– par Vincent M.T.
Si on veut sérieusement comprendre une époque, il suffit parfois de s’intéresser à ce qu’elle semble avoir de moins sérieux. Ce principe paradoxal peut sembler acceptable, mais dans la pratique, il y a un obstacle de taille : il faut réviser son attitude, pour prendre du recul sur ce que l’on a appris à aborder sans réflexion.
Les séries animées, les sagas de films et les jeux vidéos sont généralement considérés comme du pur divertissement : on n’imagine pas facilement que leurs créateurs proclament volontairement dans ces oeuvres une vision du monde particulière, et que leur discours est significatif. Ce divertissement n’en est pas un, et surtout il n’est pas neutre ; c’est plutôt une sorte de « monnaie culturelle », qui s’échange et attribue discrètement une valeur aux choses.
L’évolution récente du personnage du héros, et de l’humour dans ces oeuvres, signale ainsi un changement de valeurs et de modèles dans notre époque. Cela ne concerne pas toutes les oeuvres culturelles, mais celles qui sont caractérisées par ce changement rencontrent une large popularité – indiquant qu’elles expriment quelque chose qui répond à ce que la plupart des gens désirent. Ces oeuvres posent les questions que les gens se posent et elles offrent des réponses que les gens sont prêts à adopter.
Quiconque veut présenter un message que son époque sera capable d’appréhender doit tenir compte de ces orientations populaires. Il ne s’agit pas de suivre la mode ou les dernières nouveautés, mais de proclamer l’Évangile en parlant un langage adapté non seulement à l’intellect mais aussi à l’affect de nos semblables.
Le héros : entre cynisme et espoir
Quelque chose est en train d’arriver à nos héros. Prenez Wolverine, passé d’inlassable combattant à vieil homme anxieux. Ou encore Luke Skywalker, autrefois jeune prodige rêveur, aujourd’hui ermite désenchanté. Ou même Kratos, le personnage principal de la série de jeux God of War, qui auparavant menait à lui seul plusieurs guerres contre les dieux pour sauver le monde et rétablir la justice : ce n’est plus désormais qu’un veuf dépressif qui tente de faire profil bas.
Même sans changement individuel, il y a un changement dans le « héros typique », qui, sans être nécessairement un anti-héros, est en tous cas une sorte de post-héros. Les protagonnistes des années 50 à 80 ont mal vieilli, et ce dans tous les genres : qu’il s’agisse de science-fiction, de film d’espionnage, de fantastique ou encore de westerns (les films de super-héros étant un peu les westerns contemporains).
Voyez vous-mêmes :
- Doc Brown, le gentil scientifique un peu taré de Retour vers le futur fait place à Rick Sanchez, un vieil inventeur opiniâtre, égocentrique et manipulateur, dans la série Rick & Morty.
- James Bond, avec sa classe et ses aventures enivrantes, est remplacé par Archer, un playboy vulgaire qui harcèle les femmes et subit les tracas administratifs.
- De même, dans Gary et ses démons, Gary incarne une sorte de Van Helsing en fin de course : aigri, blasé, et n’attendant qu’une chose – la retraite.
- Inutile d’expliquer aussi pourquoi Aragorn porte aujourd’hui le manteau de Jon Snow.
L’humour : entre épique et sordide
Le nouvel humour suit une logique similaire à celle des nouveaux héros. Il inscrit le trivial dans l’extraordinaire (et inversement), jouant sur le décalage entre les deux pour créer une dynamique. En d’autres termes, il maintient le romantisme de nos attentes grandioses – dont personne n’arrive vraiment à se défaire – et en même temps jette un regard cru sur la réalité souvent décevante tellement elle semble bassement ordinaire.
- Rick & Morty : l’histoire de Jacques et le haricot magique se termine au tribunal, le terrible Freddy Krugger est stressé par son « travail » et sa vie de famille, et même un monde post-apocalyptique à la Mad Max a son lot de scènes de ménage.
- Archer : la vie normalement trépidante d’un agent secret, censée être pleine d’explosions et de séduction, est minée par les turpitudes administratives : notes de frais, rapports financiers, directives des RH, etc.
- Gary et ses démons : la mission héroïque de pourfendre les monstres se mélange à une vie de bureau déprimante, tandis que même les esprits malveillants sont soumis aux effets de mode.
- The Good Place : le paradis est parasité par des procédures légales et des algorithmes qui évaluent la vie des gens.
- One Punch Man : les super-héros sont le produit d’un stupide jeu bureaucratique embourbé dans la paperasserie.
- Vampires en toute intimité : les prédateurs surnaturels font des réunions de colocs pour savoir qui doit faire la vaisselle.
Drôle d’humour
Que peut-on attendre de ces deux élans du « divertissement » actuel ?
Vont-ils nous aider à prendre conscience de notre situation et nous aider à y faire face, voir à la dépasser ?
Ou bien participent-ils au contraire à nous donner l’illusion que prendre conscience des schémas qui nous emprisonnent entame une marche inexorable vers la libération ?
Selon le philosophe Henri Bergson, l’humour est fondé sur le décalage entre ce qu’on attend de l’humain et son comportement « machinal ». Par exemple, quand quelqu’un tombe, notre rire ne serait pas avant tout la marque d’une joie maligne devant la malheur d’autrui, mais la constatation que cet humain ressemble à une machine qui fonctionne mal. De même, la blague typique qui consiste à retirer un siège lorsque quelqu’un est sur le point de s’asseoir reposerait sur le fait que, quand on s’assoit, on ne regarde le siège qu’au début : le corps est en « pilote automatique » dans les dernières secondes.
