Le nouvel épisode de Black Mirror, Bandersnatch, est un récit interactif : le spectateur peut à divers moment orienter l’histoire dans un sens ou dans un autre. Nous suivons et pilotons Stefan, un jeune concepteur de jeux vidéos qui vit seul avec son père depuis le tragique décès de sa mère dans son enfance. C’est l’équivalent très assumé des « Aventures dont vous êtes le héros », un type de littérature à choix multiple, populaire dans les années 80 et 90. Bien entendu, avec Black Mirror, cela s’intitulerait mieux « La mésaventure dont vous êtes la victime ». Quoi qu’il en soit, sous des airs de divertissement, cet épisode comme ses prédécesseurs donne matière à réfléchir.
Bifurcations
Evidemment, devoir scénariser et réaliser plusieurs histoires, cela limite les options possibles. En général, elle sont réduites à deux pour chaque décision, ce qui est symbolisé dans l’épisode Bandersnatch par cet embranchement binaire : depuis le très ordinaire choix entre des frosties et des miel pops, jusqu’à celui de qui va vivre ou mourir.

En réalité le choix est dans l’ensemble souvent un peu plus complexe, et parfois un peu moins, que ne le laisse supposer ce symbole.

Ainsi, en combinant des bifurcations, on peut accéder à des trames narrative nouvelles ; toutefois par moments les deux choix proposés mènent en fait au même résultat. Par ailleurs, et c’est clairement énoncé dans l’épisode, le fait de pouvoir recommencer, de pouvoir parcourir toute l’arborescence des choix fait finalement que chaque choix est sans réelle conséquence, donc sans importance ni signification*.
Ces deux aspects – les choix qui mènent au même résultat et l’inconséquence du recommencement – ont poussé de nombreuses personnes à supposer que cet épisode avait pour thème central l’illusion du choix.
Désormais, ils n’ont que l’illusion de la liberté de choix ; et, en réalité, c’est moi qui décide de la manière dont ça se termine.
Stefan, protagoniste de Bandersnatch
Ceci est d’ailleurs une des principales raisons pour lesquelles les récits « à choix multiple » déçoivent leur public. Offrir une vraie liberté, c’est beaucoup de travail !
Exemple typique, côté consoles, la série de jeux Telltale reprend des univers comme Fable, The Walking Dead, Borderlands ou Game of Thrones, mais généralement sans permettre de choix significatif dans le récit, si ce n’est au dernier épisode de l’histoire. C’est la critique qui leur a été le plus souvent adressée, et sans le côté attachant de leurs personnages, leur succès serait bien plus mitigé – même si avec le temps Telltale a appris à mieux entretenir la fameuse illusion.
Côté écrans, il y a les autres oeuvres interactives auxquelles s’est attelé Netflix dans le passé, et où le choix est plus un ressort ludique que narratif. Car, contrairement à ce qu’on lit presque partout, transposer ce format à l’écran n’a rien de très nouveau en soi. Netflix proposait déjà du contenu interactif depuis presque deux ans, mais uniquement pour des oeuvres animées, comme Les aventures du Chat Potté, Buddy Thunderstruck, Stretch Armstrong ou encore Minecraft. Et, convenons-en, avec des modèles plus simples.


