First Reformed ou le cinéma transcendantal

– par Vincent M.T.

A une époque obsédée par le raccourcissement des durées, la simplicité du contenu et le déclenchement des réactions de l’audience, peu de réalisateurs ont le courage (et le talent) de faire des films qui sortent du moule commercial – même parmi les oeuvres du cinéma dit indépendant. Même avec l’appui des grands studios, l’art a la vie dure. Des chefs-d’oeuvres cinématographiques comme Premier contact et Blade Runner 2049, sont souvent qualifiés de « lents » – le pire des défauts possibles. Car qui dit lent dit ennuyeux – or le cinéma est un divertissement ! Alors rien de pire que l’ennui. Sauf que…

Préface : le divertissement et l’ennui

Sauf que c’est absolument faux !

Il faut d’abord rejeter l’idée que le cinéma est un divertissement, car cette idée n’est pas la vôtre. C’est celle qu’on vous a inculquée, pour mieux vous faire consommer un cinéma de propagande douce, et vous faire adopter des opinions sans que vous ne vous en rendiez compte. Le cinéma est un lieu culturel de discours et de débats, c’est une « monnaie culturelle » qui valorise ou dévalorise certains points de vue. S’il n’est pas compris comme tel, il devient un puissant moyen de propagande, un outil de manipulation d’envergure internationale, une « arme de distraction massive ».

Ensuite, il faut rejeter l’idée qu’un film qui crée un espace où le spectateur peut s’ennuyer… est un film ennuyeux. L’ennui est un seuil, c’est la condition initiale de l’imagination, de la réflexion, de l’initiative, de l’exploration. Notre problème vis-à-vis de l’ennui, c’est qu’il intensifie le manque, et pour le combler on doit devenir moteur plutôt que satellite. L’ennui nous rend créateurs et producteurs, mais nous préférons de loin être bercés par un divertissement constant. C’est parce que je m’ennuyais en cours que j’ai commencé à dessiner. C’est parce que je m’ennuyais le soir que j’ai commencé à recycler des livres et des ampoules. C’est parce que je m’ennuie dans une mission que j’accepte des tâches qui sortent de mon domaine de compétence, m’obligeant à apprendre pour assurer. L’ennui est une bonne chose, et il vaut mieux apprendre à y réagir plutôt que de l’éviter à tout prix.

Un moyen de commencer à accueillir l’ennui de manière positive, c’est de s’exposer à du cinéma transcendantal, un cinéma où l’ennui est bien dosé. C’est même probablement un meilleur point de départ que le cinéma « chrétien ». Le dernier film de Paul Schrader, Sur le chemin de la rédemption (titre original : First Reformed), en est un bon exemple.

Un mot sur l’auteur

Paul Schrader est cinéaste de longue date. Il a d’abord assisté un critique de cinéma avant de devenir critique lui-même, pour ensuite se lancer dans l’écriture de scénario. On retient ses collaborations avec De Palma, Spielberg et Scorsese en tant que scénariste, notamment sur Taxi Driver de même que La dernière tentation du Christ. Sa filmographie tourne autour des tendances auto-destructrices de l’humain, notamment par le sexe et la violence, et reflète son athéisme en quête de spiritualité.

Ayant grandi dans un milieu religieux nettement opposé au cinéma, Paul Schrader n’a vu son premier film qu’à 18 ans. Cette introduction tardive au cinéma lui permit d’aborder ce media avant tout comme un moyen de véhiculer un concept intellectuel, l’expérience esthétique étant uniquement au service du concept. C’est en partie ce qui le distingue de ses contemporains comme Scorsese, Spielberg ou Coppola, qui ont un rapport plus affectif au 7e art et dont les oeuvres renvoient aux films de leur enfance.

Bien que Schrader se proclame aujourd’hui athée, ce n’est sans doute pas un hasard si le protagoniste de son dernier film, Ernst Toller, est révérend d’une église réformée néerlandaise (connu pour être de tradition néo-Calviniste). En effet, Schrader a grandi dans le Michigan, où sa famille faisait partie d’une église calviniste, et lui-même a fréquenté des établissements scolaires calvinistes jusqu’à l’université. L’apologétique y est d’ailleurs assez présente, même si, comme nous le verrons, il ne s’agit pas tant de démontrer la foi biblique que l’état d’âme de la société actuelle.

Introduction au style « transcendantal »

Schrader laisse derriere lui sa foi et son intérêt pour la théologie afin de se passionner pour le 7e art, et vient à considérer que son parcours fait écho à une trajectoire plus générale dans le monde occidental. Ainsi, prenant son expérience individuelle comme point de départ pour l’étendre à une approche sociétale, il cherche un lien entre ce passé sacré et le présent profane – particulièrement dans le cinéma. Son intuition, qu’il partageait avec d’autres, était que la vie de l’âme et le commerce cinématographique se rencontraient non pas dans le contenu de l’oeuvre, mais dans sa forme, son style.

