La musique est une prophétie

– par Y. Imbert

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Le 27 novembre 1896, il y avait une ville en Europe où il fallait être. Francfort. Et il y avait une chose, et une chose seulement à y faire. Assister à la première de l’opéra Ainsi parlait Zarathustra de Richard Strauss. La réputation du compositeur n’était alors plus à faire, et pourtant même pour lui, le choix de Nietzsche comme source d’inspiration était osé. Le kaiser Guillaume II n’était pas un grand adepte de Nietzsche, qu’il voyait comme l’incarnation de la décadence, ni de Strauss, dont il considérait la musique comme une hérésie des tonalités. Toutefois Strauss, pendant un bref instant sous le charme du kaiser, n’en a que faire. Ce qui compte pour Strauss, c’est Strauss lui-même [1].

Ainsi voit le jour ce poème nietzschéen. Cette oeuvre symphonique, basée sur l’oeuvre de Nietzsche, est l’un des meilleurs exemples de l’énergie créatrice du compositeur romantique. En vue de la première à Francfort, Strauss décrivit brièvement ce que les premiers auditeurs allaient entendre :

« Premier mouvement : Lever de soleil. L’homme ressent le pouvoir de Dieu. Andante religioso. Mais l’homme attend toujours. Il plonge dans la passion (deuxième mouvement) et ne trouve aucune paix. Il se tourne vers la science et tente en vain de résoudre les problèmes de la vie dans une fugue (troisième mouvement). La danse agréable retentit et il devient un individu. Son âme monte en flèche alors que le monde s’enfonce loin en dessous de lui. »

Au dernier moment Strauss ajoute dans son poème, en un élan typiquement nietzschéen : « Nous avons trop longtemps rêvé de la musique, maintenant nous nous réveillons. Nous marchions dans les ténèbres. Marchons maintenant dans la lumière. » À travers Ainsi parlait Zarathustra, Strauss était convaincu de dévoiler au monde le vrai sens de la vie.

L’importance de cette œuvre de Strauss, ce n’est pourtant pas sa qualité musicale. Ce n’est même pas tant ce qu’elle représente pour Strauss lui-même, ou qu’elle soit mieux connue pour avoir servi à Stanley Kubrick dans 2001 : L’odyssée de l’espace. Cette pièce de Strauss démontre d’une manière brillante que la musique est essentielle à l’humanité, et qu’elle peut même être un « signe des temps ». Pourquoi ?

Nous sommes à la fin du 19e siècle, et l’Allemagne (enfin, ce que nous appelons maintenant l’Allemagne) est la reine des arts, de la philosophie… bref de la civilisation. Les Allemands étaient connus pour avoir la plus grande puissance militaire, le commerce le plus efficace, ainsi que les meilleurs banquiers. Leur pays finançait les chemins de fer de Berlin à Bagdad, traversant le monde connu. L’Allemagne, c’était la civilisation.

En musique particulièrement, n’était digne de considération que ce qui était allemand. Une symphonie italienne ? Ridicule. Un imitateur français de Wagner ? Médiocre. Depuis Wagner le règne du romantisme allemand ne souffrait guère d’opposition. L’Allemagne avait les philosophes les plus remarqués, les compositeurs les plus en avance sur leurs temps. Que vouloir d’autre ? Strauss était l’incarnation de cela, le grand héro de son temps, l’Elisée de la musique, ayant reçu une double portion du génie de son mentor.

Ce génie allemand, la grande nation n’était pas la seule à la célébrer. En France, nul autre que l’écrivain Romain Rolland, qui allait recevoir le prix Nobel de littérature en 1915, était devenu le grand promoteur du génie straussien. Il avait aussi développé une proche amitié avec le compositeur, ce qui colora probablement son avis éclairé [2]. Rolland fut cependant l’un des critiques les plus perspicaces. En 1898, Strauss composa Une vie de héros, poème à la sonorité héroïque, décrivant sous couvert de création artistique, son compositeur comme le héros de l’oeuvre. Rolland trouva aussi dans cette œuvre le Strauss nietzschéen, l’exercice d’une « volonté héroïque, dominante, avide et puissante à un degré sublime ». Bien sûr, Rolland lui aussi était sous l’influence du philosophe allemand. Et Rolland de conclure : « On sent en Strauss la force qui domine les hommes. »

Si cette évaluation de Rolland n’était pas forcément fausse, d’autres y virent une description non seulement de Strauss, mais plus encore, de l’Allemagne elle-même. C’est la nation toute entière qui était saisie d’une volonté de puissance. D’ailleurs Rolland n’avait pas manqué de tirer des conclusions politiques de l’évolution musicale de Strauss. Le compositeur, tout comme sa nation, avait décidé de démontrer sa puissance par une victoire sans conteste. Là où Strauss voulait prouver son contrôle totale du monde musical en composant Salomé et Elektra, l’Allemagne aussi allait prouver sa valeur… mais comment ?

D’autant plus que le sentiment de supériorité déployé par l’Allemagne de Strauss commençait sérieusement à inquiéter, et à irriter ! Symptomatique de ce sentiment aveugle, le premier festival de musique d’Alsace-Lorraine tenu en 1905 à Strasbourg ne présenta que deux compositions françaises… sur un festival de trois jours. Le reste était dédié à la musique allemande : Weber, Wagner, Brahms, et bien sûr Strauss. Ironie symptomatique aussi de l’exaspération grandissante envers l’Allemagne, le but avoué de ce festival avait été de rapprocher les Français et les Allemands par le biais de l’art !

