– par Vincent M.T.
Proposer des réflexions théologiques à partir d’un jeu vidéo peut sembler étrange. Après tout, ne s’agit-il pas d’un pur divertissement, une activité infantile, aux antipodes du raisonnement ou du sacré ? Cependant, réduire un jeu au seul divertissement qu’il suscite reviendrait à négliger sa fonction fondamentale, et millénaire, d’apprentissage.
Ne dit-on pas que « les jeux vidéos rendent violents » ? Et qu’est-ce qui peut nous faire penser cela ? N’est-ce pas justement que nous reconnaissons que dans et par le jeu, nous nous entraînons à certaines choses, et que cela a des conséquences dans notre comportement en dehors du jeu ?

Le raisonnement qui fonde cette idée est valide : le jeu est effectivement un mode d’apprentissage. Cependant, en l’occurrence, le lien entre jeux vidéos et violence est très surfait, pour la simple raison que l’essence d’un jeu – et donc l’apprentissage qui en résulte – ne réside pas avant tout dans sa forme mais dans sa mécanique (1). Si, étant enfant, je m’énervais souvent devant certains jeux vidéos, c’était par frustration vis-à-vis de la mécanique du jeu plus que par exposition à des images violentes : d’ailleurs, c’est Le Roi Lion, sur Mega Drive, qui a été l’occasion de mes humeurs les plus sombres car certains passages du jeu sont démesurément difficiles pour la maniabilité que permet la console.
Le fond et la forme
Prenons l’exemple d’un type de jeu généralement appelé « tower defense », et dont le principe est de lutter contre une invasion. La mécanique du jeu consiste à installer stratégiquement diverses tours de défense afin d’empêcher l’ennemi d’atteindre une zone déterminée.
- En surface, il y a une grande variation dans la forme que prennent cette zone, ces ennemis et ces défenses.
- Au fond, il s’agit du même type d’interactions et de choix stratégiques.
Ces derniers temps, les ennemis ont souvent été des zombies, mais même là, les environnements peuvent être très différents. Par exemple, Dead Defence nous propose de protéger une base militaire grâce à des tourelles robotisées, le tout dans un univers post-apocalyptique et avec un design très réaliste, tandis que Plants vs Zombies nous invite au contraire à défendre un potager, à grand renfort de plantes mutantes, avec des graphiques et des effets cartoonesques.
Ni l’un ni l’autre de ces jeux ne va créer en nous l’attente durable d’une invasion de zombies (2). Par contre les deux nous apprennent et nous entraînent à faire des choix de gestion stratégique : Quelle type de défense aura un effet optimal contre chaque type d’ennemi ? Où et quand les installer ? Comment gérer les ressources pour maintenir la défense dans la durée ? Etc.
Nous apprenons du fond des jeux vidéos bien plus que de leur forme.
D’ailleurs, nous les classons par fond plutôt que par forme : jeux de course, jeux de combat, jeux de stratégie, jeux d’aventure, etc. Les uns peuvent développer notre sens stratégique, les autres nos réflexes et notre coordination, d’autres encore notre mémoire, notre curiosité, notre sens du commerce, notre créativité, notre gestion de l’espace… voire tout à la fois.
Pour autant, la forme d’un jeu n’est pas sans importance. Nous sommes sensibles à certains thèmes, à certains styles, et à mécanique similaire, nous choisirons le jeu dont la forme nous attire le plus. Au-delà de nos goûts, certaines mécaniques vont avoir tendance à revêtir des formes semblables, parce que nous les associons naturellement à des situations particulières (3) : par exemple, les invasions de zombies dans les jeux de tower defense, les jeux de combat avec une vue de type 2D même quand le jeu est en 3D, ou encore les jeux d’aventure initiés par la recherche d’un être cher et qui finissent par un sauvetage global (« sauve la princesse, sauve le monde »).
Notons que, si les jeux vidéos constituent un formidable outil éducatif, dans les faits, ils sont très peu utilisés dans cette perspective… à ce sujet, je recommande l’interview d’Idriss Aberkane, chercheur en neurosciences qui enseigne les maths à partir de Starcraft et Final Fantasy.
Le particularisme vidéoludique
Qu’est-ce qu’un jeu vidéo a de particulier, et notamment d’un point de vue théologique ? En quoi est-il différent d’une autre forme de jeu, comme le football ou les échecs ? En un mot : les jeux vidéos sont les jeux virtuels par excellence.
