
– par Cornelius Pomponius Pisces (contributeur ponctuel)
Lucius Annaeus Seneca, connu sous le nom de Sénèque, est un philosophe stoïcien, tragédien et homme d’Etat romain. Né à Cordoue, en Espagne, il a vécu à Rome, à la cour impériale, où il fut précepteur de l’Empereur Néron, puis sénateur. Il est considéré comme le plus grand auteur classique du 1er Siècle.
Sénèque était contemporain des Apôtres chrétiens et l’Apôtre Paul a séjourné à Rome en même temps que lui. En partant de là, une légende s’est diffusée dans l’Eglise chrétienne, selon laquelle Sénèque aurait connu Paul, se serait intéressé à son enseignement et peut-être même converti au christianisme par lui. Cette légende, longtemps marginale, a refait surface à la Renaissance chez des auteurs avides de « christianiser » les classiques païens nouvellement redécouverts. Qu’en est-il réellement ?
Une tradition infondée
Il y a beaucoup de raisons de douter de l’historicité de cette tradition. D’abord, elle n’est rapportée par aucun auteur chrétien des premiers siècles. Les divers Actes apocryphes du 2ème Siècle ne mentionnent pas Sénèque. Tertullien de Carthage, un des plus anciens auteurs chrétiens de langue latine, cite Sénèque comme « souvent des nôtres » (en latin « Seneca saepe noster », De l’âme, 20,1), mais sans mentionner qu’il aurait connu Paul ; il semble tout simplement vouloir mettre en avant les similitudes entre le message évangélique et certains écrits du philosophe stoïcien. Lactance, surnommé le « Cicéron chrétien », écrit de Sénèque : « Que peut-on dire de plus vrai sur Dieu que cet homme ignorant de la vraie religion ? Il a touché la source même de la vérité, qu’il eût suivie sans doute, si quelque guide la lui eût montrée. » (Liv. VI, chap. XXIV) Origène, qui, dans Contre Celse, réfute la critique selon laquelle Paul ne s’adressait qu’aux ignorants, aurait eu ici une occasion toute naturelle de citer sa relation avec Sénèque pour appuyer son argument, mais il ne le fait pas, ce qui montre qu’il n’en avait certainement pas entendu parler. Eusèbe de Césarée ne mentionne pas non plus la correspondance entre l’Apôtre et le philosophe dans son Histoire ecclésiastique. Les premiers à en faire état sont Jérôme de Stridon (Des hommes illustres, 12) et Augustin d’Hippone (Lettres, 153.14), deux auteurs chrétiens du 4° Siècle, eux-mêmes issus de l’élite romaine, grands admirateurs des auteurs classiques grecs et latins, pour qui Sénèque représentait le summum de la culture latine à son époque1.

Ensuite, elle est fondée sur 14 lettres prétendument échangées entre le philosophe et l’Apôtre, dont il est avéré aujourd’hui qu’il s’agit de faux qui datent probablement du 4° Siècle. On peut lire ces lettres en ligne ici, en latin en en français. A noter que ces lettres ne disent pas que Sénèque était chrétien : elles expriment seulement son admiration pour l’enseignement moral de Paul. Il s’agit d’échanges de politesses sans aucun contenu doctrinal, d’une qualité littéraire médiocre qui tranche avec la grandiloquence des autres écrits de Sénèque, dans lesquels Sénèque regrette que Paul exprime un enseignement aussi admirable sous une forme aussi simple et Paul l’encourage à lui-même reprendre cet enseignement avec l’éloquence qui lui est propre pour le faire connaître à la cour impériale. Un argument évident en faveur de leur inauthenticité : Sénèque exhorte Paul à soigner son latin, alors que celui-ci n’écrivait pas en latin, mais en grec. Pourtant, Augustin et Jérôme les considèrent comme authentiques et Jérôme les cite même comme preuve du christianisme de Sénèque2.
Le prêtre catholique et archéologue Jean-Gabriel-Honoré Greppo a suggéré que les lettres authentiques échangées entre Paul et Sénèque, au contenu plus riche, étaient encore en circulation à l’époque d’Augustin et de Jérôme, mais qu’elles ont été perdues entretemps et que celles dont nous disposons ont été écrites pour les remplacer. Cette théorie est difficilement défendable : d’une part, pourquoi ces lettres auraient-elles été ignorées de tous les auteurs chrétiens avant le 4° Siècle ; d’autre part, au vu de leur importance, pourquoi auraient-elles été perdues et pourquoi Augustin et Jérôme se seraient-ils contentés d’une aussi brève mention ?