Si l’art pouvait rapprocher. Il pouvait aussi diviser. L’art, la musique, est bien signe des temps. La musique était aussi le signe d’un orgueil moral, voire d’une décadence morale. D’ailleurs, l’irritation croissante du monde « occidental » envers l’Allemagne est visible dans l’explosion de critiques dirigés contre Strauss lors de la première de Sinfonia domestica. Décadence, déclin d’inspiration. Seule était visible chez Strauss la force, la volonté brute. La certitude qu’il pouvait faire tout ce qu’il voulait, et que personne ne pouvait l’arrêter. D’ailleurs, le monde ne pouvait pas l’arrêter car le monde ne comptait pas. Et Strauss continua ses compositions, dont Le Chevalier à la rose (1911) ou La légende de Joseph (1912-1914).

Le 25 juillet 1914, le Ballet russe clôt sa saison avec une partition de Strauss, La légende de Joseph. Au moment même où la salle acclamait la musique du grand compositeur allemand, les relations diplomatiques entre l’Autriche et la Serbie étaient rompues. Le monde allait être plongé dans la Première guerre mondiale.

Alors quoi ? La musique allemande est responsable de la Première guerre mondiale ? Bien sûr que non ! Par contre, cela montre que la musique est tellement intime à ce que nous sommes qu’elle peut tout accomplir. Elle peut servir du signe de l’émergence des nations, ou de leur déclin. Elle peut servir à exprimer l’ardeur et les désirs débordants de son auteur. Elle peut servir à nourrir l’espoir des peuples, l’identité des nations. Elle peut servir de fenêtre sur l’avenir. La musique peut faire tout cela. La musique est une prophétie.

Car finalement, c’est un peu cela que montre ce passage de l’histoire musicale et de sa coïncidence politique. Strauss, le nationalisme allemand, et l’antipathie européenne grandissante. Trois fils de l’histoire qui s’entrecroisèrent lentement, tissant sans le savoir le tableau tragique d’une guerre encore à venir. Certains, à l’instar de Romain Rolland, savaient interpréter la prophétie. D’autres n’ont entendu qu’une musique sans limites, produit pur d’un auteur détonnant. Mais la musique veut plus. La musique est plus.

« Sans musique », écrivait Nietzsche, « la vie serait une erreur. » Il avait raison. Mais jamais il n’a dit pourquoi.

Pourquoi, finalement, la musique est-elle aussi centrale à la vie humaine ? Pourquoi ressentons-nous l’impulsion de chanter, murmurer deux paroles, siffloter un air connu ? Pourquoi la musique peut-elle aussi fortement incarner les émotions, les identités, les peurs et les espoirs ? Pourquoi est-elle même souvent si intimement liée avec la société, la politique, les mœurs, ou la culture de son temps ?

Sans musique, écrivait Nietzsche, la vie serait une erreur. Il avait raison. Mais jamais il n’a dit pourquoi

La musique… une simple conséquence inattendue de notre adaptation graduelle à l’environnement ? Instinct qui a fait que nos ancêtres ont très tôt mis des mots en musique, ou entonné des chants religieux ? Données naturelle sans explication autre qu’un artifice physiologique quelconque ? Simple découverte faite grâce à des instruments primitifs ? Ou y a-t-il plus ? Un instinct, une capacité innée…[3] Cela expliquerait-il une preference innée pour la consonance plutôt que pour la dissonance ?[4] Peut-être. Mais meme cette option ne dit pas grand chose. Comment savoir après tout que quelque chose est inné ? Par définition, si une chose est vraiment innée, il sera difficile de prouver qu’elle est vraiment innée et pas seulement acquise. Nous sommes simplement obligés de supposer qu’elle fait partie de notre être. Innée… oui mais comment ?

Si elle est implantée. Pas seulement innée. Dire « implantée » suppose que quelqu’un a implanté cette capacité. Quelqu’un… et vous voyez où je veux en venir. La capacité musicale ne peut qu’avoir été implantée par celui qui a créé les êtres humains. Il a donné ce rare désir de prendre plaisir en l’harmonie et la complexité des sons… Cette harmonie et cette complexité sont à l’image du Dieu créateur. Un Dieu qui est harmonie parfaite entre trois personnes divines qui ne peuvent qu’être intimement qu’une. Complexité d’un Dieu parfait qui nous a tous crées à son image dans un monde fait de beauté, de paroles, et de sons.

Dieu nous a créé pour vivre dans le monde, et nous y vivons entre autre par la musique. Pas étonnant donc qu’elle puisse sembler quasi prophétique. Mais elle ne peut avoir cette emprise sur nous et sur notre monde que si elle fait partie de nous. De la même manière que nous sommes des êtres dotés de raison et d’imagination, faisant de nous ce que nous sommes… nous sommes des êtres de musique. Par elle nous dévoilons ce que nous croyons. Par elle nous démontrons ce qui est au coeur de notre vie, et de notre monde.

Dieu nous a créé pour vivre dans un monde.
Un monde de musique.

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Notes :

[1] Le résumé et les citations de la place de Strauss sont tirés du chapitre « Neroism is in the air » du livre de Barbara Tuchman, The Proud Tower: A Portrait of the World Before the War, 1890-1914, Londres, Viking, 2014.

[2] Voir Correspondance Richard Strauss et Romain Rolland, Paris, Albin Michel, 1951.

[3] Lire par exemple Gary F. Marcus, « Musicality: Instinct or Acquired Skill? », Topics, vol. 4, no. 4, 2012, en ligne https://onlinelibrary.wiley.com, consulté le 30 septembre 2018.

[4] Cf. les travaux de L. J. Trainor, C. D. Tsang, & V. H. Cheung, « Preference for sensory consonance in 2‐ and 4‐month‐old infants », Music Perception, vol. 20, no. 2, 2002, pp.187–194.

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