— par Y. Imbert
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C’est l’histoire d’une grand-mère qui part en vacances. Mais pas votre gentille grand-mère, pas celle des cadeaux et des mémorables weekends de famille. Non, celle-là est un peu pénible. Lorsque son fils veut partir en vacances, en famille, la grand-mère fait tout ce qu’elle peut pour lui faire changer d’avis. Son fils, Bailey, veut aller en vacances en Floride. Ils n’ont jamais vu la Floride ! Mais la grand-mère, elle, a d’autres projets : le Tennessee. Elle a des « connexions » là-bas. En plus ses petits-enfants n’y sont jamais allés… En plus un dangereux tueur, le Désaxé, vient de s’échapper de prison. La grand-mère insiste… et elle réussit son coup !
Tout le monde en voiture, direction le Tennessee. Tout le monde, y compris le chat de la grand-mère qu’elle cache au moment de partir. Deux enfants, un bébé, un chat, et une grand-mère quasi tyrannique. Pas de problème, le voyage ne durera que quelques heures ! Avec une grand-mère qui n’arrête pas de parler. Avec une grand-mère qui veut s’arrêter dans un coin perdu pour voir une maison étrange dont elle a entendu parler. Elle convainc les deux enfants qui à leur tout exaspèrent tellement leur père… qu’ils ont un accident de voiture. Merci grand-mère !
Heureusement, une voiture arrive, et qui en sort ?
Le Désaxé !
La grand-mère le reconnaît et le tueur envoie ses deux complices dans les bois avec le fils et le petit-fils de la grand-mère. Deux coups de feu. La grand-mère commence à plaider pour sa propre vie, tout en appelant son fils. Le Désaxé réplique que Jésus est le seul qui a jamais ressuscité les morts. Quand les complices du Désaxé reviennent, c’est au tour de la mère, de la fille et du bébé. La grand-mère, elle, parle encore.
Au milieu de tout ça, le Désaxé exprime des doutes quand à la résurrection de Lazare… tout en devenant agité, en colère. Mais en colère contre qui ? La grand-mère, Jésus, lui-même ? Et d’un coup il lâche que dans la vie il n’y a « pas de plaisir, mais de la méchanceté ». La grand-mère, elle, ne sait pas trop que penser. En fait si : elle pense que le Désaxé est en train de craquer, qu’il va fondre en larmes. Que ce coeur de tueur a finalement trouvé la lumière. Elle tend alors la main et touche l’épaule du Désaxé avec tendresse en disant « Mais tu es un de mes bébés. Tu es un de mes propres enfants ! » Le Désaxé recule d’un bond, comme mordu par un serpent. Et il tue la grand-mère. Quand ses complices reviennent, le Désaxé remarque que la grand-mère aurait pu être une bonne personne si jamais il y avait eu quelqu’un pour la tuer chaque minute de sa vie.
C’est lorsque la foi de l’individu est faible, et non lorsqu’elle est forte, qu’il aura peur d’une représentation honnête et fictive de la vie
Cette histoire courte a été publiée par Flannery O’Connor en 1953 sous le titre « A good man is hard to find ». Auteure américaine et catholique convaincue, O’Connor eu du mal à se faire accepter dans son propre milieu catholique. Ce n’est pas très difficile à comprendre. L’histoire ci-dessus est un bon exemple. Si vous êtes chrétien, vous allez attendre d’un auteur chrétien qu’il parle de… d’espérance, de grâce, ou de résurrection. Vous attendrez que l’histoire finisse sur une note positive. Bien sûr O’Connor était très consciente du fait que de nombreux lecteurs catholiques s’opposaient à son style d’écriture. Elle décrit cette critique ainsi :
« Les lecteurs catholiques sont constamment offensés et scandalisés par des romans qu’ils ne sont pas équipés pour lire, et ce sont souvent des œuvres imprégnées d’un esprit chrétien. C’est lorsque la foi de l’individu est faible, et non lorsqu’elle est forte, qu’il aura peur d’une représentation honnête et fictive de la vie, et lorsqu’il y a une tendance à compartimenter le spirituel et à le faire résider dans un certain type de vie seulement, le sens du surnaturel est généralement susceptible de se perdre. »1
En d’autres mots : le problème des chrétiens qui sont scandalisés par les histoires de O’Connor, comme celle ci-dessus, c’est que nous ne savons pas ce qu’est la « vraie vie ». Elle cherche donc à réveiller ses lecteurs, catholiques ou non… et pour cela elle n’hésite pas à utiliser la violence qui est commune dans le monde. Elle écrit d’ailleurs ceci :
« Le romancier qui a des préoccupations chrétiennes trouvera dans la vie moderne des distorsions qui le répugnent, et son problème sera de les faire apparaître comme des distorsions à un public habitué à les voir comme naturelles ; et il pourrait bien être forcé d’adopter des moyens toujours plus violents pour faire passer sa vision à ce public hostile. »2
Pour réveiller ses lecteurs, O’Connor utilisa un genre bien particulier : celui du grotesque. C’est l’approche littéraire qui, tant dans sa forme que dans son contenu, essaie de détourner ce qui paraît normal pour le rendre anormal, étrange, choquant. C’est un genre fondé sur la déformation l’exagération qui a pour but de surprendre et/ou de choquer le public. Pour O’Connor, le grotesque éveille le lecteur par sa distorsion même. Il peint une partie de l’humanité de façon gargantuesque et pervertie.

