– par Vincent M.T.
Deux siècles exactement après la publication de Frankenstein, dans un article du Sun, Gary O’Shea et Thea Jacobs ont critiqué des étudiants et des professeurs d’université à cause de l’empathie qu’ils ont envers le célèbre monstre. En effet, ils perçoivent ce personnage fictif comme une victime et un incompris, plutôt que comme l’auteur de nombreux massacres. Selon les auteurs, cette sensiblerie aveugle est typique de la génération « flocon de neige » : des gens qui ont entre 15 et 30 ans dans les années 2010, qui se croient merveilleusement uniques (comme un flocon de neige) et s’offensent donc d’un rien, démontrant une capacité réduite à dépasser les difficultés de manière positive.
Vous n’avez rien de spécial. Vous n’êtes pas un flocon de neige unique et merveilleux. Vous êtes faits de la même matière biologique en décomposition que tout le reste. Nous faisons tous partie du même tas de compost.
– Tyler Durden, Fight Club, 1999.
L’attaque était on ne peut plus mal ciblée étant donné que, comme les lecteurs et le reste de la presse se sont empressés de le signaler, le livre est écrit entre autres dans le but de présenter le monstre comme une victime. En fait, ce schéma d’inversion, typique des récits de monstres, est précisément au cœur du roman. Or celui-ci et d’autres ressorts narratifs du roman reflètent plusieurs aspects essentiels de l’Évangile. C’est pour nous l’occasion de remarquer les passerelles entre ces deux récits fondateurs. En effet, il faut voir qu’avec Frankenstein, on a à faire à un chef-d’oeuvre et un pilier de la littérature ; on n’exagérerait pas en disant que la science-fiction commence avec ce roman de Mary Shelley.
Voici donc six ressorts narratifs de ce récit qui sont devenus des poncifs du genre, et font écho aux procédés et thèmes chers aux auteurs bibliques.
1. Une idée du possible
L’intrigue de Frankenstein se situe dans le cadre actuel – ou extrapolé – des connaissances scientifiques, contrairement au genre du merveilleux ou du fantastique. C’est ce qui en fait un genre plus populaire que ces derniers, car il présente la vie et la société humaines telles qu’elles pourraient être un jour, dans des contextes extrêmes, et donc telles qu’elles sont déjà au moins en partie.
De la même manière, les discours parfois troublants des prophètes bibliques, de ces hommes et de ces femmes qui prétendent parler de la part de Dieu, sont riches en tension entre l’actuel et le possible, le tout fondé sur une connaissance de Dieu. En temps de prospérité, ils parlent du malheur à venir en conséquence des injustices sociales ; en temps de velléités indépendantistes, ils parlent de la défaite qui attend les dirigeants qui cherchent uniquement leur intérêt propre ; en temps de crise, ils parlent comme si l’ordre et l’harmonie étaient déjà revenus ; et en tous temps ils parlent du Royaume de Dieu comme si nous étions déjà au paradis. Ainsi, eux aussi présentent la vie humaine telle qu’elle sera un jour, et donc telle qu’elle est déjà en partie possible.
En effet message « Souffrez maintenant sans vous rebeller, vous serez récompensés après la mort » n’est pas biblique. Bien au contraire, les prophètes mettent le peuple et les dirigeants devant leurs responsabilités, et les enjoignent à connaître Dieu aujourd’hui et maintenant pour faire déjà en partie l’expérience de la vie, la vraie.
2. Le « savant fou »
Nombreux sont ceux qui pensent que « Frankenstein » est le nom du monstre, alors que c’est le nom du scientifique qui l’a créé. Et pourtant, comme le dit Mary Shelley :
« Ce n’est pas si bête après tout. Il n’y a pas qu’un seul monstre dans mon récit, mais deux. Le scientifique en est un, et il se nomme effectivement Frankenstein« .
Trop aventureux pour son époque, fasciné par le progrès et aveuglé par son orgueil quant aux possibles conséquences négatives de ce qu’il entreprend, voilà l’archétype du savant fou. Ce personnage parle particulièrement à tout lecteur de science-fiction parce que notre appétit pour ce genre d’histoires est lié à notre soif de découverte. Le savant fou incarne à la fois les merveilles troublantes que la science permet d’appréhender, et ses possibilités vertigineuses, tentantes mais incontrôlables – souvent à nos dépens.