Néanmoins, sans nier que l’illusion du choix est effectivement un des thèmes évoqués par cet épisode de Black Mirror, il y a un thème plus subtilement fondamental de ce multi-récit.
La limite du choix
On peut se demander comment analyser un récit qui part, littéralement, dans tous les sens. Pourtant il faut bien voir cette oeuvre comme un seul récit, puisque le spectateur est ici encouragé à « ré-essayer », à explorer un autre embranchement à chaque fois qu’il arrive au bout – ou presque. Comme nous l’avons vu, cela fait émerger le thème du choix, mais plus encore celui du non-choix.
En effet, quelle que soit la suite de choix que l’on fait, le récit semble tendre inévitablement vers une sorte de cauchemar sans issue. Ainsi nous sommes comme le protagoniste, Stefan : nous n’avons que l’illusion du choix. Nous finissons par sombrer dans la violence, commettre un « suicide mental », assassiner quelqu’un, croupir en prison, devenir fou, se jeter d’un balcon, ou découvrir que notre enfance est un mensonge. Même lorsque Stefan parvient à finir son oeuvre en obtenant la meilleure réception critique, le jeu est rapidement retiré de la vente parce qu’on découvre qu’il a décapité son père.
La scène ou Colin parle de PacMan résume bien la philosophie de cet épisode de Black Mirror : « C’est une vaste métaphore. [Pacman] pense qu’il est libre de faire des choix, mais en réalité il est enfermé dans un labyrinthe, dans un système. Tout ce qu’il peut faire, c’est consommer« . On repense alors aux premiers choix de l’épisode : entre deux marques de céréales, entre deux cassettes audio… ce faisant, on relève une subtile critique de la société de consommation, et de nous, consommateurs.
Nous avons tendance à nous laisser séduire par la fausse promesse du « supermarché » : le choix sans fin. Pourtant presque aucun des choix commerciaux proposés n’a de réelle conséquence dans notre vie, car la société de consommation vise plutôt à nous priver d’une réelle capacité à influencer quoi que ce soit.
Cette tension entre, d’une part, la promesse du choix illimité, de l’exploration sans fin de l’arbre des possibles, et d’autre part la contrainte constante de devoir choisir entre seulement deux options (peu réjouissantes qui plus est), reflète une tension propre au rapport entre l’humain et la technologie. Le désir de toute-puissance confronté aux limités indépassables de la réalité – même avec la technologie.
La capacité à voir toutes les conséquences des choix qui s’offrent à nous, à explorer tous les mondes possibles, reviendrait à être sans limite – un dieu. Mais la vie humaine n’est pas ainsi : nous ne pouvons pas tout connaitre, et nous ne pouvons pas revenir dans le passé pour prendre un autre chemin. Bandersnatch attise en nous le désir de transcender nos limites, de recommencer pour parcourir l’ensemble de cette géographie narrative… pour nous confronter au fait que c’est une illusion.
Les miroirs te permettent de voyager dans le temps.
Colin
Ici, le « noir miroir » – l’écran de smartphone, tablette, ordinateur ou télévision – nous montre littéralement ce qu’il se passe quand on cherche à voyager dans le temps : on perd le sens du choix et de la finitude humaine.
Personnellement, je n’ai jamais recommencé une aventure à choix multiple – plus par paresse que par conviction. Néanmoins, il me semble qu’il est très humain de se contenter d’une seule itération, car c’est notre humanité qui limite notre choix.
Comme le souligne la thérapeute : « Le passé est immuable, Stefan. Peu importe à quel point c’est douloureux, on ne peut pas changer les choses« . Autrement dit, on ne peut pas toujours effacer et recommencer.
Finitude heureuse
Et au final, parmi toutes les fins possibles, une seule ne semble pas totalement malheureuse : celle justement où Stefan remonte mentalement dans le temps, pour prendre le train avec sa mère et périr dans le même accident, commettant une forme de suicide mental dans le présent.
Pas que le suicide constitue une quelconque sorte de happy end, et d’autant moins pour le père de Stefan et sa thérapeute qui sont confrontés à cet événement. Néanmoins cette réécriture du passé semble offrir une libération à Stefan : plus de colère réprimée, plus de culpabilité, plus de remord.
Si c’est la seule fin qui permet une sorte de catharsis, elle demeure inaccessible dans notre réalité. Notre finitude implique que nous ne pouvons toujours pas changer le passé, mais nous pouvons véritablement guérir et nous libérer du passé – à défaut de pouvoir le faire complètement.
Notre guérison et notre délivrance, tout comme notre connaissance, n’a en effet pas besoin d’être totale pour être réelle. Ce n’est pas à dire que la totalité, l’aboutissement complet de chaque chose, ne viendra jamais – c’est après tout une des promesses fondamentales de la Bible – mais on peut d’ors et déjà en faire l’expérience (limitée), avoir un avant-goût de ce que la théologie chrétienne nomme – ironiquement – la « Consommation ».
______
* Notons que la critique peut particulièrement s’appliquer à la théorie du « multivers » : si toutes les versions possibles de l’univers existent, que tous les choix sont faits, alors il n’y a ni choix ni liberté, juste des instances, des configurations particulières d’atomes à des endroits donnés. Bref, loin d’offrir la liberté totale de choisir sa version de la réalité, la théorie du multivers réduit toute liberté, tout sens, toute personnalité à néant. C’est d’autant plus ironique quand on sait que la théorie du multivers est essentiellement une parade scientiste contre les nouveaux indices en faveurs de l’existence d’un Dieu créateur.