D’autres défendent que, même si la correspondance entre Sénèque et Paul est fictive, les deux hommes se connaissaient et que les lettres sont inspirées de leurs échanges. Les tenants de cette théorie se basent sur un élément biblique : Gallion, le gouverneur de l’Achaïe devant qui Paul est amené en Actes 18, était le frère de Sénèque. L’identification du Gallion d’Actes 18 à Lucius Iunius Gallio Annaeanus, frère de Sénèque et proconsul d’Achaïe vers 52 ap. J.-C., est aujourd’hui admise par tous les historiens. Après sa rencontre avec Paul, Gallion se serait renseigné davantage sur sa doctrine, qui l’aurait marqué au point où il en aurait parlé à son frère. Non seulement cette hypothèse ne repose sur rien de concret, mais en plus, elle pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. Pourquoi Gallion aurait-il voulu en savoir plus sur un obscur prédicateur itinérant juif ? Sa réaction montre plutôt que cette « affaire de Juifs » le laisse tout à fait indifférent, une attitude typique de l’aristocratie romaine qui méprisait le peuple et les croyances populaires. Il ne daigne même pas intervenir quand la foule bat le chef de la synagogue juste devant son tribunal !

Mais Paul n’a-t-il pas passé les dernières années de sa vie à Rome, où, bien qu’en résidence surveillée, il prêchait librement et a certainement conduit beaucoup de Romains à Christ, y compris « de la maison de César » (Philippiens 4:22)3 ? N’aurait-il pas pu être en contact avec Sénèque pendant cette période ? Ce n’est pas totalement impossible, mais aucun élément concret ne permet de l’affirmer. D’ailleurs, même si Sénèque avait entendu parler de cet enseignant à peine arrivé de Judée dont la doctrine nouvelle se répandait parmi le bas peuple, il est peu probable qu’il se serait intéressé davantage à lui, marqué comme il l’était par le mépris de classe, l’attachement à la tradition et la haine des Juifs4 qui caractérisaient l’aristocratie romaine. Précisons cependant que Sénèque n’aurait pas été le premier notable Romain à assouvir en privé sa curiosité envers ce que ses discours publics ne mentionnaient qu’avec dédain.
Des parallèles dans leurs écrits
Peut-on déduire une influence de l’enseignement chrétien de Paul des écrits de Sénèque ? La ressemblance entre certains écrits de Sénèque et les Epîtres de Paul est en tout cas indéniable. Dans ses Lettres à Lucilius, Sénèque écrit : « Il n’est aucune âme bonne sans Dieu. » (Lettres à Lucilius, 73) Il ajoute ailleurs : « Mais la seule chose qu’on puisse dire toujours de l’homme, c’est qu’il est méchant, qu’il l’a été, et, je le dis à regret, qu’il le sera toujours. » (Des bienfaits, 1.10) Il s’inclut volontiers lui-même : « Je ne suis pas un sage, et pour donner pâture à ta jalousie, je ne le serai jamais. […] Je ne suis point parvenu à la santé, je n’y parviendrai même pas. » (De la vie heureuse, 17)

Dans De la providence, Sénèque écrit : « Comment saurais-je combien tu serais fort contre la pauvreté, si tu nages dans l’opulence ; combien tu opposerais de constance à l’ignominie, aux diffamations, aux haines populaires, si tu vieillis au milieu des applaudissements, si l’invariable faveur et je ne sais quel entraînement des esprits subjugués t’accompagnent partout ? Comment saurais-je avec quelle résignation tu supporterais la perte de tes enfants, si tous tes rejetons sont encore sous tes yeux ? […] De même les élus de Dieu, ses bien-aimés, il les endurcit, il les éprouve, il les exerce ; les autres, qu’il parait traiter avec indulgence, avec ménagement, il les garde comme une proie sans défense pour les maux à venir. » (De la Providence, 4) La similitude avec Hébreux 12:5-11 est frappante.
Comme Paul, Sénèque juge inutiles les sacrifices et « temples faits de main d’homme » et affirme que le véritable temple est notre cœur : « Ne sauriez-vous concevoir un Dieu dont la grandeur égale la mansuétude, un Dieu vénérable par sa douce majesté, ami de l’homme, toujours présent à ses côtés, et qui demande non point des victimes ni des flots de sang pour hommage (quel plaisir est-ce pour lui de voir égorger d’innocents animaux ?), mais qui veut une âme pure, des intentions bonnes et honnêtes ? Il n’a pas besoin de temples faits de pierres qu’on entasse et élève bien haut : c’est dans son cœur que tous doivent lui vouer un sanctuaire. » (Fragments, 19) C’est un thème courant chez les auteurs stoïciens de cette époque.