Les textes bibliques également nous informent de ce clair-obscur de l’humanité dans son rapport à la science, et à toute autre chose en réalité. La beauté et la folie de l’humanité, son élan d’adoration et son idolâtrie, son désir de faire le bien et son irrépressible penchant pour le mal… il y a quelque chose de bon en l’humain, mais vicié ; le bien est éternellement difficile alors que le mal est toujours possible.
L’amour du savoir pour le savoir, et du pouvoir pour le pouvoir, plutôt que pour le bien de l’humain sont des thèmes éminemment actuels, et en fait intemporels.
3. Le monstre au cœur d’or
Un être doux et innocent, rempli d’amour pour le monde qui l’entoure, est précipité malgré lui dans un monde qui le rejette et l’opprime à cause de son apparence repoussante, ce qui le rend violent et cruel à l’image de ses persécuteurs. Cette inversion entre le monstre et la société contraste l’apparence et l’être intérieur de l’un et de l’autre dans un but polémique. Ce schéma est s’est répandu non seulement dans la science-fiction mais dans toute la culture : La Belle et la Bête, Shrek, Monstre & Cie, et même Godzilla…
Jésus est lui aussi présenté comme l’archétype du « monstre au cœur d’or », un être différent et outrageant, bienveillant et innocent, qui s’attire la haine de la société. Cependant, contrairement au monstre de Shelley, il ne se retournera pas contre la société mais endurera l’oppression par amour pour les ses persécuteurs, et ira même jusqu’à subir volontairement la punition à leur place, car il n’est pas venu pour juger nos crimes mais pour nous sauver de nous-mêmes.
Cette subversion du schéma narratif désormais classique devrait séduire notre génération en quête d’originalité, et pourtant elle demeure trop radicale, trop dérangeante, pour être jamais populaire.
4. L’inscription dans une tradition
En parallèle de son indéniable penchant contestataire, Mary Shelley fait référence aux classiques du passé comme Le paradis perdu de Milton, Les vies parallèles de Plutarque ou Les souffrances du jeune Werther de Goethe. On retrouvera par la suite des références à ce genre d’oeuvres dans de nombreux récits de science-fiction, et leurs auteurs attendent généralement de leur lectorat qu’il ait au moins une vague connaissance des ouvrages considérés classiques à leur époque.
De même, lorsqu’on plonge dans n’importe laquelle des 66 œuvres littéraires qui constituent la Bible, il est attendu qu’on connaisse un minimum les œuvres qui ont précédé, ainsi que le contexte historique et culturel dans lequel elle a été composée et diffusée. C’est aujourd’hui un des principaux freins à la compréhension de la Bible dans son ensemble, et même des textes individuels, par la plupart des gens.
Ainsi, ceux qui critiquent certains textes de la Bible pour la violence, la misogynie ou le racisme qu’ils y perçoivent sans avoir conscience du contexte historique et littéraire du passage considéré ressemblent aux journalistes de la presse à scandale anglaise mentionnés en début d’article : leur critique n’a aucune pertinence parce qu’ils ne connaissent pas le sujet qu’ils abordent.
5. Le procédé d’encadrement
Comme dans certaines biographies antiques, dans Frankenstein des juxtapositions de personnages invitent des comparaisons critiques entre deux exemples (ou plus).
On observe d’abord cela dans le format de la narration : Frankenstein est le récit du monstre rapporté par le scientifique fou à Robert Walton, un jeune aventurier à qui il s’est confié, et que ce dernier relate dans une série de lettres à sa sœur. C’est donc un récit dans un récit dans un échange épistolaire.
Par ailleurs, Victor et Robert ont beaucoup en commun, depuis leur jeunesse d’autodidactes jusqu’à leurs ambitions de conquérir l’inconnu. Tout cela force le lecteur à réfléchir aux aspirations et motivations de Robert à l’aune des égarements désastreux de Victor, ainsi qu’ à remettre en question la fiabilité du narrateur.
De plus, le récit est parcouru de paires ou de trio de personnages qui sont fait pour susciter des comparaisons dans notre esprit. Outre Robert, Victor est contrasté avec : le monstre, son ami Clerval, sa servante Justine, et enfin les professeurs Waldmann et Krempe (eux-mêmes contrastés l’un avec l’autre). Outre Victor, le monstre est contrasté avec William, mais également la famille qui habite le cottage où il se réfugie.
