposés qui opposent trois positions : celle des chrétiens, celle des anti-végans et celles des antispécistes. L’objectif est d’éviter toute confusion dans les raisonnements et de dépasser les arguments de surface pour comprendre les fondements de ce qui motive les uns et les autres.

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Blaise Pascal évoquait la contradiction qui habite le cœur humain : l’homme est à la fois divin et dépravé. Ce n’est pas que notre esprit soit fort mais notre chair faible ; en fait, notre esprit, ce à quoi nous aspirons, est en même temps noble et ignoble. En témoigne la manière dont nous traitons les animaux, ces êtres que Descartes appelait des « machines animées ».

Des souris et des hommes

D’un côté, nous élevons les animaux au rang de pseudo-humains. Comment souvent, les Etats-Unis devancent l’Europe en la matière. Depuis que j’ai déménagé de Grande-Bretagne pour m’installer aux USA, j’ai découvert que de ne pas considérer son chien ou son chat comme un humain poilu qui ne parle pas notre langue est un signe d’insensibilité, voire de cruauté. De même, il ne faut pas les appeler « animaux de compagnie ». Ce sont désormais des membres de la famille. Lorsque j’ai amené mes deux chats chez un vétérinaire Etats-Unien, j’ai appris qu’on leur avait donné mon nom de famille. Le personnel a insisté pour parler de Stanley et Pius comme de mes « enfants ». En Grande-Bretagne, on blaguait sur le fait que je traitais mes chats comme des enfants. Aux USA, ma maternité envers ces deux félins était une évidence indéniable.

Ne pas considérer son chien ou son chat comme un humain poilu qui ne parle pas notre langue est un signe d’insensibilité

Je sais désormais ce qu’a ressenti Mme Little quand elle a donné naissance à Stuart. La différence étant que seule la souris du récit d’E.B. White pourrait, si elle vivait à Manhattan aujourd’hui, se plaindre à une assistante sociale de la manière dont sa famille la traite. Imaginez envoyer une souris ramasser des balles de ping-pong ! Et la cruauté d’exposer Stuart à des environnements dangereux comme l’intérieur d’un grand piano, où il doit besogner pour débloquer les touches qui se coincent !

Quand Stuart Little a été publié, en 1945, la plupart des chats et des chiens gagnaient leur pain. Les chats chassaient les rongeurs. Jusqu’à la fin du 19e siècle, ils subsistaient en se nourrissant de souris, d’oiseaux et d’insectes qu’ils attrapaient. Si on emmenait des chats en Inde, c’était pour chasser les serpents et les mangoustes du jardin. Les chiens quant à eux éloignaient les postiers et les cambrioleurs. Mais seul un cambrioleur très malchanceux finissait dans la gueule des toutous : ils mangeaient ce qu’ils trouvaient ou attrapaient, ne retirant de la famille que les os qui restaient du dîner.

Dans les Contes de Cantorbéry (Geoffrey Chaucer, 15e siècle), la prieure donne à ses petits chiens « de la viande rôtie, ou du lait et du pain de qualité », et la faussement pieuse Sœur Églantine pleure quand un de ses chiens meurt. Pourtant, à l’époque, peu de gens achetaient de la nourriture pour leurs animaux parce qu’ils nous rendaient service en se nourrissant par eux-mêmes. Jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale, même les chats des villes devaient subvenir à leurs propres besoins alimentaires.

Une vie de chien

Les chats et chiens qui vivent dans mon bâtiment à Manhattan n’ont pas cette fonction de gardiens. Et pourtant, quand j’ai joyeusement remarqué à un voisin dans l’ascenseur que tout le monde dans l’immeuble avait un chien, on m’a fermement remis à ma place : « Chaque chien dans l’immeuble a un appartement ». Ces animaux ont désormais une place dans la famille dont même Stuart n’aurait pas rêvé. Ce ne sont plus de simples sous-locataires, mais de véritables propriétaires.

Attention, les canins et les félins ne sont pas des dandies inutiles qui passent leur temps à se promener en laisse ou à faire la sieste sur le canapé. Ils doivent eux aussi gagner leur pain : leur travail est d’être nos compagnons, amis et enfants. Et tout comme les enfants de notre époque, il n’ont pas de corvée manuelle à faire pour nous rendre service.

Il n’y a aucune noblesse là-dedans. Notre prospérité a retiré aux animaux domestiques l’activité à laquelle ils excellaient, tandis que nos déficiences culturelles les ont chargé de rôles pour lesquels ils ne sont pas vraiment faits.

Et nous voilà à la contradiction de Pascal. Les mêmes personnes dont les animaux de compagnie vivent comme des enfants gâtés consomment des animaux qui ont passé leur vie dans les cages ou enclos d’un complexe industriel. Aujourd’hui, la plupart du bétail n’est pas même traité comme les « machines animées » de Descartes, mais comme des machines à produire de la viande. Ces animaux sont usinés pour atteindre un poids optimal, puis abattus.

Les mêmes personnes dont les animaux de compagnie vivent comme des enfants gâtés consomment des animaux qui ont passé leur vie dans les cages ou enclos d’un complexe industriel.

Là encore, les Etats-Unis ont de l’avance. Dans la campagne britannique et européenne, il est normal de voir des vaches et des moutons, mais outre-Atlantique ces animaux y sont bien moins visibles. On distingue parfois un troupeau de vache par la fenêtre de la voiture, l’observateur chanceux peut même apercevoir un cheval, mais jamais un cochon. A Norfolk (Angleterre), un élevage porcin est un réseau d’enclos à ciel ouvert ; aux USA, c’est une usine. Quatre-vingt des quatre-vingt quinze millions de cochons élevés chaque année aux Etats-Unis vivent dans une ferme industrielle, et plus de 80% de ces fermes contiennent chacune près de 5000 cochons.