En 1972, Schrader a 24 ans, et il publie son principal travail de recherche intitulé Le style transcendantal au cinéma, où il analyse les techniques cinématographiques de trois cinéastes : le français Robert Bresson, le danois Carl Theodor Dreyer et le japonais Yasujiro Ozu. Selon lui, leurs oeuvres mettent en contact le public avec l’ineffable, l’invisible, le Tout-Autre, essentiellement en faisant l’économie des techniques habituelles, et c’est ce qu’il appelle le « style transcendantal ».

Il écrit :

« Limiter les changements de plans, ne pas bouger la caméra, renoncer au rôle « signalisateur » de la bande originale, ne pas découper une scène en une multitude d’angles de vue différents, et mettre l’ordinaire en exergue : ainsi, le style transcendantal crée un certain malaise que le spectateur doit affronter. »

L’action est reportée voire supprimée : les personnages parlent et agissent sans empressement, les plans s’attardent. L’empathie est rendue difficile : les expressions sont plates, les personnages semblent dénués d’émotion (souvent, on emploie des acteurs non professionnels dans ce but). Le montage et la bande-son sont minimisés et n’indiquent plus au spectateur ce qu’il doit regarder ou ressentir, ils ne suscitent plus de dynamique dans les scènes. Les scènes sont d’ailleurs souvent en plan large et sans travail de composition.

      

En s’éloignant des techniques stimulant l’action et l’empathie, on force ainsi le spectateur a choisir ce qu’il veut observer, à tenter de comprendre ce qu’il regarde, à faire des choix et à poser des questions. Ce cinéma n’est pas un divertissement, c’est un entretien avec le mystère de la vie. Il y a dans l’immobilité, dans le silence, dans les pauses et dans les absences un lieu de réflexion et de rencontre du sacré.

La structure narrative classique (commerciale) supporte mal cette sobriété technique, il est donc nécessaire de s’orienter sur un ou deux des trois modes transcendantaux identifiés par Schrader :

  • le mode « caméra de surveillance », qui tente de capturer la vie quotidienne de façon réaliste et désengagée,
  • le mode  « gallerie d’art », qui met l’emphase sur les couleurs et la lumière, parfois jusque dans l’abstrait,
  • le mode « mandala », qui invite le spectateur à une attitude méditative, voire suscite une sorte de transe.

Deux personnages notables ont apporté leur pierre à l’édifice depuis. D’abord, des années 60 à 80, le cinéaste Andreï Tarkovsky sort le style transcendantal du cinéma commercial classique, où il s’était manifesté jusque là, pour en faire la caractéristique principale d’un cinéma contemplatif, destiné aux musées et aux institutions. Ensuite, dans ses ouvrages Cinéma 1 (1983) et Cinéma 2 (1985), le philosophe Gilles Deleuze identifie deux grandes époques de l’image cinématographique : celle du mouvement et celle de la durée. La première décrit une perception, une action, une affection, une pulsion, une réflexion, ou une relation, et appartient au cinéma classique. La seconde, correspondant au style transcendantal, suscite une exploration ou une errance. Elle apparaît avec le cinéma moderne, après la Seconde Guerre Mondiale.

Ce n’est pas sans rappeler la magistrale « pause méditative » qui ponctue le premier film d’animation Ghost in the Shell.

Sur le chemin de la rédemption

Malgré un attrait certain pour ce style, Schrader attendra d’avoir 71 ans pour écrire et réaliser le premier film où il mettra en oeuvre le fruit de ses réflexions. Dans ce récit, il raconte l’histoire d’Ernst Toller, ancien aumônier militaire hanté par la mort de son fils en Iraq, notamment parce que c’est lui qui a convaincu son fils de s’engager dans l’armée. Son mariage n’y a pas survécu, et il est désormais pasteur d’une petite église historique près de New-York, sous la supervision d’un autre pasteur qui lui s’occupe d’une megachurch évangélique.

Ernst décide de tenir un journal intime pendant un an, et ses pensées alimentent la voix off au fil des scènes. Alors que sa consommation d’alcool augmente et que sa santé se détériore, une jeune femme de son église, qui est enceinte, lui demande de convaincre son mari, un militant écologiste désabusé et déprimé, que l’avortement n’est pas une solution. L’entretien qu’il aura avec ce jeune homme pessimiste va le lancer sur une trajectoire qui l’amènera à vouloir confronter sa hiérarchie sur la question de la pollution, au point d’être tenté par la violence.

