– par Vincent M.T.
Cet article est le troisième d’une série :
- Les jeux de rôles (1) : faut-il s’abstenir ?
- Les jeux de rôles (2) : pourquoi y jouer ?
- Les jeux de rôles (4) : où y jouer ?
Ce n’est pas une obligation, mais c’est une pratique répandue : en tant que joueur-organisateur, j’ai entrepris de donner l’impulsion initiale du terrain de jeu. Autrement dit, j’ai jeté les bases du monde et de l’histoire dans laquelle nous allions entrer, et que nous allions explorer et construire ensemble.
En cela, le joueur-organisateur est l’équivalent de l’auteur principal. Après tout, c’est lui plus que n’importe quel autre joueur qui va animer le monde imaginaire. Moins les joueurs en savent d’avance, plus les aspects d’originalité, de surprise, de réflexion et de recherche seront efficaces. Pour autant, le travail n’est pas solitaire. D’une part, j’ai sondé les joueurs pour savoir quel type de jeu et de récit les motivait, en leur esquissant plusieurs propositions. Mais j’ai également élaboré certains concepts avec leur aide, ou celle de personnes extérieures au jeu.
Le point de départ : la forme
Les études de théologie m’ont aidé à avoir les idées claires sur la manière de créer une histoire et un monde où les principes bibliques pouvaient s’appliquer de façon cohérente. En parallèle, j’avais étudié (assez peu, mais tout de même) la façon dont d’autres auteurs ont fait cela : Tolkien et Lewis notamment.
Mon but n’était pas de faire une parabole du récit biblique, comme dans Narnia. Plutôt, comme dans le Seigneur des Anneaux, de m’inspirer des thèmes et ressorts narratifs utilisés par Dieu dans sa Révélation pour structurer un théâtre où chaque joueur pourrait se confronter à la sagesse de Dieu d’une façon alternative. Ainsi, que l’on soit chrétien ou non, l’originalité de la forme vise à permette de (re)découvrir avec intérêt des choses qui sont déjà présentes dans la réalité.

En ce sens, exercer son imagination dans l’art est une « para-création », une création non pas « à partir de rien » (ce que Dieu seul peut faire) mais à partir de la création de Dieu. Cette activité est un exercice artistique, non une poursuite du pouvoir ; il s’agit d’imaginer et non de dominer ou de re-former la Création et les esprits. Pourtant, il est logique que, tout comme la Création, cette para-création exprimer (sous une autre forme) la révélation de Dieu.
La base : du Père au Fils
En premier lieu, il a fallu que je planche sur la cosmogonie, la fondation du monde. Pas une mince affaire : je viens tout juste de finir de poser les bases. Bien sûr, on a commencé à jouer avant ça, simplement on était d’accord que le jeu était en « version alpha » et pouvait donc subir des remaniements conséquents selon l’évolution de mes travaux.
Quoi qu’il en soit, j’ai voulu suivre le même motif en quatre mouvements que celui que de nombreux théologiens ont identifié dans la Bible : Création, Chute, Rédemption, Consommation. Ce dernier terme est un peu vieilli, il renvoie à la l’accomplissement parfait de toutes choses, bref, le paradis. Le temps du jeu sera celui de la Rédemption, essentiellement l’équivalent de l’Ancien Testament car le mélange tendu entre un système de mérite et un système de grâce me semble le plus adapté à un jeu de rôle. Les aspect Création et Chute seront présentés sous la forme de mythe fondateur, et la Consommation comme l’espoir d’un monde meilleur à venir. Pour autant, ils sont en continuité avec le temps du jeu.

