– par Vincent M.T.
Nous avons déjà vu en nous intéressant au film Alien que, paradoxalement, il existait un certain « plaisir » à retirer des récits d’horreur, alors qu’a priori ce genre de récit semblait plutôt désagréable à envisager dans la vie réelle.
Et bien il existe également un certain plaisir à retirer des récits tragiques, qui sont pourtant tout aussi déplaisant dans la réalité. La question, c’est « Pourquoi ? », et pour y répondre, il faut remonter (comme souvent) à l’Antiquité.
Black Mirror
Kenny est un ado relativement ordinaire. Victime d’un piratage informatique, il se retrouve à suivre les instructions criminelles de ses hackers sous peine de voir diffuser une vidéo intime compromettante. Bien qu’il aille jusqu’au bout de leurs cruelles exigences, la vidéo est tout de même diffusée. Fin de l’histoire*.
Pourquoi est-ce qu’on regarde Black Mirror, déjà ? Non mais, sérieusement : pourquoi ? Quasiment chaque épisode de cette série d’anticipation sur les dangers de la technologie prend un tour très sombre pour les personnages principaux (en tous cas dans les 2 premières saisons). Certains sont forcés à faire des choses répugnantes, d’autres voient inexorablement arriver ce qu’ils redoutent le plus, d’autres encore vivent en boucle une punition cruelle ; parfois ils meurent, parfois beaucoup de gens meurent ; et même lorsque leur situation leur apporte le moindre soulagement, c’est quand ils sont en prison, ou aux dépens des gens qu’ils aiment.
Autrement dit, cette série est une suite de tragédies dévastatrices. On peut donc imaginer qu’on regarde la série pour la même raison qu’on regarde n’importe quelle tragédie : faire l’expérience combinée de la pitié et de la peur, ce qui nous mène ensuite au plaisir de la catharsis.
La catharsis en théorie
Cette idée nous vient du philosophe Aristote, dans son ouvrage Poétique, qui est le plus ancien traité dont on dispose sur l’art dramatique (env. 335 av. JC) :
« La tragédie est l’imitation d’une action grave et complète (…) présentée dans un langage rendu agréable (…) et opérant, par la pitié et la peur, la purgation [catharsis] des passions de la même nature »
– Poétique 6.2
Il s’agit donc d’évoquer ces émotions naturelles dans un environnement sécurisé, afin de les purger, de les purifier, le but étant qu’elles n’affectent pas notre conduite de façon négative. Il existe encore des débats sur la signification exacte de ce concept pour Aristote. S’agit-il :
- de se vider du trop-plein d’émotions négatives accumulées ?
- de les ramener à un équilibre vis-à-vis des autres émotions humaines ?
- ou bien de clarifier intellectuellement ces émotions universelles, en donnant une perspective sur la fragilité et la misère humaine, ce qui nous aide à les gérer dans notre vie ?
Quoi qu’il en soit, le thème récurrent ici est l’avantage, le plaisir que l’on retire de l’expérience que l’on fait de l’art dramatique. Sinon, pourquoi voudrait-on s’y exposer par la fiction, quand on cherche plutôt à éviter ce genre d’expérience dans la vie réelle ? Or à en juger par le succès de la série Black Mirror, c’est un paradoxe très répandu et très attrayant.
La catharsis en pratique
Pour Aristote, l’explication réside dans ce mélange de pitié et de peur, qui fonde la tragédie. Prenons par exemple l’histoire de Robb Stark, dans Game of Thrones (attention, spolier !) et qui démontre presque tous les aspects de la tragédie telle que définie par Aristote : un personnage très noble, quelqu’un de bien mais pas parfait, et qui, à cause d’une grave erreur de jugement, perd tout ce qu’il a et trouve sa fin. L’épisode des Noces Pourpres est probablement un des moments cinématographiques qui inspire le plus de pitié et de peur, comme en témoignent les réactions du public à l’époque. Pourtant, une fois le choc passé, un certain plaisir émerge, du fait de l’art qui a contribué à construire et dénouer cette tragédie.
Ce n’est pas que Robb Stark ait mérité ce qui lui arrive, mais en y réfléchissant, son choix d’épouser la femme qu’il aimait plutôt que la fille d’un allié essentiel, à laquelle il était promis, n’était pas anodin. On constate qu’à partir de là, les événements se sont enchaînés avec une logique qui, quelque part, nous satisfait. Cela ne retire rien à l’aspect tragique de ces événements, au contraire, cette beauté hypnotique du retour de pendule y ajoute une nouvelle dimension : la catharsis. On se rend à l’évidence, les actes ont généralement les conséquences que nous leur connaissons.
Une tragédie sans catharsis ?