Le scénario est ici influencé par des films similaires, sur plusieurs plans :

  • Le personnage principal, Ernst Toller, par sa trajectoire comme par la symbolique des angoisses sociétales qu’il affronte, n’est pas sans rappeler Travis Bickle, protagoniste de Taxi Driver (1976).
  • L’intrigue fait écho aux oeuvres les plus connues des cinéastes chers à Schrader : Journal d’un curé de campagne (Bresson – 1936), Ordet (Dreyer – 1955), Les communiants (Bergman – 1963). Un milieu de croyants, un Dieu qui semble passif et silencieux, une situation tragique finalement bouleversée par l’inattendu et l’inexplicable.
  • Le surréalisme, qui survient deux fois dans le film, fait écho dans la forme à l’oeuvre d’Andreï Tarkovsky, notamment Le Sacrifice (le flottement, la chute du verre).

Schrader qualifie le surgissement du surréel comme une « irruption de la grâce », de l’extraordinaire rédempteur dans l’ordinaire déprimant. Notons que ce n’est pas sans rappeler la tension entre cynisme et espoir, entre épique et sordide, que nous avons récemment identifié comme des marqueurs typiques de notre époque.

Un peu… d’apologétique ?

Cette tension ressentie est bien réelle, et demeure un problème à résoudre.

Confronté à l’image d’un avenir apocalyptique par le militant écologiste, qui refuse de laisser naître son enfant dans un monde promis à la catastrophe environnementale, le révérend Toller expose clairement ce paradoxe dans un de ses discours apologétiques :

« La solution au désespoir, c’est le courage. La raison ne fournit aucune réponse. Je ne peux pas savoir ce que l’avenir nous réserve. Nous devons faire des choix, malgré l’incertitude. La sagesse, c’est avoir à l’esprit deux vérités contradictoires en même temps, l’espoir et le désespoir. Une vie sans désespoir est une vie sans espoir. La vie elle même consiste en cela : garder ces deux idées en tête. »

Cette réponse n’est pas tout à fait étrangère au point de vue biblique : être chrétien, ce n’est ni fermer les yeux, ni abandonner. Les hébreux envisageaient certes la sagesse comme un paradoxe dynamique plutôt que comme une équation mathématique. Les questions fondamentales sur la foi chrétienne font ainsi état de cette tension : Comment un Dieu bienveillant peut-il tolérer que le mal persiste ici-bas ? Comment un Dieu d’amour peut-il envoyer des gens en Enfer ? Comment un Dieu juste peut-il pardonner des crimes impardonnables ?

Cependant le courage, l’espoir, bref la « foi », doit se fonder sur quelque chose de vrai et de fiable, sous peine de donner cours aux mêmes tentations de violence que celles rencontrées par Toller. La société, les individus, et notre intériorité elle-même semblent résister à nos désirs de justice, d’harmonie, d’amour. Quelque chose est cassé, et finalement la catastrophe écologique n’est qu’un des derniers symptômes de ce mal plus profond.

Dommage que la connaissance biblique du révérend s’arrête là. En effet, le militant demande ensuite :

« Dieu peut-il nous pardonner pour ce qu’on a fait à cette planète ? »,

Sa réponse :

« Je ne sais pas. Qui peut savoir ce que pense Dieu ? Mais nous pouvons choisir une vie juste. Croire, pardonner… la grâce nous couvre tous. Je le crois sincèrement. »

Difficile de s’appuyer sur un simple « Nous pouvons choisir… », au vu de ce que nous avons choisi pour la planète. Quant à « savoir ce que Dieu veut », la question revient plus tard, quand Toller tente de confronter son supérieur à l’éthique douteuse d’un des plus grands donateurs de la megachurch. Toller laisse glisser « Dieu veut… », sur quoi son supérieur répète « Dieu veut ? », et lui demande d’où lui vient cette science infuse de la volonté de Dieu.

Les deux semblent ignorer les fondamentaux de la foi chrétienne : que Dieu s’est révélé, et que le récit de cette révélation est relaté de façon fiable dans la Bible. Certes la Bible a elle aussi un style transcendantal, ce qui ne facilite pas la lecture pour ceux qui veulent des réponses toute faites. Néanmoins Dieu s’exprime clairement sur nos responsabilités, y compris environnementales, et le récit montre tout aussi clairement que nous sommes démissionnaires vis-à-vis de cette vocation, sur tous les plans. Dieu fait l’homme à son image et à la racine de la création : lorsque l’humain s’est rebellé contre Dieu, la racine s’est coupée de son eau.

Voilà pourquoi Dieu lui-même est venu se réconcilier avec l’humanité, voilà pourquoi Jésus Christ a surgi dans notre histoire pour devenir la nouvelle racine. Voilà également pourquoi toutes les questions sur les paradoxes de la foi chrétienne tournent autour de Jésus. Il est la grâce qui fait irruption, la joie solennelle qui nous surprend, il est la source de notre courage et de notre connaissance de Dieu. Il est celui qui nous met sur le chemin de la rédemption, et nous y garde jusqu’au bout.

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