Une des raisons pour cette différence, c’est la législation. L’élevage des poulets en batterie est interdite en Allemagne, aux Pays-Bas et en Suède. Quand l’élevage des veaux en enclos niche est devenu illégal en Grande-Bretagne, l’industrie bovine a rebondi en les élevant en plein air. Il reste un sens du respect dû à la nature des animaux, qui ne sont pas des pseudo-humains mais des espèces avec leur propres fonctions naturelles. Les animaux faits pour brouter et se déplacer devraient avoir la possibilité de le faire.

L’importance de la fonction naturelle

Mes amis traditionalistes tournent en ridicule notre culture qui veut « sauver les baleines et avorter les bébés ». Thomas d’Aquin, tout conservateur anarchiste qu’il était, aurait demandé si les deux phénomènes sont corrélés. Quand les animaux ne sont que des machines à viande, disponibles pour notre consommation, nous adoptons plus facilement une perspective utilitaire sur les fœtus.

Pour Thomas d’Aquin, la « nature » était une composante de « l’échelle des êtres ». Il héritait du monde grec cette perspective hiérarchique de l’univers : les natures animales sont animées mais irrationnelles ; la nature humaine est corporelle et spirituelle ; les anges sont des esprits désincarnés ; Dieu le Créateur est tout en haut de l’échelle.

Nous n’avons cependant pas besoin d’imaginer une « échelle cosmique des êtres » pour reconnaître qu’un être conscient a des désirs, des émotions et des pulsions qui ne peuvent pas être satisfaits s’il passe ses jours dans un parc d’engraissement ou enfermé dans une niche. Tout système d’élevage qui fonctionnerait aussi bien avec de la viande qu’avec des animaux est en conflit avec la nature animale. Les animaux sont plus que de la viande, ils ont des cerveaux, des pattes, des dents, des estomacs.

Tout système d’élevage qui fonctionnerait aussi bien avec de la viande qu’avec des animaux est en conflit avec la nature animale.

Dans leur pâturage naturel, et à leurs abreuvoirs « naturellement » remplis, les animaux se nourriront d’une manière qui fait que leur lait et leur viande aura bon goût. Leurs papilles gustatives les aide à remplir cette fonction pour les humains. La truffe et les oreilles du cochon lui permettent de trouver de la nourriture qui fera un meilleur bacon. Le plaisir qu’il a à manger le rend bon à manger. Une fois que, dans un élevage intensif et industriel, la conscience de l’animal devient un obstacle, c’est que le corps de l’animal a été exclu du processus d’élevage. L’animal, en tant qu’être corporel et conscient, ne coopère plus à l’écologie humaine. On emploie la technologie pour ignorer ou minimiser les exigences de leur nature. L’animal est réduit à de la viande pour alimenter la vie humaine.

Foi, raison et nature

Après la Seconde Guerre Mondiale, l’élevage intensif a vraiment commencé. On a retiré les animaux des champs pour les parquer dans des usines. Dieu demande à Adam et Ève d’être intendants de sa création, mais les Chrétiens et les Juifs n’ont, dans l’ensemble, pas levé d’objection à ces méthodes. En même temps, on fait de nos animaux de compagnie des pseudo-enfants. Ces deux tendances viennent d’un vide métaphysique. Nous faisons des animaux tout ce qu’ils ne sont pas.

Nous faisons des animaux tout ce qu’ils ne sont pas

Les philosophes ont reçu avec enthousiasme les possibilités offertes par l’encyclique de Jean-Paul II, Foi et Raison (Fides et Ratio). Pourtant ce ne sont que des outils intellectuels. Quel est l’intérêt de dire au monde que la foi et la raison peuvent travailler ensemble avant d’avoir expliqué qu’elles s’appliquent à des choses extérieures à notre esprit ? L’encyclique du Pape François, Loué sois-tu (Laudato si’) renvoie les philosophes et les théologiens vers les natures auxquelles nous devrions appliquer notre raison et notre foi : celles des êtres conscients qui habitent le monde naturel et le façonnent.

Il manque encore une véritable théologie du corps et de la vie animale. Une théologie maritale du corps n’aura de sens pour personne, si ce n’est une élite pieuse, tant que nous n’aurons pas appliqué une théologique du corps animal et de l’élevage. Les questions de loi naturelle deviennent complètement théoriques et abstraites si elles ne sont appliquées qu’à la reproduction humaine, et qu’on évite le sujet de la production industrielle des animaux pour notre consommation. En ne les appliquant pas à l’ensemble de la nature, nous rendons les arguments de la loi naturelle impossibles à prendre au sérieux.

L’animal n’est pas humain, ce n’est ni un membre de la famille ni un tas de viande, mais un être doué d’une nature, d’un sens et d’un mode de vie. Pour Thomas d’Aquin, le problème que pose le mauvais traitement des animaux est que cela brutalise nos affections et nos émotions, nous rendant plus prompts à maltraiter les humains. Dans cette brutalité, nous ne pouvons pas réellement aimer les animaux non plus ; au lieu de cela, nous les transformons en réceptacles émotionnels pour nos peines et nos désirs. Notre affection excessive pour les animaux est une manière de nous adorer par procuration, c’est notre ego que nous caressons. Notre incapacité à laisser les animaux être des animaux est liée à l’incapacité de notre culture à laisser les humains être des humains.

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