– par Vincent M.T.
« Qu’est-ce que cela veut dire ? Pendant longtemps, j’ai pensé que ce n’étaient que des mots. Comment était-ce possible ? Quand donc, au cours de notre sanglante Histoire, la beauté a-t-elle sauvé quiconque de quoi que ce soit ? Ennobli, exalté, oui. Mais qui a été sauvé ? » – Alexandre Soljenitsyne.
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C’est l’histoire d’un Prince, nommé Mychkine. A la surprise et au grand dam de son entourage mondain, ce prince parle de façon claire, sincère et spontanée. Certains sont fascinés par son caractère débonnaire, mais d’autres le perçoivent comme un danger, un ennemi. Parmi les premiers, le jeune Hippolyte, 18 ans, nihiliste, atteint de la tuberculose, lui demande :
« Est-ce vrai, Prince, que vous avez dit, une fois : C’est la beauté qui sauvera le monde ? ».
Phrase désormais célèbre, et tristement incomprise, on la voit souvent brandie comme une torche pour nous guider dans l’obscurité, mais prise en dehors de son contexte, elle ne produit aucune lumière.
Quelle beauté sauvera le monde ?
Dans ce roman de Fédor Dostoïevski (intitulé « L’idiot »), le jeune Hippolyte demande plus de détail : « Quelle beauté sauvera le monde ? ». Puis il nous met sur la piste : « C’est Kolia qui m’a rapporté ça… Vous êtes un chrétien zélé ? Kolia m’affirme que vous vous dites chrétien ». Car voilà, le Prince, désarmant par sa douce folie, représente l’idéal chrétien de Dostoïevski.
Comme l’auteur le confiera à son ami Maïkov et à sa nièce Sofia pendant l’écriture du roman, son but est de « représenter un homme entièrement beau », sachant que « le beau est l’idéal, or l’idéal, le nôtre ou celui de l’Europe civilisée, est encore loin d’être élaboré. Il n’existe au monde qu’un être absolument beau, le Christ, de sorte que l’apparition de cet être immensément, infiniment beau est certainement un infini miracle » (citations tirées d’un recueil épistolaire, Polnoe sobranie sochinenij).
A quoi ressemble cette beauté ? A l’origine, un tableau de Holbein, « Le Christ Mort », captive l’auteur pendant des heures, et initie l’idée principale du roman. Dans le récit, ce même tableau a un effet similaire sur le Prince, et c’est alors qu’il prononce cette phrase.
Même Rogojine, le rival du Prince, hanté par une folie furieuse, est impressionné par le tableau. Ainsi pour l’auteur du livre, la beauté du Christ peut toucher tout le monde, y compris ceux qui y semblent le moins disposés. De quelle beauté s’agit-il ? Pour l’auteur du tableau, c’est qu’on peut continuer d’adhérer à l’impératif d’amour que nous donne Jésus sans fermer les yeux sur le mal et la souffrance dont sont victimes les humains, y compris le Christ lui-même.
En Mychkine, cette beauté se présente comme un homme dont la compassion est égale à la souffrance de ceux qu’il croise. Il est l’exemple même du « prochain », tiré de la parabole du bon Samaritain : c’est celui qui ira aider le souffrant. Or, si ses actes de compassion mènent ultimement à la catastrophe, ce n’est pas à cause de sa bonté mais à cause de la méchanceté des hommes, dont les imperfections tranchent de plus en plus avec l’entière simplicité de cœur du Prince, jusqu’au drame. Comme le Christ, la beauté et la bonté sont ultimement rejetées par une humanité qui ne parvient pas à les supporter longtemps et réellement.
Comment le monde sera-t-il alors sauvé, si le problème, c’est la nature humaine ?
Comment la beauté peut-elle sauver ?
Cette beauté a également été présentée comme une arme contre le mensonge et la violence, qui exercent leur propre pouvoir de séduction sur les humains (Dostoïevski l’évoquera d’ailleurs dans son roman « Les Démons »). Voyons la suite de la citation de Soljenitsyne, entamée au début de cet article :
« (…) Mais qui a été sauvé ?
Il existe, toutefois, une certaine particularité dans l’essence même de la beauté et dans la nature même de l’art : la conviction profonde qu’entraîne une vraie oeuvre d’art est absolument irréfutable, et elle contraint même le cœur le plus hostile à se soumettre. (…) les œuvres d’art qui ont cherché la vérité profonde et nous la présentent comme une force vivante s’emparent de nous et s’imposent à nous, et personne, jamais, même dans les âges à venir, ne pourra les réfuter.
Alors, la remarque de Dostoïevski « La beauté sauvera le monde » ne serait plus une phrase en l’air, mais une prophétie. Après tout, il est vrai qu’il eut des illuminations fantastiques. Et, dans ce cas, l’art, la littérature peuvent vraiment contribuer à sauver notre monde. (…)
On nous dira : Que peut la littérature contre la ruée sauvage de la violence ? Mais n’oublions pas que la violence ne vit pas seule, qu’elle est incapable de vivre seule : elle est intimement associée, par le plus étroit des liens naturels, au mensonge. La violence trouve son seul refuge dans le mensonge, et le mensonge son seul soutien dans la violence. Tout homme qui a choisi la violence comme moyen doit inexorablement choisir le mensonge comme règle. (…)
Et dès que [par l’art] le mensonge sera confondu, la violence apparaîtra dans sa nudité et dans sa laideur. Et la violence, alors, s’effondrera. »
Soljenitsyne reprend bien le sens de la phrase dans son contexte : la beauté qui sauve est une vérité incontestable. S’il est un exemple de cette vérité qui dénude la violence de tout son faste, c’est la mort du Christ – non plus le tableau, mais l’événement lui-même. Ce qui est extraordinaire dans son exécution, ce n’est pas tant qu’un homme soit mort, ni même que cet homme n’était pas coupable, mais qu’il ait été condamné à mort précisément à cause de son insupportable innocence. C’est aussi ce que prouve de façon éclatante sa résurrection : la mort elle-même n’a pu le retenir prisonnier.
La fin de la violence
Mon père, comme beaucoup, se plaît à critiquer l’imperfection de la justice des hommes en mentionnant la phrase que l’on prête au Cardinal de Richelieu : « Donnez-moi deux lignes de la main d’un homme et je trouverai de quoi suffire à sa condamnation ». Nous acquiesçons, et pourtant nous sommes séduits par l’intelligence des intrigants, leur habileté à manipuler, à se frayer un chemin dans ce système sociopolitique et légal complexe que nous avons bâti. Le succès de récits classiques comme Le Comte de Monte Cristo et Richard III, ou contemporains comme House of Cards, en est la preuve : victime en quête de justice ou arriviste qui se joue des innocents comme des coupables, celui qui sait tirer les ficelles est éblouissant. L’attrait de ce pouvoir d’asseoir notre volonté par la finesse nous gagne, parce qu’il trouve en nous un allié, que la Bible appelle le péché.
Un seul y a résisté, jusqu’à se soumettre complètement au jugement des hommes, et à celui de Dieu, pour en ressortir disculpé. Voilà la beauté irréfutable, celle qui sauvera le monde : un homme aussi innocent qu’un agneau, sacrifié sur l’autel de la colère, et rendu à la vie. Quiconque témoigne de cette beauté, par l’art notamment, participe à la même oeuvre.
Artistes : le monde soupire en attendant la beauté qui le sauvera, alors à vos instruments !
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