L’alchimie littéraire : une rédemption par le récit ?

Philosophie mystique et secrète, escroquerie de charlatan ou précurseur scientifique tâtonnant ? Pour beaucoup, le mot « alchimie » évoque aujourd’hui une pseudo-science obscure, voire occulte, quelque part entre la magie médiévale et la chimie moderne.

La Bible comporte des avertissements clairs contre les pratiques « magiques », aussi les chrétiens sont généralement très peu favorables à porter un regard positif sur l’alchimie. Pourtant de nombreux auteurs de la tradition littéraire anglaise en ont fait l’éloge, et prétendent même la pratiquer d’une manière agréable à Dieu. John Gower, un grand poète anglais du 14e siècle, l’a qualifié de « parfait remède« [1] pour soigner la société toute entière, et John Granger, spécialiste contemporain de la littérature, déclare même que c’est un puissant moyen de communiquer la vérité chrétienne[2]

Mais de quoi parle-t-on exactement ?

Solve et coagula

Dès sa création (peut-être à l’époque d’Héraclite, au 6e s. av. J-C[3]) et pour la majeure partie de la période pré-moderne, l’alchimie a consisté en un principe essentiel : solve et coagula (« dissoudre et reconstituer »). On pourrait le comparer au processus de démontage et ré-assemblage d’une machine en vue de la nettoyer ou de la réparer. On pourrait dire que cette approche prépare, en quelque sortes, la démarche scientifique.

Néanmoins, la perspective de l’alchimiste, depuis l’Antiquité et jusqu’au Moyen-Âge diffère de celle de la science moderne. En effet, l’alchimiste avait pour présupposé (comme la plupart des gens à l’époque) qu’il n’y a pas de séparation nette entre le sujet et l’objet, entre lui-même et le matériau qu’il travaille. Ainsi, le projet alchimique repose sur l’idée que la transformation purificatrice des métaux entraîne une transformation purificatrice de celui qui l’opère. C’est pour cela que la fameuse « pierre philosophale » est censée à la fois transformer le plomb en or, mais aussi l’être imparfait en être parfait (donc le guérir de ses éventuels maux et lui conférer la vie éternelle).

Ainsi l’alchimiste est avant tout l’adepte d’une philosophie, et la façon dont il la met en pratique, l’objet qu’il va chercher à transformer, peut varier. Le langage métaphorique, les symboles, voir la codification par des images, au sein des écrits alchimiques participe à donner un air de magie, de mystique, à ce domaine finalement sans grand mystère.

A l’origine, le processus de ce qu’on appellerait aujourd’hui une déconstruction / reconstruction est décliné en quelques étapes fondamentales, chacune associée à une couleur dont elle tire son nom. L’ordre et le nombre ont pu varier, mais trois d’entre elles sont restées centrales :

  • L’oeuvre au noir : la calcination.
  • L’oeuvre au blanc : la dissolution.
  • L’oeuvre au rouge : la coagulation / cristallisation.

L’oeuvre au blanc et au rouge sont particulièrement proches et peuvent parfois se confondre ou inverser leur ordre. Au 15e siècle, on ajoute une étape finale : le Grand Oeuvre, qui mène à la perfection, et est associé à la couleur or. On détaille également l’ajout des agents réactifs (mercure et soufre) qui mènent à l’étape finale.

A la Renaissance, la re-découverte de la culture grecque et de ses oeuvres occasionne la traduction de nombreux ouvrages, y compris ceux traitant d’alchimie, ce qui contribue à un regain d’intérêt pour ce sujet. Et c’est notamment là que se répand la pratique littéraire de l’alchimie : l’objet à améliorer est le récit, et le sujet qui bénéficie de cette amélioration devient donc à la fois l’auteur et ses lecteurs.

D’autres principes de l’alchimie sont appliqués à l’art littéraire : le schéma en miroir (chiasme), les doublons, la transformation, l’unification d’éléments opposés, un sacrifice, une situation finale améliorée.

