– par Vincent M.T,
sur la base d’un travail de recherche de Jan Joosten.
On entend dire que la religion interdit la réflexion, les interrogations, les doutes. En revanche, la science, la philosophie et autres sciences humaines sont des domaines qui encourageraient toutes ces choses. De nombreux experts exerçant dans les milieux religieux, scientifiques ou universitaires démentiront cette caricature : il y a de l’obscurantisme et des lumières partout où les hommes reconnaissent une forme d’autorité, et c’est d’ailleurs un des grands enjeux de notre époque affligée par les fake news, les faits alternatifs et la « post-vérité ».
Cependant, certains milieux se prêtent probablement plus que d’autres à l’arrêt de la réflexion. Pour ce qui est du christianisme, il suffit de jeter un oeil au texte biblique pour voir qu’il est conçu pour inciter le questionnement et l’analyse du discours. Certes aucun fondement n’est à jamais l’abri de détournement, et l’histoire de l’Eglise comme de la Science le montre bien, mais on peut dire qu’en soi, la Bible est faite pour stimuler la réflexion.
Cache-cache et paraboles
Parfois, on dirait que Jésus ne veut pas se faire comprendre. Il le dit à ses disciples : il parle aux foules « en paraboles, afin qu’en voyant ils voient et n’aperçoivent point, et qu’en entendant ils entendent et ne comprennent point » (Marc 4.11-12). Que cherche-t-il à cacher ? Car en même temps, il semble penser que son message est destiné à être compris : « il n’est rien de caché qui ne doive être découvert, rien de secret qui ne doive être mis au jour. Si quelqu’un a des oreilles pour entendre, qu’il entende. » (Marc 4.22-23).
On pourrait arrêter ici notre réflexion et choisir la facilité en prétextant que la Bible est pleine de contradictions, comme la religion en général. Ce serait dommage, car c’est ce genre d’attitude qui nous empêche de chercher à comprendre tout ce qui sort de notre cadre de référence, de notre zone de confort culturel. Or on a tous beaucoup à apprendre de ceux qui ne pensent pas comme nous.
En fait Jésus reprend là une citation d’Esaïe, un prophète de l’Ancien Testament. On voit ainsi qu’il s’inscrit dans une tradition oratoire, marquée par une tension entre compréhension du discours et accessibilité du discours. Pour comprendre la raison d’être de cette tension, il faut d’abord en considérer quelques exemples.
L’étrange rhétorique des prophètes
Les prophètes de la Bible utilisent de nombreuses figures de style. La plupart sont communes à d’autres cultures, soit parce qu’elles s’inspirent de l’expérience humaine, soit parce que la culture des auteurs bibliques était en interaction avec d’autres cultures voisines.
Néanmoins, certaines figures de style sont manifestement exclusives aux discours prophétiques des hébreux et semblent refléter une forme d’argumentation qui leur est propre. En voici trois exemples :
- La négation dialectique
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Ce n’est pas vous qui m’avez envoyé ici, mais c’est Dieu. (Gn 45.8)
Ce n’est pas contre nous que sont vos murmures, c’est contre l’Éternel. (Ex 16.8)
Ce n’est pas avec nos pères que l’Éternel a traité cette alliance ; c’est avec nous, qui sommes ici aujourd’hui, tous vivants. (Dt 5.3)
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La formule « Ce n’est pas A ; c’est B« semble assez évidente, et pourtant elle est plus subtile qu’il n’y parait. Il ne s’agit pas de dire « A n’est pas vrai ; B est vrai ». En effet, dans ces trois contextes, il apparait clair que A est pourtant bien vrai ! Car ce sont bien les frères de Joseph qui l’on vendu en esclavage à des marchands Egyptiens et l’ont donc « envoyé ici » ; c’est bien contre Moïse et Aaron que toute l’assemblée d’Israël a murmuré ; et c’est bien à des gens qui n’étaient pas nés lors de l’Alliance au Mont Sinaï (38 ans plus tôt) que Moïse s’adresse – tout du moins en partie.
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La figure de style consiste donc à souligner que, bien que A soit vrai, l’enjeu fondamental est en fait B. La négation de A ne sert pas à rejeter A, mais à contraster A et B. C’est la clef qui permet de comprendre d’autres passages utilisant la même structure (souvent mal interprétés), par exemple :
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Car je n’ai point parlé avec vos pères et je ne leur ai donné aucun ordre,
Le jour où je les ai fait sortir du pays d’Égypte,
Au sujet des holocaustes et des sacrifices.
Mais voici l’ordre que je leur ai donné:
Écoutez ma voix,
Et je serai votre Dieu,
Et vous serez mon peuple;
Marchez dans toutes les voies que je vous prescris,
Afin que vous soyez heureux. (Jr 7.22-23)
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Ou encore :
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Car j’aime la piété et non les sacrifices,
Et la connaissance de Dieu plus que les holocaustes. (Os 6.6)
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Evidemment, il suffit de regarder ces versets dans leur contexte pour voir que Dieu aime et ordonne des sacrifices, mais que ce n’est pas l’enjeu principal pour lui. Cependant, le découpage du texte en versets et la tendance à extraire ces versets de leur contexte a popularisé une mauvaise compréhension de cette figure de style.
