Alien, ou le plaisir de l’horreur

– par Vincent M.T.

« On raconte que quelqu’un est tombé et s’est cassé le bras. Des spectateurs se seraient battus pour s’approprier des places plus éloignées de l’écran. La femme de Ladd Jr., devenue son ex-femme depuis, refusa de sortir de chez elle pendant une journée et demie. À un moment, un ouvreur est même tombé à la renverse, terrassé par la scène où Ash se fait arracher sa tête synthétique… ».

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Cette « scène d’horreur », presque risible aujourd’hui, a lieu lors d’une des premières projections du film Alien, le huitième passager (1), en 1979. C’est l’occasion de nous poser une question essentielle :

POURQUOI PREND-ON PLAISIR A REGARDER DES FILMS D’HORREUR ?

Un philosophe américain spécialisé dans l’esthétique du cinéma, Noël Carroll, pense que les films, les histoires, et plus largement l’imaginaire, renvoient toujours à la réalité (2). Tout comme la pensée de se faire mal ou de la mort d’un proche peuvent nous émouvoir, de même, penser à une situation engage nos émotions. Pourtant, dans la réalité, l’horreur ne produirait pas de plaisir, alors pourquoi sommes nous attirés par ce qui devrait nous repousser ?

Carroll pense que la structure narrative du film d’horreur nous procure un plaisir qui surpasse la peur et la répulsion : la découverte d’un monstre. L’existence et les propriétés du monstrueux nous fascine, et c’est précisément la découverte progressive de ces choses qui constitue la trame la plus courante des films d’horreur. D’ailleurs, une fois le monstre pleinement découvert, le plaisir retombe (la peur aussi, d’ailleurs).

Pour autant, la découverte d’un mystère est un principe qui n’est pas exclusif à l’horreur : le thriller, la science-fiction, l’aventure, etc. jouent aussi sur ce ressort narratif. Il suffit de regarder les séries qui ont le plus de succès de nos jours : elles impliquent toutes une forte dimension d’intrigue – que ce soit une enquête policière, une investigation scientifique, ou autre. Alors pourquoi l’horreur rencontre-t-elle un si grand succès depuis l’invention du cinéma ?

Le philosophe américain remarque que l’horreur nous offre un sujet de découverte exclusif : plus que l’inconnu, l’inconnaissable. En effet, le monstre ne peut pas être connu dans la réalité parce que son existence est scientifiquement impossible, ce qui renvoie symboliquement au fait qu’il dépasse, par définition, les catégories de pensée que nous inculquent notre culture et que nous employons pour nous représenter le monde. C’est quelque chose qui ne devrait pas exister : mêmes les monstres a priori humains, et donc possibles (Psychose, Massacre à la tronçonneuse, Halloween, etc.) semblent doués de capacités qui dépassent l’entendement (dissimulation, résistance, rapidité, etc.).

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Notre plaisir à voir des films d’horreur serait donc la marque d’une périlleuse curiosité, que l’on est prêt à satisfaire malgré ce qu’elle va nous coûter, à savoir, élargir nos horizons, ouvrir notre cadre de référence… modifier notre vision du monde.

Cependant, plutôt que de le faire en se confrontant à la vie réelle, où on est rapidement mal-à-l’aise et maladroit, on préfère se confronter à ces choses dans un cadre sécurisé, contrôlé, sans réel danger, ni dans la menace, ni dans notre réaction. Autrement dit, c’est en quelques sortes une « simulation » pour s’entraîner à appréhender des concepts qui sont tellement étrange(r)s qu’ils nous semblent d’abord inconcevables. C’est donc en partie un rôle socio-psychologique que joue le cinéma d’horreur.

L’horreur est en quelque sorte « le prix à payer pour que nous soit révélé ce qui est impossible et inconnu » (Carroll, p.186).

Evidemment, dès lors qu’on l’envisage ainsi, on comprend aisément pourquoi le genre de l’horreur a pris une telle ampleur au tournant de toute une époque : il s’agit de populariser de nouvelles conceptions du temps, de l’espace, de l’humain, etc. Précisément de nos jours, au lieu de construire sur la base du passé, on cherche à déconstruire le passé, c’est déconstruire ses normes, et c’est donc faire des anciens monstres les nouveaux héros. On étoffe même le bestiaire, tellement la demande est forte : depuis l’invention du Slender Man jusqu’à la sortie des films sur Krampus, en passant par les séries American Horror Story (FX), Scream (MTV) ou encore Slasher (Chiller).

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ALIEN : LIKE A SEX MACHINE

Le film Alien joue clairement sur l’inconnu : le monstre n’apparaît jamais dans les mêmes plans que les autres passagers du vaisseau, si ce n’est au moment fatidique ; il est filmé en contre-plongée et en gros plan, dissimulant toujours une partie de ses membres meurtriers ; il change constamment de forme (pondeur, bébé, adulte) ; et ce n’est qu’à la fin du film qu’on le voit se dresser en entier et en pleine lumière.

Outre l’aspect technique, ce film met en scène des tabous culturels sous forme symbolique. Dan O’Bannon, le créateur d’Alien, a clairement indiqué que le monstre qui s’accroche à la figure de ses victimes pour leur introduire leur organe de ponte par la bouche renvoie à l’image du viol oral. Rien de tel pour horrifier l’américain moyen de l’époque, selon O’Bannon. Le développement du monstre dans la cage thoracique de la victime et son éclosion explosive convoque quant à elle une vision de grossesse non désirée suite à un viol, et une mort en couche. Ripley tente d’échapper à toutes ces choses, jusqu’à affronter le « violeur » en le piégeant pendant qu’il se repose. Naissance, sexualité, mort : des sujets qui comportent – plus que d’autres – leurs tabous, auxquels on peut ajouter ceux de l’identité et des allégeances, avec le personnage du robot humanoïde, Ash.