Dans la Bible, il est question d’un Dieu créateur, ses créatures se détournent de lui et commettent des horreurs qui ont un impact sur toute la création, mais plutôt que de les punir à la mesure de leurs agissements, il agit au sein de l’histoire pour les sauver et ramener sa création à un état de paix et de joie.
- Dans notre monde imaginaire, le monde n’est pas créé par la Parole (comme dans la Bible) ni par la Chanson (comme dans le Seigneur des Anneaux) mais par la Danse. Je cherchais un acte créateur qui évoque l’art et la joie, mais sans vouloir copier ce qu’avait fait Tolkien. Je me suis intéressé à la danse, et elle a présenté d’office deux inconvénients théologiques : d’abord, elle impliquerait que le divin ait un physique, une matière (pour faire des gestes, il faut un corps) ; ensuite, elle impliquait que, la Création étant aussi un Révélation, les « textes » religieux seraient non pas écrits mais dansés, limitant largement la précision de la communication (par rapport à un texte écrit).
Cependant, en y réfléchissant, la Parole implique elle aussi un physique. Il faut des cordes vocales pour parler. Il faut des yeux pour voir. La Genèse utilise ce langage anthropomorphique et pourtant elle considère que Dieu n’a pas de corps. Alors pourquoi être plus royaliste que le roi ? J’ai tout de même évité toute référence corporelle (membres) dans ma description de la Danse créatrice, pour me concentrer sur les mouvements (écart, jaillissement, ralentissement, etc.). Quant à la précision du langage, il faut reconnaître que celui de la Genèse est riche et profond tout en étant poétique, et on débat encore aujourd’hui sur le sens de certains mots. L’art est codifié, il s’interprète culturellement. J’ai donc choisi de codifier la Danse, de l’accompagner d’une interprétation officielle. De plus, les rituels religieux mélangeant danse et parole/chant pour plus de clarté, mais sans en faire un traité de théologie.
La Chute quant à elle se concrétise par la perte de l’harmonie – cette (re)connaissance du sens que le Dieu créateur a donné aux choses dans Son monde. Les créatures du Dieu originel ont une liberté et une puissance d’action extraordinaire sur leur environnement et entre elles, mais maintenant qu’elles se sont séparé de la source de tout, la portée de leurs actes est dévastatrice. Après une série de catastrophes et finalement un cataclysme, les formes originelles de certaines activités des différentes races (elfes, nains, humains, etc.) sont bannies car leur puissance les rend trop dangereuses.
Un dieu créateur, un seul… mais alors que faire de la diversité religieuse ? Et bien, vous remarquerez que la Bible tient un discours ambivalent sur les « autres dieux ». Elle semble dire parfois qu’ils n’existent pas vraiment, ou en tous cas que ce ne sont pas des dieux, mais la préoccupation principale des auteurs est de montrer que les autres dieux sont impuissants face au dieu créateur, et incapables de sauver les humains de leur situation déchue.

Par ailleurs, tout comme on a tendance à appeler « religion » des choses finalement très différentes entre les cultures, on a tendance à appeler « dieux » des êtres qui n’ont pas grand-chose en commun. Le Dieu de la Bible n’a pas de corps – au point que sa venue sur terre sous forme humaine est très difficile à accepter pour les premiers qui lui font face. Les dieux nordiques ont un corps, et peuvent même être blessés, et mourir. Chez certains il y a de la hiérarchie et des spécialisations, chez d’autres il y a des épisodes dignes de « Amour, Gloire et Beauté », tandis que chez d’autres, le détachement est de mise – au point qu’il n’existe que des instances de la divinité mais pas de « dieu » en soi. Bref, on peut facilement jouer sur ce flou artistique et formuler des « religions » qui ne se considèreraient pas respectivement comme des religions, ou des adeptes qui ne sont pas particulièrement missionnaires (que ce soit cohérent avec leurs principes ou non), afin d’éviter que le jeu se termine en rediffusion des Croisades selon France 2.
- Dans notre monde imaginaire, il y a un seul dieu créateur/sauveur, mais plusieurs choses que les personnages peuvent choisir comme objet de culte, comme source de sens et d’espoir. Certains cultes concernent des êtres qui n’existent pas. D’autres concernent des créatures qui offrent des avantages en échange de l’allégeance des humains – donc dans un rapport marchand. D’autres encore déifient des créatures qui n’ont rien demandé. D’autres enfin sont plus proches d’une sorte de philosophie qui s’exprime sous des apparences religieuses. Bref, il y a de tout.
Pour ne pas créer de déséquilibre, et pour aménager une surprise, aucun des joueurs ne rend directement un culte au Dieu créateur au départ du jeu – ils ne le connaissent pas, ou tout juste. Si un joueur veut être religieux, je lui indiquerait le « dieu » que son peuple honore, que je présenterai sous un jour attirant. Pas nécessairement « un méchant démon qui se fait passer pour le Dieu créateur » (voir plus bas).
Puis au fur et à mesure du jeu, j’essaierai de le faire traverser à tous les joueurs des situations qui devraient pousser leurs personnages à remettre en question la légitimité de leur vision des choses – religieuse ou non. L’idée étant qu’ils se rendent compte que leur dieu est imparfait, et en partie insatisfaisant. J’aime beaucoup, comme c’est souvent mis en scène dans le Nouveau Testament, les situations où on se rend compte que les « méchants » – ou en tous cas ceux qui ont tort – c’est nous.
Et ça ne s’arrête pas là, car le but n’est pas simplement de critiquer la religion, mais j’aborde la question de ce qui vient après ce recul critique un peu plus loin.
Au final, le but n’est pas que les personnages se convertissent à « la seule vraie religion », et surtout pas d’une manière insensée. Le but est qu’ils soient confrontés à un monde qui se révèle être à la fois créé et déchu. On peut tout aussi bien explorer la rupture et la misère d’une vie séparée de son créateur, sans pardon, sans espoir, sans amour ; ou encore la difficulté d’une vie de doute, de recherche de maîtrise ou de certitudes – et tout cela glorifie Dieu. Un personnage peut mourir sans avoir cherché ni accepté le Dieu créateur/sauveur, comme dans la vraie vie. C’est là que l’aspect magique et merveilleux du monde imaginaire peut jouer, représentant symboliquement les conséquences de certains choix (car encore une fois, une loi du karma trop stricte supprimerait toute la joie du jeu).