Du creuset à la plume

Le récit narratif peut être structuré selon plusieurs modèles théorisés au fil des siècles, qui organisent l’enchaînement des événements et déterminent les facteurs qui conduisent l’action, notamment :

  • la traditionnelle « structure en 3 actes »,
  • la courbe Fichtéenne, également en 3 étapes,
  • la pyramide de Freitag, en 5 actes,
  • la structure en 7 points,
  • le cercle narratif de Dan Harmon, en 8 étapes,
  • le Monomythe ou « voyage du Héros », en 12 étapes,
  • le rythme héroïque à la « Sauvetage du Chat », en 15 temps.

L’alchimie est un modèle parmi d’autres, qui, du point de vue de ses défenseurs, est particulièrement adapté pour communiquer le message de la Bible.

Le récit est en effet un moyen d’enseigner et d’initier, notamment par le biais de symboles. Cependant, il ne faut pas prendre le symbolisme pour une simple indication qu’une chose en représente une autre de façon imagée. Le symbolisme, c’est le pouvoir d’une chose à rappeler sa réalité supérieure – non à la manière du « monde des idées » de Platon, mais plutôt à l’exemple de la typologie biblique, où plusieurs choses ou personnes vont refléter une réalité ultime, de manière plus ou moins évidente.

Par exemple, de nombreux personnages de l’Ancien Testament constituent des « figures de Christ », qui représentent un ou plusieurs aspects du Christ parfait à venir : le libérateur du peuple, le serviteur souffrant, le roi, le prêtre, le prophète, etc. Certains le font de manière plus prééminente que d’autres (Moïse, Jonas, Job ou David par exemple). De la même manière, le Tabernacle et le Temple représentent l’Eglise à venir, mais le second de façon plus claire que le premier. L’expression « l’ombre des choses à venir », utilisée par l’apôtre Paul dans son épître aux Colossiens, résume bien cette idée de pré-figuration partielle et imparfaite.

Et, selon Martin Lings (ami et étudiant de C.S. Lewis) les principes de l’alchimie, basé sur les étapes du plan divin dans la Bible et appliqué à la littérature, offrirait le meilleur moyen de symboliser les réalités spirituelles du modèle biblique[4] :

Etape alchimiqueEtape de rédemptionTrame littéraireSymboles associés
Oeuvre au noir
(calcination)
Conviction du péchéPrise de conscience du malNoir, tâche, crime, faute
Oeuvre au blanc
(dissolution)
JustificationPardon, libération, guérisonBlanc, pureté, liberté
Oeuvre au rouge
(transformation)
SanctificationConversion (changement)Rouge, sang, sacrifice
Ajout des réactifs
(soufre et mercure)
UnionMasculin / fémininVert, chaud / Bleu, froid
Grand Oeuvre
(perfection)
GlorificationPaixOr

De nombreux auteurs anglophones ont fait usage de ce symbolisme pour l’inclure dans leurs oeuvres :

  • William Shakespeare dans Roméo & Juliette,
  • John Milton dans Le Paradis Perdu,
  • Frank Herbert dans Dune,
  • C.S. Lewis dans les Chroniques de Narnia,
  • Mark Twain dans Oliver Twist,
  • etc.

Dans d’autres pays, en Europe notamment, des écrivains ont utilisé le même symbolisme dans leurs oeuvres (notamment Emile Zola, Jules Verne, Marcel Proust, Thomas Mann, Hermann Hesse, Marguerite Yourcenar, Umberto Eco et Gabriel García Marquez). Cependant c’est le fait d’individus isolés et n’a pas, comme dans le monde anglo-saxon, le statut de tradition littéraire.

On retrouve également des indices de cet usage symbolique dans des films et séries télévisuelles, comme dans Star Wars (structure en chiasme), District 9 (notez la substance noire, la voiture blanche pour s’échapper du laboratoire, la robe rouge de la femme sur la photo, les yeux vairons du protagoniste transformé et sa carapace dorée), Breaking Bad (les noms Walter White et Jesse Pinkman), et beaucoup d’autres.