L’aspect positif : enfin un film d’horreur proposait aux femmes un autre rôle que de courir en criant, pour se faire enlever par le monstre, avant que le gentil héros vienne la délivrer ! Paradoxalement, comme le montrera l’évolution de la série, plus que l’émancipation de la femme, c’est le monstre lui-même qui a retenu et captivé notre attention. Si le premier film met à mal nos conceptions sexistes, la série enchaîne sur une remise en question des limites entre humain et machine, entre humain et monstre, et même entre masculin et féminin – non plus en termes de rôles, mais de nature. Baptisé « xénomorphe« , la créature issue de l’imaginaire cauchemardesque de l’artiste allemand H.R. Giger mêle ouvertement sexualité et machines :

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La frontière entre l’humain et la machine est donc bousculée par la créature dès le départ, comme par les robots humanoïdes. Les éléments menaçants du film convergent vers la dissolution de cette frontière : une fois le monstre sorti des ténèbres (Alien), Ripley doit d’abord revêtir une machine pour le vaincre (Alien 2), puis mourir avec lui dans une ultime étreinte (Alien 3) et enfin renaître en hybride mi-humain, mi-monstre (Alien 4), afin de finalement rentrer chez elle, sur Terre.

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EN CONCLUSION

Le cinéma d’horreur nous fait l’effet d’une transcendance : quelque chose qui nous dépasse. Souvent, cette transcendance est associée à la survie (d’où la popularité du sous-genre « survival horror », y compris dans les jeux vidéo). En effet, dans la vision du monde évolutionniste qui domine aujourd’hui les esprits, l’instinct de survie est ce qui nous rattache à la seule chose qui nous identifie et nous dépasse en même temps : l’espèce humaine (souvent confondue avec le concept d’humanité). C’est un besoin religieux que nous assouvissons lorsque nous nous enfermons dans des salles obscures pour une expérience initiatique par un récit plein de symboles, et lorsque les lumières s’éteignent, nous attendons une révélation.

C’est un besoin religieux que nous assouvissons lorsque nous nous enfermons dans des salles obscures pour une expérience initiatique par un récit plein de symboles, et lorsque les lumières s’éteignent, nous attendons une révélation.

Certes, les enjeux et les effets sont généralement limités, parce que la plupart des films d’horreur proposent plus ou moins le même moyen de se dépasser, selon la vision du monde en vogue. Pourtant, cela montre bien que nous n’avons pas fini de chercher notre identité dans un dépassement de nous-mêmes, sans parvenir vraiment à équilibrer ce paradoxe. Nous avons plaisir à ce qui nous fait horreur parce que nous cherchons à nous comprendre par ce qui est Autre, même si cet Autre nous terrifie, parce qu’il est la clef de notre identité. C’est précisément ce que Jésus prétendait être : ce Dieu « tout-Autre », fait homme – ce qui semble inimaginable… à moins, bien sûr, de considérer que Dieu a fait l’homme à son image.

Ce monstre, donc, que nous craignons, que nous voulons affronter, mais qui a tant à nous apprendre sur nous-mêmes, n’est autre que Dieu. Le cinéma d’horreur est utile pour s’y confronter, mais ce n’est qu’une partie du chemin. Peut-être est-il temps d’étancher pleinement sa soif d’une véritable altérité en le rencontrant ?

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(1) Alien : Genèse d’un mythe (2011, p. 146). (retour)
(2) La Philosophie de l’horreur (1990). (retour)

6 comments

  1. Je déteste la morale de cet article..

    Par ce que nous sommes chrétiens nous devons passer à côté d’excellent films comme, Alien, Halloween, The Thing….

    Il n’y à rien d’immoral dans ces films bien au contraire, comme vous le dites, ils critiquent des aspects de la société dans laquelle nous vivons, dans Alien, comme vous l’avez dit c’est le viol. C’est exactement le même principe que la catarcisse dans la tragédie. On peut se poser la question, et si Dieu n’avais pas mis les « films d’horreur » (je déteste cette appellation réductrice de tout un genre) pour justement nous poser la question sur nos actes et nos choix à travers la société ?
    Il faut avoir un regard intelligent sur ces films, et au lieu de crier à l’hérésie à tout bout de champ, il faut aussi nous remettre nous en question sur notre propre intelligence et sur pourquoi nous ressentons de la gêne après avoir vu cela.

    1. Bonjour et merci pour votre commentaire,

      En réalité, je me suis mal exprimé, et j’ai modifié l’article en conséquence. Je suis en fait d’accord avec votre suggestion que les films d’horreur permettent de se poser des questions et jouent un rôle utile dans notre société.

      Je ne cherchais pas à réprouver le visionnage de films d’horreur et autres genres connexes. Comme l’indique notre page de mission, nous ne sommes pas des critiques d’art, et ne cherchons pas à fournir un guide de visionnage pour les chrétiens. Au contraire nous voulons engager un dialogue avec la culture sous toutes ses formes, laissant à chacun la responsabilité de faire le tri dans les domaines qu’il rencontre.

      N’être ni aveuglément enthousiastes, ni inquisiteurs rétrogrades, tel est l’équilibre que nous visons. Simplement, produire ou consommer une oeuvre culturelle n’est jamais neutre, c’est une proclamation, que nous voulons recevoir comme telle, et répondre avec une vision biblique.

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