– par Philip S.
La nouvelle a marqué l’actualité de la fin du mois dernier : Fidel Castro est décédé le 25 novembre, à l’âge de 90 ans. Avec la disparition de cette figure emblématique de la Guerre froide, c’est l’une des dernières pages de cette ère révolue de notre histoire qui se tourne. Pourtant, les réactions très virulentes à l’annonce de sa mort, à la fois de ses admirateurs et de ses détracteurs, montrent que l’ancien Président-révolutionnaire cubain, et l’idéologie communiste révolutionnaire pour laquelle il a lutté toute sa vie, restent très présents dans notre imaginaire collectif. Adulé ou honni, l’homme ne laisse personne indifférent, tant il est vrai que, héros libérateur ou tyran sanguinaire, voire (certainement) un peu des deux, il a incontestablement marqué son pays, l’Amérique latine et le monde.
L’Amérique latine, justement… continent qui, du fait de son histoire mouvementée, est certainement un des terrains les plus propices aux idées révolutionnaires, si bien que la Révolution cubaine n’a rien d’un hasard de l’histoire. La société latino-américaine du début du 20e Siècle est, en effet, marquée par de profondes inégalités, avec un petit noyau de familles aisées, issues des chefs conquistadores, qui possèdent les terres et contrôlent toute l’économie, exploitant jusqu’au sang le peuple qui vit dans la misère et marginalisant les Amérindiens.
Qu’il s’agisse du combat des Amérindiens contre les conquêtes génocidaires des colons européens, de celui des paysans pauvres pour se protéger des prédations des propriétaires terriens, des petites gens des villes qui bataillent contre une noblesse corrompue et vénale, ou même de l’élite locale qui cherche à s’affranchir de la monarchie espagnole, la lutte contre l’oppression a donc toujours été un élément très fort de la culture latino-américaine.
La gauche radicale latino-américaine se réclame des pères de l’indépendance des États latino-américains comme Simón Bolívar, pourtant issus de l’aristocratie locale et fort peu communistes, parce que ce sont des libertadores, des libérateurs des peuples. Bien avant les premiers guerrilleros, le Mexicain Emiliano Zapata menait sa Révolution au nom de la liberté, tandis que Zorro, le justicier masqué, incarnation moderne des idéaux chevaleresques, fascinait les foules par ses aventures.
Alors que l’idéal marxiste originel est celui d’une masse populaire révoltée dont le nombre et l’unité font la force, le révolutionnaire latino-américain peut-il être considéré comme un Messie marxiste ? Le revolucionario par excellence est évidemment le mythique Ernesto Guevara, dit le Che, médecin argentin devenu bras droit de Fidel Castro et artisan de la Révolution cubaine, avant de s’engager dans la lutte armée pour étendre la Révolution communiste en Amérique latine, en Afrique et dans le monde entier.
De son appel pendant son voyage à travers l’Amérique du Sud à son martyr aux mains de la CIA en Bolivie, le messianisme qui le caractérise est frappant. Il a même une icône (la fameuse photo de conquérant), un(e) hymne – dont le titre, Hasta siempre (« Pour toujours ») fait référence à l’éternité – et une légende… devenue culte ! Dans cet article, nous nous intéresserons aux similitudes et aux différences entre ce « Messie marxiste » et le Christ.
Le révolutionnaire : un « homme nouveau » ?
Pour commencer, rappelons que le communisme est une idéologie fondamentalement athée. Pour Karl Marx, « la religion, c’est l’opium du peuple », en ce qu’elle pousse l’opprimé à accepter son aliénation et sa souffrance par l’espoir vain d’une consolation dans une autre vie, au lieu de se révolter pour briser ses chaînes. Marx propose de construire le paradis ici-bas au lieu d’attendre un paradis illusoire dans un autre monde. Puisqu’il n’y a pas de Dieu, ni de Sauveur extérieur à l’humanité, l’homme doit devenir son propre Sauveur, comme le dit la 2º strophe de l’Internationale : « Il n’est pas de Sauveur suprême, Ni Dieu, ni César, ni tribun, Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes, Décrétons le salut commun ». Si le révolutionnaire est un Messie marxiste, il s’agit donc d’un Messie humain.
Pour Che Guevara, le révolutionnaire incarne l’homme nouveau, une expression courante dans ses écrits. L’homme nouveau, c’est celui qui s’est sauvé lui-même, en renonçant à toute aspiration propre pour servir le bien commun, et lutte maintenant pour sauver les autres. Quand tous les hommes seront sauvés de l’oppression, ce sera l’avènement d’une nouvelle humanité, constituée d’hommes libres et égaux.
Un homme pas si nouveau : quand le libérateur devient oppresseur
Malheureusement, le révolutionnaire assoiffé de liberté se montre impitoyable, non seulement avec tout ce qui lui rappelle de près ou de loin l’oppresseur, mais aussi avec la faiblesse de ceux qui ne sont pas à la hauteur de ses idéaux. Au cours de la Révolution, plus de 600 Cubains seront condamnés à mort. Le Che tue ses compagnons d’armes qui fuient au combat, fusille de ses propres mains un de ses hommes qui avait volé un paquet de cigarettes à un camarade : le vol implique la propriété, inacceptable dans une société communiste. Voici comment il décrivait ses motivations : « La haine comme facteur de lutte, la haine intransigeante envers l’ennemi, qui pousse au-delà des limitations naturelles de l’homme et le transforme en une efficace, violente, sélective et froide machine à tuer. »
Malgré des progrès indéniables dans les domaines de la santé et de l’éducation notamment, la société libre et égalitaire qu’il s’était promis de construire s’est également transformée en dictature totalitaire, guère moins répressive que celle qu’il avait renversée. Pour des milliers de dissidents emprisonnés, notamment de nombreux chrétiens, le paradis promis par la Révolution s’est avéré être un enfer sur terre.
Qu’est-il arrivé au jeune homme de bonne famille ému par la souffrance des pauvres ? On peut résumer son destin par cette pensée de Blaise Pascal : « L’homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête. » L’homme nouveau s’est rendu semblable à ce qu’il s’était juré de détruire.
Mais alors… qui est le véritable homme nouveau ?
Saviez-vous que les Évangiles parlent déjà d’un révolutionnaire ? Non, ce n’est pas Jésus.
Il s’agit d’un certain Barabbas, vraisemblablement un combattant de la résistance armée juive contre l’occupation romaine, arrêté pour meurtre en même temps que Jésus. Le gouverneur romain Pilate demande au peuple de choisir entre la libération de Jésus et celle de Barabbas, un monstre si odieux que, pense-t-il, personne n’oserait le choisir.
Contre toute attente, le peuple choisit de libérer Barabbas. Pour Pilate, Barabbas est un terroriste… mais on sait que les qualificatifs de terroriste ou de résistant dépendent beaucoup du point de vue duquel on se place ! Pour les Romains, Barabbas avait tué un des leurs, mais pour le peuple juif, c’était un héros qui luttait pour leur liberté. Au fond, ne sommes-nous pas tous les terroristes des uns et les résistants des autres ?
Jésus, face à Barabbas, tranche radicalement. Sa justice est diamétralement opposée à celle de la Révolution : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre joue. » Là où la justice de Barabbas, ou du Che, les mènent à tuer pour se venger de leurs ennemis, la justice de Jésus le mène à mourir pour sauver les siens – considérant que l’autre, l’ennemi, le terroriste, peut être un des siens, et l’invitant ainsi à le devenir.
La mort du Che rappelle en partie celle de Jésus. Tous deux ont été trahis par des proches et assassinés sur ordre des grands de ce monde, inquiets de voir leurs privilèges injustes menacés. Mais il reste quelques différences fondamentales. Le Che n’a pas cherché un seul instant à fuir l’ennemi, il a continué à se battre quand tout était perdu ; mais Jésus est allé encore plus loin en s’écriant : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. » Le Che était impuissant face à ses tueurs, alors que Jésus aurait pu invoquer Dieu pour qu’il envoie une légion d’anges pour le délivrer… mais il a déposé sa vie volontairement, alors que nul n’avait le pouvoir de la lui ôter.
Pourquoi ?
Pour sauver Barabbas.
Barabbas était coupable. Sa culpabilité ne faisait aucun doute, pas même pour ceux qui ont demandé sa liberté. Ses aspirations les plus nobles, son amour de la liberté et sa soif de justice, ont fait de lui un meurtrier. Il méritait son châtiment, mais il a été épargné parce qu’un autre l’a subi à sa place. Jésus était innocent, mais il a été crucifié pour que Barabbas soit libéré.
Sorti de prison, Barabbas était libre. Libre de retourner à son ancienne vie… mais alors, il se serait tôt ou tard retrouvé de nouveau condamné. Libre aussi de saisir la grâce qui lui avait été faite pour commencer une nouvelle vie, de devenir l’un de ceux que Jésus appelle. C’est cela, le véritable homme nouveau : celui qui a cru qu’un autre l’a sauvé alors qu’il ne le méritait pas et a décidé de vivre des mérites de cet innocent qui est mort à sa place.
3 comments
Je ne sais pas si Jésus s’est sacrifié uniquement pour sauver Barabbas. Mais ce qui m’a toujours surpris dans la Bible, c’est cette identité entre Jésus, fils du Père, et celui qu’on appelle Barabbas, parfois « Jésus barabbas », ce qui signifie bien « Jésus, fils du père » (bar, fils, abba, père, en araméen).
Pourquoi donc cette coïncidence ?
Certes « Jésus » (Yoshua) était un nom très commun dans la région à l’époque. Mais « Bar-abbas »…
Bar-abbas est un révolutionnaire, effectivement. Je pense que l’intuition de la fin de cet article est bonne. Sur le plan anthropologique on peut voir Jésus-Christ et Jésus Barabbas comme deux « doubles mimétiques », pour parler comme René Girard. Effectivement la foule préfère celui qui lui propose un salut temporel à celui qui lui propose un salut spirituel. La différence entre les doubles est ténue (nominalement), mais c’est la foule qui vient trancher, tel le prêtre sacrificateur des religions archaïques qui pointe du doigt le marginal, la femme, l’enfant, ou l’animal qui sera égorgé. Malgré ce « piège », la foule ne s’y trompe pas, elle choisit de condamner Jésus-Christ – impossible de l’accuser de s’être trompée, elle a fait son choix en toute conscience.
Excellent article Philippe ! C’est sans doute l’une des tâches les plus difficiles qui soit, que celle qui consiste à lire les choses qui se passent dans ce monde à la lumière de l’Evangile. D’une certaine façon, les aspirations humaines profondes témoignent du fait que l’Evangile vise juste. Elles parlent du besoin de l’homme d’être libéré. C’est dans le diagnostic et les moyens mis en oeuvre qu’elles diffèrent. L’homme ne peut se libérer seul. Le vrai problème ne lui est pas extérieur, mais intérieur.
Je t’encourage à prendre le temps de mûrir tes articles. Celui-ci est abordable, bien réfléchi, étayé. Bon courage pour la suite !