L’exemple le plus étudié peut-être est l’usage que l’auteur J.K. Rowling a fait de ce symbolisme dans sa série de livres Harry Potter. Outre la mention explicite de l’alchimie et de la pierre philosophale, on peut noter les références plus discrètes par les noms : Sirius Black (noir), Albus (blanc) Dumbledore, Rubeus (rouge) Hagrid, Hermione (Hermès, dont le pendant latin est Mercure), et chaque personnage jouera un rôle prépondérant dans l’étape correspondant à son symbolisme.

Cet exemple est utile parce qu’il comporte des références évidentes à la structure d’alchimie littéraire en arrière-plan, mais bien sûr l’emploi de ce concept va au-delà d’un simple « balisage » de la trame avec des couleurs. Rowling elle-même a déclaré que, si elle n’a jamais été attirée par l’idée de pratiquer la sorcellerie, elle a étudié les principes d’alchimie en profondeur afin de créer les mécaniques de son monde imaginaire des sorciers. Au fond, pour elle il ne s’agit pas de susciter l’envie de faire de la magie, ni de pratiquer l’alchimie, mais de refléter la logique du récit biblique.

La science qui dit Dieu

Les présupposés de l’alchimie pré-moderne sont étrangers à la vision du monde biblique, et ce à plus d’un niveau : dichotomie entre corps et esprit, rôle presque co-rédempteur de l’effort humain, nécessité d’une initiation aux secrets spirituels, etc. 

Pour autant, dans son analyse de la série Harry Potter, le conférencier John Granger, distingue l’alchimie littéraire contemporaine de ses origines païennes et soutient que :

« en tant qu’images de Dieu créées pour la vie en Christ, tous les humains sont naturellement sensibles aux histoires, qui reflètent la plus grande histoire jamais racontée : l’histoire de Dieu qui s’est fait homme. Les romans de la série Harry Potter (…) touchent nos coeurs parce qu’ils contiennent des thèmes, une symbolique, et des récits poignants qui font écho à la Grande Histoire que nous sommes prédisposés à recevoir pour y répondre. (…) « [Ces romans] répondent au besoin (…) que l’on a de nourriture spirituelle sous la forme d’une expérience imaginaire et édifiante de la vie en Christ. »

John Granger, « Looking for God in Harry Potter« , 2004.

Selon Granger, le lecteur s’identifie au personnage principal de l’oeuvre et est ainsi affecté par la trajectoire et les transformations de ce dernier. Si le ou la protagoniste d’une oeuvre suit un schéma de rédemption, l’audience est entraînée (plus ou moins consciemment, mais volontairement) dans la même logique. La mécanique ciblée ici est donc le lien entre intention de l’auteur, structure de l’oeuvre et effet sur l’audience plutôt que des croyances ésotériques.

L’auteur américain Ted Dekker a suivi ces principes pour articuler la trame de sa série du Cercle (2004-2009), qui réitère de façon imaginative l’histoire biblique dans une fiction post-apocalyptique. Les titres et choix de couverture sont assez parlants :

Peut-on séparer l’oeuvre et son public ?

Plusieurs questions se posent ici : l’effet rédempteur sur l’audience doit-il être le souci de l’auteur ? Doit-il chercher à initier un tel effet ? Autrement dit, qu’est-ce que l’auteur chrétien doit viser comme rédemption ?

Chaque chrétien coopère à la rédemption de sa propre personne, dans toutes ses dimensions, notamment son imaginaire. En cela, l’auteur nourri par la foi produira des mondes imaginaires, des univers fictifs qui reflèteront des aspects de la foi. A travers eux, Dieu pourra bien sûr toucher certaines personnes qui sont dans une démarche d’ouverture à la foi chrétienne.

Dans ce cas de figure, l’effet est indirect. L’auteur se préoccupe de son imaginaire (et de son talent, bien entendu), et Dieu se préoccupe de l’audience. C’est le parti pris par J.R.R Tolkien, par exemple.

Au travers du genre mythique, Tolkien a créé un monde qui est plus vrai, en essence, que celui que l’on pense voir autour de nous chaque jour, un monde qui transcende le terne désenchantement de notre ère postmoderne.