Qu’est-ce O’Connor essaie de décrire ?
La nature humaine. Tout simplement. Elle observe la nature humaine et le monde que nous avons construit. Ce qu’elle voit, c’est que le monde est un monde dans lequel le péché règne. Il y a donc chez O’Connor une observation profondément théologique. La doctrine du péché et du mal sont le plus souvent présents dans la fiction d’O’Connor. Si elle met tant d’accent sur la présence du mal et de la violence, c’est parce que le monde est soumit au mal et à la violence. Au point que nous la considérons presque comme normale… C’est cela qui pousse O’Connor à utiliser le grotesque. Elle veut nous faire prendre conscience de l’état déchu de ce monde.
O’Connor essaie de nous forcer à prendre davantage conscience des conséquences de notre folie et de notre misère. Nous sommes des êtres violents, et seule celle-ci peut parfois nous éveiller à notre condition.
En faisant cela, nous sommes pris au dépourvu. Nous revenons de la normalité du péché et de la violence pour découvrir comme pour la première fois ce qu’est l’humanité, et plus encore ce qu’elle devrait être. En faisant cela, O’Connor adopte parfois un langage presque prophétique et radical par lequel la violence dénonce et détruit la violence, un langage qui dévoile toute la méchanceté, la violence, et la perversion humaine :
« Je m’oppose à toi ! — déclaration du Seigneur des Armées. Je relèverai le bas de ta robe sur ton visage, je montrerai ta nudité aux nations, ton ignominie aux royaumes. Je jetterai sur toi des horreurs, je te rabaisserai et je te donnerai en spectacle. Ainsi, quiconque te verra fuira loin de toi et dira : ‘Ninive est ravagée. Qui la plaindra ? Où te chercherai-je des consolateurs ?’ » (Nahum 3.5-7)

Mais est-ce que cela veut dire que O’Connor ne fait que décrire un monde de violence ? Est-ce que cela veut dire que la grâce est totalement absente de l’écriture de O’Connor ? Non, bien au contraire ! Il y a un concept central dans ses écrits connu sous le nom de « lacement de la grâce ». O’Connor dit elle-même dans Mystery and Manners, O’Connor écrit : « Il y a un moment dans chaque grande histoire où la présence de la grâce peut être ressentie alors qu’elle attend d’être acceptée ou rejetée, même si le lecteur ne peut pas reconnaître ce moment. »3 Il y a des moments de grâce, mais ils sont « déplacés ». Ils sont là où nous ne les attendons pas. Pour O’Connor, ce « déplacement » exige que nous soyons « déplacés » d’un monde dans lequel il n’y a qu’un seul vrai Dieu et où les choses sont justes, vers un endroit où il ne semble y avoir que péché, un monde dans lequel les gens sont grotesques et certains sont des monstres. Ce déplacement nous permet de voir la profondeur du mal afin de voir plus clairement encore l’espérance de la rédemption.
O’Connor déploie cette grâce de deux manières. Il y a tout d’abord un moment de grâce « négatif » qui se voir par le vide ou le manque qu’il crée. C’est le cas du Désaxé dans « A Good Man is Hard to Find ». Parce qu’il n’arrive pas à croire, le Désaxé s’engage dans le mal, le poursuit, s’y identifie. C’est, littéralement, ce qu’il devient. La grâce se voir par son absence. Mais il y a aussi chez O’Connor un moment de grâce « positif ». C’est l’instant où la grand-mère reconnaît le Désaxé comme « un de ses propres enfants ». La grand-mère et le Désaxé sont semblables. La grand-mère le reconnaît comme l’un de ses propres enfants parce qu’elle réalise soudain qu’elle était superficielle, qu’elle était loin d’être une « bonne » personne.

Toute l’oeuvre de O’Connor – la manière dont elle essaie de montrer la radicalité de notre péché et la manière dont elle décrit la grâce – peut se résumer par la fin de « A good man is hard to find ». Le Désaxé dit que la grand-mère aurait pu être une bonne personne si jamais il y avait eu quelqu’un pour la tuer chaque minute de sa vie. Que veut dire O’Connor ? Simplement que la grand-mère, convaincue qu’elle était une « bonne personne », ne l’aurait été que si elle était tuée à chaque minute de sa vie. C’est étrange, non ? Pas tant que cela : il est impossible d’être « bon » sans Dieu. La grand-mère ne pouvait pas l’être. C’est ce que le Désaxé veut dire : il est théologien malgré lui. Ce moment « négatif » nous dirige vers la radicalité de la grâce. C’est seulement par elle que nous pouvons espérer être transporté hors d’une réalité radicalement marquée par le péché et dans le royaume du lumière.
O’Connor est une auteur catholique dont l’objectif est de nous faire prendre conscience de la radicalité du mal afin que la radicale grâce de Christ brille d’autant plus. Pour l’écrivain chrétien, il n’y a pas de plus grande vocation.
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Notes :
1Flannery O’Connor, « The Church and the Fiction Writer », 30 mars 1957, America: The Jesuit Review, https://www.americamagazine.org, consulté le 30 juillet 2019.
2Flannery O’Connor, « The Fiction Writer and His Country », dans Collected Works, p. 805.
3Flannery O’Connor, Mystery and Manners, p. 118.
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Yannick Imbert est professeur d’apologétique à la Faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence.