Nous faisons ce que nous sommes

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– par Yannick I.

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« Il y a des gens qui vivent leur vie de manière authentique, et d’autres qui vivent une vie fabriquée. Et cela commence par la question de savoir comment vous allez « faire » votre temps. »1

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Voilà. C’est la citation typique de Michael Mann. Peut-être même la ligne qui donne sens à une grosse partie de sa filmographie.

Michael Mann fait partie des plus grosses pointures du blockbuster actuel. Mais ne vous y trompez pas… cela ne dit rien de la qualité de ses films. Ces temps-ci parler de blockbuster n’est pas un compliment. C’est parfois une remarque plutôt condescendante : c’est un film fait pour le « grand public » et qui n’aurait ainsi pas grand chose à dire. Au mieux, un film divertissant réalisé pour faire de l’argent.

Possible. Mais dans le cas de Mann, ce serait mal connaître le bonhomme, car il y a une vision obsessive derrière l’œil de Mann. Il y a une compulsion à donner l’être à sa vision cinématographique. Il y a l’expérience de la profondeur, de la densité, et des impressions. Mais il y a surtout des hommes et des femmes tout entiers habités par ce qu’ils font.

Le personnage mannien est celui qui est ce qu’il fait.

En revenant aux dix films de Mann (si on compte La forteresse noire), c’est un thème qui revient constamment, une obsession qui se saisit d’une œuvre entière. Le héro, si on peut même parler ainsi, de Michael Mann est par excellence l’être obsessif, entièrement absorbé par sa vocation, comme ce prisonnier entièrement dédié à la course à pied dans The Jericho Mile (1979). Il ne peut faire autre chose. Il ne veut pas faire autre chose. Il est comme « saisit » par ce qu’il fait. Le personnage mannien est celui qui est ce qu’il fait. Totalement, entièrement, consciemment. C’est le hacker joué par Chris Hemsworth qui reconnaît n’avoir aucun regret : il a fait ce qu’il est… et en plus ce sont les banques qui ont trinquées. Les clients ont n’ont rien perdu. Regardez d’ailleurs cette phrase, prononcée par le personnage d’Hemsworth : « Il faut se consacrer à son programme… son corps, et son esprit. » Tout le reste s’efface.

Le héro de Michael Mann est seul maître de lui-même parce qu’il vit pleinement ce qu’il est. C’est le héro absolument authentique, même si cela le tue, comme pour le hitman joué par Tom Cruise (Collateral, 2004). D’ailleurs dans ce même film, le conducteur de taxi (Jamie Foxx) ne peut faire autrement que de faire ce qu’il est : il aide les gens. C’est ce qui le conduit d’ailleurs dans la situation collatérale du film !

Cela explique pourquoi dans ses films, il n’y a aucune place au « hasard », ou à une destinée quelle qu’elle soit. Il n’y a que ce que nous faisons. La consécration à ce que nous sommes, et le risque que nous prenons pour faire ce que nous sommes. C’est précisément ce qui guide le personnage d’Al Pacino dans Révélations (1999), mais qui anime aussi Russell Crowe dans le même film. Crowe est prêt à tout, même l’auto-destruction, pour aller au bout de qui il est. Cela aussi, c’est typique des personnages de Michael Mann. Si nous sommes ce que nous faisons, et faisons ce que nous sommes, nous n’avons pas le choix !

Nous pourrions penser que du coup, le héro des films de Mann est esclave de ce qu’il fait. Non. Il n’est même pas esclave volontaire. Non, le personnage typique de Michael Mann est celui qui fait ce qu’il fait car c’est au sens total du terme ce qu’il est. Il n’a pas d’autre choix parce que la seule autre alternative, c’est de ne plus exister. Ils font ce qu’ils sont, et ils sont ce qu’ils font. Ce n’est qu’une seule et même chose !

D’ailleurs le meilleur exemple c’est ce dialogue légendaire entre Robert de Niro et Al Pacino dans le film Heat (1995) :

Pacino : Bon alors, si c’est moi que tu vois rappliquer dans le coin, tu te débarrasseras de cette femme, sans lui dire adieu.
De Niro : C’est la règle du jeu, c’est comme ça.
Pacino : Oui, mais ça tourne en rond ton truc.
De Niro : Oui, mais y a pas le choix. C’est ça ou bien il vaut mieux changer de métier, mon pote.
Pacino : Je sais rien faire d’autre.
De Niro : Pareil pour moi.
Pacino : Et je crois pas en avoir envie.
De Niro : Pareil pour moi.
Pacino : On est ici tous les deux, toi et moi, comme deux types ordinaires. Tu fais ce que tu fais, et moi je fais ce que je dois faire. Et bien qu’on se soit vus face-à-face, si je suis là-bas et que je dois te neutraliser, ça me plaira pas mais je le ferai. Si j’ai à choisir entre toi et un pauvre malheureux qui a une femme dont tu t’apprêtes à faire une veuve, mon pote, je te descends.
De Niro : Mais y a le revers de la médaille. Parce qu’admettons que je me retrouve coincé et que moi je doive te descendre, quoi qu’il arrive, je te laisserai pas me barrer la route. On s’est vus face-à-face, c’est vrai, mais crois pas que j’hésiterai, pas l’ombre d’une seconde.