C’est aussi là que la dimension narrative prend toute son importance, et le recul nécessaire : le joueur n’est pas son personnage, même s’il s’y projette parfois. Il n’est pas son personnage et n’a pas d’obligation morale envers son personnage. Le joueur n’a de responsabilité qu’envers Dieu, envers lui-même et envers les autres joueurs.
Si son personnage meurt, il pourra incarner un autre personnage. Ce sera là encore l’occasion d’explorer une thématique : j’aime bien le principe du jeu Infinity Blade, qui veut que quand notre personnage meurt, notre prochain personnage sera son descendant, car cela amène à se prononcer sur la vie de son précédent personnage, et potentiellement à en tirer des leçons. Ou pas. Les joueurs sont libres, et encore une fois le but du jeu, c’est la joie, pas la propagande ou le prosélytisme.

Les axes de développement
Ensuite, au sein de ce motif Création-Chute-Rédemption-Consommation, j’ai voulu aller plus loin en mettant en place plusieurs concepts théologiques. J’en cite deux ici : l’Alliance et l’Eucatastrophe, mais j’espère en aborder d’autres à l’avenir.
L’Alliance
Bibliquement, Dieu est en Alliance avec sa création, par l’intermédiaire d’un humain, Adam, le chef d’alliance. Puis cette alliance est rompue par Adam, toute l’humanité est entraînée dans sa rébellion et en subit les conséquences. Alors Dieu prépare et établit avec Christ une nouvelle alliance. Il est le nouveau chef d’alliance – et le bon.
Nous n’avons qu’un chef d’alliance parce que nous ne sommes qu’une seule race, l’humanité.
- Dans notre jeu de rôle, ayant voulu mettre en scène plusieurs races (elfes, nains, humains, etc.), on a imaginé plusieurs chefs d’alliance, et chacun aura chuté d’un manière ou d’une autre, ce qui permet d’explorer différentes facettes de la Chute.
Certains se feront par exemple adorer comme des dieux, tandis que d’autres auront complètement démissionné de leur rôle de chefs, et d’autres encore mèneront leur peuple à s’en remettre à l’argent, la force, le commerce, ou la magie pour retrouver un sens et un espoir à leur vie dans un monde victime de la Chute.
Cela permet aussi de situer l’aventure dans une période qui permet légitimement d’avoir une vision du monde guidée a priori par le mérite, les récompenses, etc. plutôt que par la grâce. Pourquoi c’est mieux ? Parce que cela correspond au principe général de tout jeu de rôle (progression par points d’expérience, niveaux, etc.) ainsi qu’aux visions du monde les plus répandues en dehors du christianisme. Donc un point de départ naturel pour les joueurs non-chrétiens que vous voudriez inviter à votre table.
L’eucatastrophe
Le terme est emprunté à Tolkien, mais fait référence au bouleversement inattendu et positif de la venue de Christ. C’est la « bonne catastrophe ». L’oeuvre de rédemption n’est pas un simple happy-end holywoodien à la Disney, c’est un grand renversement politique et social qui établit le socle d’une société radicalement alternative au milieu des sociétés préexistantes.
Cela implique que le changement n’est pas a priori largement accueilli, voire que la plupart des gens s’y opposent.
L’idée est aussi en partie de reproduire ce que l’écrivain Ted Dekker a réussi à faire dans sa trilogie Black-Red-White (malheureusement disponible uniquement en anglais) : mettre le lecteur à la place de tous ceux qui, dans la première alliance, se sont opposés à Jésus en étant convaincus que leur fierté ou leur tradition étaient en fait la volonté de Dieu. Autrement dit, recréer les conditions qui permettent de faire l’expérience de la venue de Jésus avec le même scandale que ce fut historiquement dans sa culture.
- Dans notre jeu de rôle, je prépare le terrain pour la venue de la figure du Christ, qui leur semblera redoutablement polémique. Il faut se mettre à la place des premières personnes confrontées à Jésus : il dérangeait. Je ne veux pas faire un Christ qu’on identifie trop rapidement comme le bon choix. Je compte le faire apparaître à un moment où les joueurs auront accumulé du pouvoir, une renommée, des richesses, une situation stable, des alliés… et leur présenter ce Christ comme l’ennemi de tout cela. Bon, avec un peu plus de nuance que ça, mais l’idée est que ses propos doivent pouvoir sembler scandaleusement inacceptable.
Il y a bien d’autres choses que je souhaite encore tirer de la Bible pour alimenter ce monde imaginaire. Le principe des ville-refuges, l’interprétation des rêves, la typologie, les polémiques contre les idoles, l’enseignement par paraboles (à décortiquer), les manifestations de la grâce, etc. Mais cela, j’en parlerai quand j’aurai mûri tout ceci.
D’ici-là, n’hésitez pas à partager vos réflexions, questions, commentaires sur cette approche. Je suis preneur de vos retours, pourvu qu’ils soient bienveillants et constructifs.
À bon lecteur, salut !
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