Les juxtapositions se retrouvent dans toute la Bible :
– au sein d’une même famille ou d’un même peuple : Abel le humble et son frère Caïn le meurtrier, Isaac et son fils Jacob, Jacob le rusé et son frère Esaü l’impulsif, etc.
– au sein d’une même vie, avant et après la rencontre avec Dieu (souvent l’occasion d’être rebaptisé) : Abram devient Abraham, Saraï devient Sarah, Jacob devient Israël, Simon l’impdevient Pierre, etc.
– au sein d’une même catégorie (rois, religieux, etc.) : les bons rois de Juda et les mauvais rois d’Israël, les sadducéens libéraux et les pharisiens fondamentalistes, etc.
– mais aussi et surtout entre le Nouveau et l’Ancien Testament (« typologie »), particulièrement Jésus, qui dépasse tout ce que ses éminents prédécesseurs ont accompli : « Fils de Dieu » plus obéissant qu’Adam ou que le peuple d’Israël, roi plus magnanime que David et plus Salomon, prophète plus révolutionnaire qu’Élie et plus radical qu’Ésaïe, chef libérateur plus paisible que Samson, meneur politique plus fondamental que Moïse, etc.
Ces procédés d’encadrement ont une valeur pédagogique, mais structurent surtout l’ensemble de la trame narrative biblique depuis Adam jusqu’à Jésus. Cela témoigne de l’unité des récits bibliques et de leur focalisation sur une ligne qui parcourt les siècles jusqu’à un point culminant : le Messie.
6. La critique du progrès, notamment scientifique
Frankenstein, ou le Prométhée moderne – pour reprendre le titre complet, fait référence au héros de la mythologie grecque qui vola aux dieux le feu (symbole de connaissance technique) pour l’offrir aux humains. Pourtant Shelley insiste sur le fait que Victor ne révèle à personne le secret de la réanimation des cadavres – et oui, ce n’est pas l’électricité, comme l’a imaginé le cinéma. Le scientifique fou emporte son secret dans sa tombe, ce qui rend la comparaison difficile entre lui et Prométhée.
Il est donc plus probable que ce Prométhée soit une personnification de la méthode scientifique, surtout pour un livre publié à l’époque de la Révolution Industrielle en Angleterre, avec les merveilles et les horreurs qu’elle engendra. Cet avertissement, inclus dans la célébration de la technologie, demeure aujourd’hui un fil conducteur de la science-fiction.
Notons cependant que cette critique a visé de plus en plus rarement la méthode scientifique et l’idéologie sous-jacente du « progrès inexorable », pour être redirigée vers les humains eux-mêmes. Avec le temps, on s’est mis à croire que la méthode était neutre, et que l’éthique n’intervenait que dans l’utilisation qu’en faisait l’humain. Nous avons certes notre part de responsabilité, pourtant il existe bel et bien une logique propre à la méthode scientifique, autrement dit une vision du monde qui sous-tend l’approche que nous en avons. Il faut clarifier ces fondements pour les évaluer, voire les réformer au besoin, car nous sommes bien conscients aujourd’hui que l’histoire a tendance à se répéter parce qu’au fond, l’humain ne change pas.
Les récits bibliques contiennent de même un fort taux de polémiques contre les idéologies qui promettent de libérer l’humain pour en fait l’asservir. Qu’il s’agisse des dieux païens, de l’esclavage, de l’argent, de la réputation ou de l’élitisme, les prophètes, Jésus en tête, ne mâchent pas leurs mots pour critiquer tout ce qui peut malencontreusement prendre la place que seul un Dieu d’amour et de justice saurait occuper.
On observe à certains égards le même glissement aujourd’hui, qui voudrait que toute religion soit neutre et que seul l’usage qu’on en fait soit répréhensible. Toutefois c’est une idéologie en soi et il convient de la dénoncer, car elle se cache pour mieux éviter de se justifier.
Nous reviendrons certainement dans une futur article sur la soi-disante neutralité de la science et de la technologie, et les implications que cela peut avoir pour nos croyances ou notre vie en société. D’ici là, à bon lecteur, salut !