Les deux côtés de la pièce : le flic et le truand. Un seul et même personnage, à deux visage. Un Janus sur grand écran.

Le héro mannien est aussi celui de Le sixième sens (1986), le professionnel traumatisé par ce qui l’habite, mais le professionnel habité par ce qu’il fait. Pas de différence entre l’être et le faire. Et dans le cas de ce film, pas de différence entre le tueur en série (basé sur le roman Le dragon rouge), et celui qui le traque. Le bien et le mal se répondent. Will Graham (incarné par William Petersen) est l’écho du « Tooth Fairy killer » : ils font ce qu’ils sont. Will Smith (Ali, 2001) fait ce qu’il est. Chris Hemsworth, le hacker de Blackhat (2015), finissent fugitifs, mais ensemble et riches de 47 millions. Le hacker a fait ce qu’il est.

Et parce que le héro mannien n’a que ce qu’il fait pour vivre et être, il se retrouve généralement seul. De Niro seul face à Pacino dans la confrontation finale de l’aéroport ; James Caan disparaissant dans la nuit (Le solitaire, 1981) ; Colin Farrell et Gong Li sont séparés par ce qu’ils sont (Miami Vice, 2006), et aucune autre voie ne semblait s’ouvrir à eux. Et pourtant il y a tension chez Mann. Il y a un espoir de sortie, ténu, incertain. C’est un espoir qui montre que nous ne sommes jamais totalement ce que nous faisons. Que nous ne faisons jamais entièrement ce que nous sommes. Un espérance à la fin solitaire : William Petersen retrouve sa famille, Chris Hemsworth retrouve Tang Wei (Blackhat), et Ali retrouve son titre.

Ces films de Mann mettent en relief l’une des tragédies de l’être humain. Nous ne semblons pas avoir le choix. Nous avons toujours l’impression de devoir faire ce que nous sommes ; et nous pensons n’être que ce que nous faisons. Ceci cependant explose face à la dure réalité : nous ne sommes pas ce que nous faisons. Pour le meilleur, et pour le pire.

L’apôtre Paul le disait déjà au 1er siècle, à sa manière : « Je ne fais pas ce que je voudrais faire, mais je fais ce que je déteste ! » (lettre aux Romains, ch. 7, verset 15). Paul ne dit pas simplement que nous ne sommes pas ce que nous faisons… il dit qu’il y a quelque chose de profondément brisé en nous. Il dit que si nous ne sommes que ce que nous faisons, nous n’avons aucune espérance, car nous échouons, nous blessons ceux que nous aimons, nous abandonnons ceux qui ont besoin de nous. C’est cela, la condition humaine.

Nous ne pouvons plus être vraiment qui nous sommes, car nous l’ignorons. Alors la seule réponse que nous trouvons, c’est de faire. Nous ne sommes plus des êtres, mais du faire. Nous ne sommes plus libres d’être, mais de nous identifier à ce que nous faisons.

Mais l’espérance existe, et nous pouvons retrouver cette liberté d’être qui nous sommes. Pas d’être ce que nous faisons. Pour cela, nous devons retrouver une vue claire et sans compromis de ce que nous sommes devenus. C’est précisément ce qui n’est possible que si un Dieu, bon et tout-puissant, vient nous transformer tout en ayant vécu nos infirmités humaines. Ce Dieu existe, c’est Jésus-Christ. Il est le seul qui peut nous dire qui nous sommes vraiment parce qu’il est le seul, étant Dieu, qui peut être ce qu’il fait, et faire ce qu’il est !

Le héro mannien, entier et parfait existe, mais il ne peut être que le Dieu-homme révélé par la Bible : Jésus-Christ. Et en lui se trouvent les sources de la vie !

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Notes :

1 Ken Tucker, « The Michael Mann interview part 1: ‘Miami Vice,’ ‘The Jericho Mile,’ ‘Luck,’ and more », 21 janvier 2012, Entertainment Weekly, http://ew.com, consulté le 23 octobre 2020.

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Yannick Imbert est professeur d’apologétique à la Faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence.

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