La morale de Sénèque condamne l’esclavage et les combats de gladiateurs au nom d’une fraternité humaine universelle. Enfin, dans une autre de ses Lettres à Lucilius, il décrit Dieu comme « un esprit saint [qui] réside en nous, qui observe nos vices et veille sur nos vertus, qui agit envers nous comme nous envers lui » (Lettres à Lucilius, 41).
Cette ressemblance n’est cependant que superficielle. La théologie de Sénèque, comme celle du stoïcisme en général, est panthéiste : « il est près de toi le Dieu, il est avec toi, il est en toi » (Lettres à Lucilius, 41), « la nature ne peut pas plus exister sans Dieu, que Dieu sans la nature ; l’un et l’autre sont une même chose, et leurs fonctions sont les mêmes » (Des bienfaits, 4.8). Pour lui, comme pour bien des auteurs classiques avant lui, les noms donnés par les hommes à Dieu ou aux dieux ne sont que différentes émanations du Divin universel : « Pour peu que vous le vouliez, il y a bien d’autres noms à donner à ce grand auteur de tout ce qui est à notre usage : ainsi vous pouvez, conformément à nos rites, l’appeler Jupiter très bon et très grand, ou Jupiter Tonnant, ou Stator […] Tout nom que vous voudrez lui donner s’appliquera merveilleusement à lui, pourvu que ce nom caractérise quelque attribut, quelque effet de la puissance céleste. Dieu peut avoir autant de noms qu’il est de bienfaits émanant de lui. » (Des bienfaits, 4.7) Enfin, Dieu, comme les hommes, est soumis au destin, l’unique absolu de la philosophie stoïcienne : « Quelle que soit la loi qui nous impose cette vie et cette mort, elle est la même nécessité qui lie aussi les dieux : une marche irrévocable entraîne les choses humaines comme les choses divines. L’auteur et le moteur de l’univers a écrit la loi des destins, mais il y est soumis : il obéit toujours, il a ordonné une seule fois. » (De la Providence, 5)
Le théologien anglais Joseph Lightfoot note que les parallèles avec les Epîtres de Paul deviennent de plus en plus nombreux dans les écrits tardifs du philosophe. Une vague influence n’est donc pas à exclure, mais elle est loin d’être avérée, dans la mesure où on retrouve les mêmes idées chez d’autres auteurs antérieurs, et surtout, elle ne permet en aucun cas de conclure à la conversion de Sénèque. Il est bien plus probable que les Epîtres de Paul étaient inconnues en dehors du microcosme chrétien auquel elles étaient adressées et que Sénèque n’en a jamais entendu parler. En tout cas, l’influence de Sénèque sur les auteurs chrétiens latins, comme Tertullien, Lactance et Augustin, est certaine.

Enfin, la mort de Sénèque n’est pas sans rappeler celle de Christ : condamné à mort par l’Empereur (le même qui a fait exécuter Paul), qui lui ordonne de se suicider, il s’exécute sans un mot de protestation malgré l’injustice de la sentence. En y regardant de plus près, cependant, le récit de sa mort ressemble davantage à celle d’autres philosophes comme Socrate et est typiquement stoïcienne : Sénèque meurt par soumission au destin, sa mort n’a aucune vertu rédemptrice ni de témoignage (martyre, au sens étymologique du terme).
Conclusion
Tout porte à penser que la légende d’un Sénèque ami de Paul, qui aurait correspondu avec lui ou se serait même secrètement converti au christianisme, n’est apparue qu’au 4° Siècle, après l’époque de l’Empereur Constantin, quand l’élite romaine s’est progressivement convertie au christianisme, dans le but d’établir une continuité entre la sagesse antique et la foi nouvelle. Défendre aujourd’hui l’historicité de cette légende tardive a donc pour seul effet de nous décrédibiliser. Notre apologétique doit toujours être au service de la vérité et se garder de « pieux mensonges ».