Ce qui différencie Black Mirror de Game of Thrones et autres Breaking Bad, c’est l’absence de catharsis. Outre la dénonciation brutale des dangers de la technologie et le principe des épisodes sans lien direct entre eux, une autre grande originalité de cette série est qu’il y a une sorte de déconnexion entre le personnage principal et ce qui leur arrive. A l’exception de quelques épisodes (San Junipero et Nosedive), l’absurdité écoeurante des dénouements dépasse de loin les personnages principaux et les conséquences que leurs choix devraient avoir dans la réalité telle qu’on la connaît.
Ces tragédies sont déséquilibrées, instables. Il n’y a aucune consolation ni morale à la fin, et contrairement à l’histoire de Robb Stark ou Walter White, on ne peut pas conclure que cette déchéance totale était, quelque part, inévitable. On ne peut pas comprendre ces tragédies parce que la situation d’arrivée ne nous apparaît pas, a priori, comme une conséquence envisageable depuis le départ. Les récits de Charlie Brooker, réalisateur de la série, sont en quelque sorte « insensés ».
Mais alors, si on est privé du plaisir cathartique, pourquoi regarde-t-on Black Mirror ?
Peut-être justement parce qu’on demeure dans cette pitié et cette peur exacerbées, qui nous permettent de nous sentir très proches du personnage. Peut-être aussi parce qu’on a besoin de se confronter aux pires dangers de la technologie.
Mais surtout, je pense, peut-être parce que cette absence de morale correspond à la vision existentialiste, voire nihiliste, que notre culture nous amène de plus en plus à adopter. Il n’y a personne dans ces récits pour garantir l’épanouissement de la vie humaine, et c’est même l’inverse : la loi de Murphy (« Tout ce qui peut mal tourner tournera mal ») y est absolue.
Un mal effréné
Si ce procédé narratif vise ici à critiquer la logique interne de la technologie, à laquelle l’humanité semble incapable de résister, il souligne en même temps que quelque chose semble éviter le désastre, retenir le barrage qui menace de céder et noyer l’humanité dans la misère. Quelque part, cette série soulève la question : pourquoi les choses ne sont-elles pas pires qu’elles ne sont ? Connaissant les faiblesses sordides et les bassesses du genre humain, sa facilité à céder à l’argent et au pouvoir ou à se faire des idoles de la politique ou de la science, au prix de nombreuses vies, comment expliquer qu’on ne se soit pas encore annihilés ?
Même au-delà d’une autodestruction spectaculaire telle qu’on s’en considère capable depuis l’avénement de l’ère atomique, dans chaque domaine, à chaque niveau de la société, on peut se demander comment les choses peuvent subsister si « paisibles ». Vu comment les gens conduisent, comment n’y a-t-il pas plus de morts sur les routes ? Etant donné les failles de sécurité dans les aéroports et les centrales nucléaires, comment a-t-on échappé à des attentats dévastateurs ? Au regard des accidents qui pourraient arriver aux enfants et des atrocités qui pourraient être commises à leur encontre, comment expliquer que la plupart atteignent l’âge adulte, et à peu près intacts ?
A tout ce bienheureux mystère, on pourrait imaginer que la réponse réside dans la bonté humaine. Mais l’humain est justement le problème, pas la solution. Dire que nous ne faisons pas tout le mal, tous les mauvais choix dont nous sommes capables, c’est décrire le paradoxe plutôt que d’y réponde.
La réponse la plus évidente, en fait, est extérieure : c’est qu’on a une sorte d’ange gardien. Oh, non, pas un homme en toge blanche qui flotte dans les nuages en intervenant pour nous par magie, mais disons quelqu’un, quelque part, qui nous veut du bien et empêche les choses de dégénérer. En termes bibliques, Dieu fait preuve de bonté envers en restreignant le péché. C’est ce que l’on appelle la grâce commune ou bonté commune, et c’est un des indices de l’existence, non seulement de Dieu, mais d’un bon Dieu.
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Cet article reprend en grande partie l’analyse réalisée par Evan Puschak (alias Nerdwriter) dans son essai vidéo « What Makes Black Mirror So Dark » (Ce qui rend la série Black Mirror si sombre).
* On peut évidemment noter que (attention spoiler) la vidéo compromettante de Kenny, comme on finit par l’apprendre à la fin de l’épisode, le montre en train de se masturber face des images d’enfants. Pour autant, cela ne constitue pas les prémices d’une fin inévitable, pour deux raisons : d’abord, les pirates informatiques auraient pu simplement le dénoncer, ensuite, le spectateur ne connaît pas la teneur des images et suppose a priori que l’enjeux pour Kenny est de ne pas voir un moment intime peu reluisant être publié sur Internet.