Tous les jeux peuvent se jouer en « réel » (alias IRL, « In Real Life« ) ou en « virtuel ». Prenez les échecs : on peut y jouer sur un plateau, en déplaçant les pièces, ou bien on peut y jouer « de tête » en se contentant de nommer les pièces et les cases du plateau liées à leurs déplacements. Deux limites cependant :
- Il faut avoir de bonnes capacités de mémoire, de concentration et de calcul pour jouer à un jeu virtuel de cette façon.
- Tous les jeux ne se prêtent pas à ces calculs de tête, soit parce qu’ils sont trop complexes, soit parce qu’ils font intervenir des variables (comme au football).
C’est là qu’interviennent les jeux vidéos : ils prennent en charge les règles, l’environnement et les objets pour virtualiser n’importe quel jeu. En cela, c’est probablement le mode qui offre le plus grand potentiel, c’est pour cela qu’ils sont particulièrement efficaces pour l’apprentissage et pour l’apologétique.
Que vient faire l’apologétique là-dedans ? Revenons-en aux fondamentaux : par nature, un jeu est un cadre plus qu’un récit, c’est un monde à habiter et à explorer plus qu’une histoire à suivre – il se mesure en termes d’espace (pour l’action) plutôt qu’en termes de durée (pour la narration).
Beaucoup de jeux tentent de conjuguer les deux dimensions, mais la seconde n’est pas nécessaire (regardez Pacman, ou Candy Crush). Parfois le récit est là, mais il est implicite, parfois il repose en partie sur un arrière-plan qui dépasse le jeu – la culture manga, les shoot’em up, la série Elders’ Scrolls, ou que sais-je encore. Enfin, même s’il y a une trame, il est souvent possible de jouer des heures sans chercher à faire avancer le récit.
Ainsi, la dimension spatiale qui est essentielle, et elle nous mène à l’apologétique. En tant que modélisation de la réalité, un jeu vidéo n’est ni plus ni moins qu’une vision du monde. On peut donc explorer, tester, évaluer la beauté, la pertinence, la richesse de ces mondes virtuels, de leurs mécaniques profondes, comme on le fait pour les visions du monde.
Quelles sont les lois qui s’appliquent dans ce monde ? Quelles en sont les limites ? Contient-il quelque-chose qui renvoie à son créateur (quelque chose d’humain) ? Quel sont les idéaux mis en avant par ce jeu ? Etc. Même sans récit, ou sans prise de parti manifeste, et même avec des personnages qui proclament des visions du monde très différentes, il y a finalement le « crash test » de la réalité – ici, de la réalité virtuelle. Parce que la création de cet espace, de ce monde, a été dirigé par une seule personne, alors il y aura une seule vision du monde validée au final.
Je n’irai pas jusqu’à dire que tout ceci une bonne excuse pour jouer à n’importe quel jeu vidéo. Comme pour tout, il y a des jeux qui valent d’y consacrer du temps, et d’autres non. En tous cas, en plus du plaisir qu’on peut y trouver, il est utile et bon de se poser ces questions pour voir l’effet que ce jeu peut avoir sur soi et sur d’autres, afin de pouvoir en toute occasion rendre compte de l’espérance qui est en nous – y compris au cours d’une discussion sur les jeux vidéos.
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Notes :
(1) Dans une certaine mesure, ces remarques au sujet des récits interactifs que sont les jeux vidéos valent également pour les récits reçus (cinéma, théâtre, littérature, etc.). Toutes ces formes narratives ont un aspect immersif important, qui peuvent nous pousser à nous focaliser sur leur forme, mais c’est plus encore la manière dont fonctionnent les univers représentés qui nous séduit ou nous rebute – même si nous n’en avons généralement pas conscience. G. R. R. Martin, l’auteur de Game of Thrones, l’illustre bien par sa fameuse remarque au sujet du Seigneur des Anneaux : « Gandalf aurait dû rester mort ! ». (retour)
(2) En réalité, ce n’est qu’un symbole culturel de nos attentes liées à toutes les crises que nous traversons. Le concept de l’invasion de zombie (invasion barbare) est né en dehors des jeux vidéos, et n’y trouve sa place que parce que nous y sommes sensibles. (retour)
(3) On pourrait appeler cela des « ressorts ludiques », tout comme il existe des « ressorts narratifs » dans les récits. A ce sujet, je recommande le wiki collaboratif TV Tropes, une sorte d’encyclopédie des ressorts narratifs, ludiques, et autres (« schémas », d’après la – médiocre – traduction française du site). (retour)
Bibliographie :
« A Theory of Fun for Game Design« , Raph Koster (2004).
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