Bradley Birzer, J.R.R. Tolkien’s Sanctifying Myth, ISI, 2003.

Le principe de l’alchimie littéraire peut donner l’impression de poser une perspective où l’effet est plus direct : l’auteur se préoccuperait alors de la rédemption de l’audience, en appliquant la « formule alchimique » à sa trame narrative. Serait-ce se tromper de cible ?

L’auteur, et plus généralement l’artiste, cherche bien une communion avec son audience, et l’oeuvre en est le moyen. Pour autant, l’artiste a plus la fonction d’un prophète que celle d’un prêtre : il communique une perspective, un sentiment, une vérité. Il n’est pas responsable de la démarche de réconciliation entre son public et Dieu.

L’artiste espère, bien sûr, qu’en exposant son oeuvre des changements positifs seront suscités, et l’artiste chrétien espère que son art pourra servir à la réconciliation spirituelle, mais c’est hors de sa maîtrise et même hors de son mandat.

L’application de la symbolique de l’alchimie littéraire vise à façonner un récit, ou plus généralement une oeuvre, d’une manière qui rende compte de la vérité biblique. Les couleurs sont un code, un relief en surface qui renvoie à des réalités plus grandes, plus profondes, plus universelles. On peut évidemment réfléchir aux processus et conditions qui rendent ce récit accessible et désirable, mais son efficacité finale dépasse l’horizon de l’art.

Par ailleurs, l’art dans son rôle prophétique, comme la médecine dans son rôle de prêtrise et la loi dans son rôle royal, ne sont pas des outils de rédemption. Ils ne vont pas établir le Royaume de Dieu. Ce sont des garde-fous qui limitent l’expansion du mal (physique et éthique). On ferait fausse route à les instrumentaliser pour forcer une logique de vie chrétienne sur un public qui n’est pas déjà chrétien. Toute loi « chrétienne », comme toute médecine « chrétienne » et tout art « chrétien », seraient insupportables sans l’oeuvre mystérieuse de Dieu dans les coeurs, car c’est lui qui opère la rédemption.

L’emploi de l’alchimie

Tout auteur qui emploie l’alchimie littéraire ne le fait pas forcément dans la perspective de transformer son audience d’une façon spécifique. Il est possible et cohérent de chercher la transformation de son imaginaire, et de la trame de ses oeuvres, en utilisant les repères du modèle alchimique avec une grille de lecture biblique.

L’écueil à éviter, en tant qu’auteur, se situe dans l’attente que l’on a vis-à-vis de son oeuvre. L’audience n’attend pas du prophète qu’elle la guérisse, mais qu’elle la confronte à une expérience esthétique. Lorsqu’on parle d’oeuvres de fiction, et notamment quand le récit joue sur des représentations imaginaires, le contrat implicite est que ce à quoi nous sommes confrontés ne sera pas immédiatement évident. Dans ce cadre, un modèle qui propose une structure réfléchie pour les symboles et fondée sur un schéma biblique présente certainement des avantages.

Autrement dit, plus le récit sera symbolique, plus l’utilisation de l’alchimie littéraire pourrait être indiquée pour transformer son imaginaire. Ce n’est cependant pas une « formule magique » qui garantisse à elle seule la qualité de l’oeuvre, ni le seul modèle qui puisse inspirer les artistes. Et ce n’est certainement pas une manière de garantir que l’on fait de la littérature « chrétienne » (si tant est qu’une telle chose existe).


[1] John Gower, Confessio Amantis, IV, v.2522.

[2] John Granger, Looking for God in Harry Potter (Tyndale, 2004), p.23.

[3] A.J. Hopkins, « Alchemy : Child of Greek Philosophy« , 1934, chapitre 6. Cette opinion a probablement influencé l’avis de Karl Jung (Psychology of Alchemy, 1944, p.229), et à travers lui celle des érudits de son siècle et les suivants).

[4] « The Secret of Shakespeare » (Aquarian Press, 1984).

1 comment

  1. Merci beaucoup pour ce résumé des structures possibles du récit et ce modèle alchimique bien documenté. Je vais le garder quelque part dans ma valise de conteuse 🙂

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