Cette idée s’avère même contre-productive : une des critiques les plus courantes à l’égard des chrétiens des premiers siècles ne consistait-elle pas à présenter le christianisme comme une religion des faibles, des pauvres et des ignorants, ce à quoi les chrétiens répondaient que l’Evangile est un message qui s’adresse à tous les hommes, même aux plus simples ? Paul écrit aux Corinthiens : « Où est le sage ? où est le scribe ? où est le disputeur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde ? » (1 Corinthiens 1:20) Avec un Sénèque chrétien, « grand raisonneur de ce siècle devant l’Eternel » si on peut dire, qui mettrait ses talents rhétoriques au service de l’annonce de l’Evangile à la cour impériale, mais sans remettre en question la hiérarchie sociale antique, la force subversive du message chrétien pendant les premiers siècles se retrouve anéantie ! Cela irait bien au-delà de « se faire tout à tous » en adoptant l’éloquence de l’élite pour gagner l’élite : cela compromettrait un élément fondamental de la foi chrétienne, l’égalité de tous les hommes devant Dieu. Il ne s’agit évidemment pas de dire que les grands de l’Empire étaient exclus de l’espérance chrétienne, mais que pour la recevoir, ils devaient d’abord renoncer à l’orgueil de leur rang, accepter qu’ils ont autant besoin de la grâce que le plus pauvre des pauvres.
En revanche, une étude comparée des parallèles entre les Epîtres de Paul et les écrits de Sénèque peut être très intéressante. Qu’il s’agisse de traces d’une influence directe de Paul sur Sénèque ou d’éléments de vérité divine accessibles à la raison naturelle, on peut s’en servir pour montrer la voie vers l’Evangile, comme l’ont d’ailleurs abondamment fait les auteurs chrétiens antiques. Il y a certainement des pistes à explorer pour l’apologétique culturelle… à condition de ne pas aller trop loin en faisant passer Sénèque pour ce qu’il n’est pas.
Concluons sur une ouverture. Si, à l’époque des Apôtres chrétiens, la principale influence philosophique dans l’Empire romain était le stoïcisme5, il sera supplanté peu après par le néo-platonisme inspiré de Plotin. Le rapport à la foi chrétienne des héritiers de Plotin est intéressant : alors que Porphyre, le principal disciple de Plotin, était un fervent adversaire du christianisme et a écrit un traité intitulé Contre les chrétiens, son propre disciple Victorinus s’est converti au christianisme dans sa vieillesse et a à son tour transmis l’héritage néo-platonicien à son disciple, le très influent philosophe chrétien Augustin, au point où néo-platonisme et christianisme augustinien sont longtemps restés confondus. Comment une philosophie païenne à l’origine a-t-elle ouvert ses adeptes à la foi chrétienne ? Et en quoi l’apport chrétien a-t-il enrichi la philosophie néo-platonicienne originelle ? Voilà de nouvelles pistes à explorer… peut-être pour un prochain article ?
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Notes :
1 Augustin écrira lui-même que la simplicité littéraire des Evangiles, comparée à l’éloquence des textes classiques, a été dans sa jeunesse un obstacle à son intérêt pour la foi chrétienne.
2 Il est possible aussi qu’Augustin et Jérôme se contentent de rapporter la tradition qui attribue ces lettres à Sénèque et Paul, sans prendre position sur leur authenticité, et que le terme de « saint » chez Jérôme signifie que Sénèque est favorable au christianisme sans être lui-même chrétien.
3 Certains spécialistes pensent que cette expression fait référence uniquement aux esclaves, affranchis et domestiques qui travaillaient au palais impérial, pas aux aristocrates, sénateurs et autres hauts fonctionnaires de l’Empire. Il est possible qu’il y ait eu des conversions au sein de l’aristocratie romaine dès le 1er Siècle, mais ce passage n’est pas suffisant pour l’affirmer.
4 « Et pourtant cette coutume [le Sabbat] d’une race exécrée a si bien prévalu, qu’elle est déjà reçue par toute la terre : les vaincus ont donné leurs lois aux vainqueurs. » (Fragments, 26)
5 Voir Actes 17:18, où Paul, en séjour à Athènes, discute avec des philosophes épicuriens et stoïciens.
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« Si tu veux te soumettre toutes choses, soumets-toi à la raison. » (Sénèque – lettres à Lucillius 37-4)
« Le diable le transporta encore sur une fort haute montagne, et lui montra tous les Royaumes du monde et leur gloire; et lui dit: Je te donnerai toutes ces choses, si tu te prosternes et m’adores. Jésus lui dit: Retire-toi, Satan! Car il est écrit: Tu adoreras le Seigneur, ton Dieu, et tu le serviras lui seul. » (Matthieu 4:8-10)