. - La pseudo-citation
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Que le roi, mon seigneur, daigne maintenant écouter les paroles de son serviteur :
Si c’est l’Éternel qui t’excite contre moi, qu’il agrée le parfum d’une offrande ;
Mais si ce sont des hommes, qu’ils soient maudits devant l’Éternel,
puisqu’ils me chassent aujourd’hui pour me détacher de l’héritage de l’Éternel,
et qu’ils me disent : Va servir des dieux étrangers ! (1Sa 26.19)
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Il semble peu probable que quiconque ait littéralement dit au jeune David d’aller servir des dieux étrangers. D’ailleurs la formulation laisse plutôt penser qu’il s’agit d’une sorte de mise en scène symbolique. Autrement dit, David caricature ceux qui auraient monté Saül contre lui, il rend manifeste leurs intentions en leur attribuant des paroles fictives. On retrouve la même figure de style chez Esaïe :Écoutez donc la parole de l’Éternel, moqueurs,
Vous qui dominez sur ce peuple de Jérusalem !
Vous dites : Nous avons fait une alliance avec la mort,
Nous avons fait un pacte avec le séjour des morts ;
Quand le fléau débordé passera, il ne nous atteindra pas,
Car nous avons la fausseté pour refuge et le mensonge pour abri. (Esa 28.15)Encore une fois, on peut sérieusement douter que quelqu’un se prévale publiquement d’avoir « la fausseté pour refuge et le mensonge pour abri ». Ésaïe expose ici ce qu’il identifie de nocif dans la pensée des dirigeants de Jérusalem, à savoir, qu’ils se croient à l’abri du malheur grâce à leurs manigances.
- Le vocatif antonomastique
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Écoutez la parole de l’Éternel, chefs de Sodome !
Prête l’oreille à la loi de notre Dieu, peuple de Gomorrhe ! (Esa 1.10)
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Fuyez, enfants de Benjamin, du milieu de Jérusalem (Jr 6.1)
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Esaïe ne s’adresse pas aux citoyens de Sodome et Gomorrhe, pas plus que Jérémie ne vise que la tribu de Benjamin dans son discours. Ils parlent tous deux au peuple hébreu dans son ensemble. Alors pourquoi les appellent-ils par des noms qui ne leurs correspondent pas ?
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Il s’agit ici de s’adresser à une personne, ou à un groupe de personnes, par un titre emprunté à un autre situation, afin d’y faire référence. C’est un peu l’équivalent de l’expression moderne « Bande de… » : les prophètes reprochent ainsi à leur auditoire de se comporter comme un groupe particulier des récits bibliques. Ésaïe compare les juifs en exile aux peuples rebelles des tragiques villes de la Genèse (ch. 18-19), et Jérémie les compare aux hommes de la tribu de Benjamin dont les exactions sont rapportées dans le livre des Juges (ch. 19).
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On retrouve cette même figure dans la bouche de Jézabel, à l’intention de Jéhu :
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Jéhu entra dans Jizreel. Jézabel, l’ayant appris, mit du fard à ses yeux, se para la tête, et regarda par la fenêtre.
Comme Jéhu franchissait la porte, elle dit : Est-ce la paix, Zimri, assassin de son maître ? (2R 9.31)
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Jézabel compare ainsi Jéhu à Zimri (1R 16.15-19), un commandant de l’armée qui a assassiné son roi en pensant lui succéder, mais qui n’a régné que 7 jours avant que l’armée ne choisisse de soutenir un autre dirigeant. Destitué, Zimri a mis feu au palais royal et a péri dans l’incendie. Cette référence sert tant à caractériser le comportement de Jéhu tel que Jézabel le parçoit, qu’a le prévenir des conséquences tragiques de ce genre de comportement. Et bien que Jézabel ne soit pas une prophétesse, cela reste de la « rhétorique prophétique » car les récits tels que nous y avons accès nous sont rapportés et donc stylisés par les prophètes, car ils se préoccupent plus de révéler les enjeux des situations abordées que de l’exactitude des propos tenus.
Mais pourquoi ils font ça ?
Outre la portée persuasive en soi de ces figures de styles frappantes (quand on les comprend), on note qu’elles sont plutôt brèves et concises. De fait, n’étant pas explicites, elles incitent l’audience à « défaire l’emballage » de la rhétorique mise en oeuvre par les orateurs, plutôt qu’à écouter passivement en absorbant sans réflexion ce qu’on lui dit. La rhétorique prophétique est provocante, polémique, et donc participative. Cela a plusieurs avantages :
- D’abord, on aborde le discours moins rapidement, ce qui nous force à prendre le temps de le comprendre avant que l’on décide de l’accepter ou de le rejeter. Ce n’est pas sans faire écho au style transcendantal au cinéma, que nous avons abordé récemment.
- Ensuite, on participe à « décortiquer » le discours, ce qui excite notre motivation dans la recherche du message de fond, rendant l’exercice plus agréable. Jan Joosten, Professeur d’Hébreu à Oxford, appelle cela la « persuasion coopérative » car elle implique le public.
- Enfin et surtout, cela aiguise notre esprit vis-à-vis de tout discours, évitant que l’on se laisse avoir par des affirmations péremptoires ou par des formules séduisantes mais sans fondement.
Cela constitue un argument apologétique important : contrairement à la réputation que lui prêtent certains athées, et contrairement à d’autres types de foi religieuse, la foi chrétienne ne repose pas sur des instructions à suivre bêtement ou des doctrines à accepter sans brocher, mais sur des textes écrits d’une manière qui force la réflexion.
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Voir : Prophetic discourse and popular rhetoric in the Hebrew Bible, par Jan Joosten.