Cette thèse a été largement remise en question, pourtant elle est utile pour voir comment ces récits se rapportent aux mécanismes sociétaux. Le comportement machinal de l’humain aujourd’hui, c’est se plier à des règles contraignantes – et parfois absurdes – de la vie en société, qui sont légitimées par des mythes structurants.
Le gouvernement, la bureaucratie et la culture d’une société sont comme des machines qui ont besoin de nous réduire en engrenages pour fonctionner – notamment grâce à une une propagande qui nous invite à fuir cette même réalité. Autrement dit, les histoires de héros – de science-fiction, d’aventure ou fantastique – ne sont qu’une huile pour mieux graisser – et engraisser – la machine qui nous déshumanise.
L’évasion temporaire de ces mythes aliénants nous est vendue sous forme de divertissement, comme une drogue pour nous aider à supporter la machination de notre vie, l’emprise mécanique des institutions et de la société sur notre humanité. Comme des pions révoltés par un jeu qui nous dépasse, nous n’en pouvons plus de ces rêves héroïques du passé, alors nous les déconstruisons.
Nous n’arrivons même plus à imaginer un quelconque récit sans projeter des jeux de pouvoir en coulisse et des forces cachées qui tirent les ficelles. Ce cynisme est considéré réaliste – et il l’est probablement en bonne partie, mais il n’est pas libératoire, et il ne répond pas entièrement à notre humanité. La preuve en est que, comme nous, nos héros continuent de rêver malgré eux.
Vanité des vanités
Tous ces personnages, malgré la dure réalité, ne peuvent s’empêcher d’espérer. Ils oscillent constamment entre la volonté de faire le bien, d’être meilleur, de se sacrifier pour sauver le monde ; et le cynisme aigri par les promesses déçues d’un monde désenchanté. Suite aux décennies de crise politiques, sociales, internationales et culturelles, nous n’avons plus de rêve, plus de héros, et nous sommes très sceptiques vis-à-vis de l’idée de « faire le bien ».
Nos nouveaux héros déconstruisent leur propre mythe, celui du bien et du mal, qui sont tous « soumis à la vanité » – vides de sens -, et pourtant ils continuent à chercher un sens, un bonheur, une paix que rien ne semble leur apporter – et surtout pas les institutions traditionnelles comme la famille, le travail ou le gouvernement. Alors ils se consolent dans des plaisirs simples du quotidien, et particulièrement s’ils semblent ridicules – comme pour devancer quiconque voudrait tourner leur joie en dérision : l’affection qu’ils ont pour leur chien, la nostalgie d’une délicieuse sauce pour frites des années 90, le moment précis où ils revêtent l’uniforme, et assez souvent, la prochaine génération (« Un avenir meilleur pour nos enfants »- le vieux slogan est toujours efficace).
Toute personne qui connaît un peu la Bible verra le parallèle flagrant entre cette trajectoire et celle du roi Salomon, particulièrement saillante dans son livre de l’Ecclésiaste. Ayant connu la gloire, la puissance, la richesse et les femmes, Salomon dénonce la vanité de toutes ces choses à l’heure de la vieillesse, au profit de son fils, à qui il adresse ses écrits. Comme nos héros déçus, Salomon enseigne à son public (les générations suivantes) à se réjouir des choses simples du quotidien.
Pourtant Salomon n’a pas peur de se réjouir de ces choses, il reconnaît le poids de la vanité mais il ne l’embrasse pas comme style de vie, il ne laisse pas la distraction et l’apathie avoir raison de lui. Il peut se permettre de se réjouir dans son ouvrage quotidien, la relation conjugale, ou encore le repas, pour une simple raison : ces plaisirs simples ont un lien direct et profond avec le sens de la vie.
Il n’y a pas lieu de s’en moquer, parce que c’est pour ces plaisirs que l’humain est fait. Pourtant, en soi, ils ne se suffisent pas – et c’est cette tension que soulignent les nouveaux héros et leurs comédies. Comme un jouet construit par un parent pour son enfant, le plaisir humain se dépasse lui-même et s’accomplit s’il est le lieu d’une relation.
Pour retrouver le vrai sens des plaisirs simples, le sens profondément humain de l’ordinaire, il faut le reconnecter à l’extraordinaire qui sous-tend à toute la réalité. Il faut le reconnecter à Dieu.
Longtemps après Salomon, et longtemps avant nous, le Fils de Dieu nous invite à (re)devenir nous aussi des enfants, des enfants de Dieu. Au delà des mythes et surtout au delà de ce que certains hommes ont fait, la clef de la joie, la vraie, est accessible ici et maintenant.
Connaître Jésus, c’est faire face au sordide comme à l’absurde, et trouver malgré tout la joie présente du beau, du bien, du vrai. C’est aussi se réjouir en mangeant, en chantant, en passant du temps avec sa famille ou ses amis – et malgré tout ne pas fermer les yeux sur le mal qui persiste, sur les innocents qui souffrent et les puissants qui corrompent.
Je crois que, malgré tout, ce cynisme a du bon. Il nous donne de plus en plus soif de réel, d’espoir, de sens. Il faut en sortir avec prudence et courage : ce n’est pas à nous de sauver le monde, c’est une oeuvre qui nous dépasse et qui a été confiée à Jésus, ce héros éternel, mais cela ne nous dédouane pas de participer – et avec une joie authentique. Et pour cela, nous n’avons qu’un seul exemple.