– par Yannick Imbert
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Dans un article du mois dernier, nous avions mentionné trois fonctions ou définitions de l’imagination régulièrement mentionnées en théologie réformée/évangélique. Ces trois fonctions sont :
- L’imagination comme redécouverte du sens de la réalité ;
- L’imagination comme « pont » vers Dieu ;
- L’imagination comme image de Dieu.
Evaluons ces trois options d’un point de vue biblique.
1. Redécouvrir le sens de la réalité ?
Cette première fonction fait de l’imagination une notion quasi transcendante. Parfois même l’imagination devient le moyen privilégié de découvrir la réalité. En faisant cela, l’imagination prend une place similaire à la raison en théologie catholique – par exemple thomiste. Ce ne serait plus la « bonne » utilisation de la raison qui nous fait comprendre la réalité, ce serait l’imagination. C’est parce que l’imagination humaine serait comme celle de Dieu qu’elle serait capable de renouveler notre connaissance du monde. Voilà un problème théologique. La capacité humaine a changée, mais le problème théologique demeure.
Cette fonction de l’imagination semble parfois déborder des limites imposées par l’Ecriture à cette dimension de la nature humaine. Ici, le problème principal est de faire d’une partie de notre humanité (l’imagination) la partie centrale de notre identité humaine. Nous pourrions nous demander si cette vision de l’imagination n’est pas trop influencée par l’idéal romantique. Certes, l’imagination peut servir à décrire, à partager et à représenter une certaine perception de la vie, soulignant ainsi notre prise de conscience. Mais cela ne fait de l’imagination qu’une capacité parmi d’autre et en unité avec les autres (comme la raison).
C’est donc une exagération d’affirmer, comme Ryken le suggère, que les arts sont un moyen spécifique de faire l’expérience du monde. Cela implique que l’imagination fournit un lien spécial avec la divinité. Cela sous-entend enfin que l’imagination est relativement peu affectée par la chute. C’est bien pour cela qu’elle serait le moyen humain de découvrir la réalité. Or, nous sommes confrontés ici à un deuxième problème théologique. Toutes les parties de notre nature humaine sont touchées par le péché. Même l’imagination a besoin d’être éclairée par l’Écriture et régénérée par l’Esprit.
2. Un pont vers Dieu ?
Andrew Huizenga définissait, lui, l’imagination comme une faculté ni purement spirituelle, ni purement naturelle. Cela peut créer un certain malaise ou une certaine dualité de cette dimension de notre nature. En conséquence, l’imagination ne fait pas entièrement partie de la nature humaine, mais la transcende, divisant ainsi cette nature humaine. Cela fait de l’imagination une puissance « humaine » unique, une fois encore peu affectée par le péché. Ainsi, l’imagination est capable de combler le fossé entre le monde naturel et le monde spirituel, en raison même de cette relative innocence.
Huizenga accorde à l’imagination un pouvoir de « médiation transcendantale » qui semble lui aussi problématique. Par contraste avec cette option, d’autres auteurs soulignent : « Il peut bien être que l’art [et l’imagination], comme toute autre facette de la merveilleuse création de Dieu, puisse pointer du doigt le Divin Créateur. Mais nous ne pouvons pas donner à l’art un rôle trop important »1. L’imagination n’est pas une faculté supérieure de la nature humaine, mais simplement une faculté différente de la raison. En ce sens, l’imagination comme tout le reste de notre nature, est au bénéfice de la grâce commune.
L’imagination est une faculté merveilleuse envers laquelle Dieu exerce sa bonté commune. Parce que Dieu restreint les effets du péché sur l’imagination, nous pouvons parfois avoir l’impression que cette dernière a une importance première, ce qui n’est cependant pas le cas.
3. L’imagination comme image de Dieu ?
Enfin, la perspective qui fait de l’imagination l’image de Dieu en l’être humain conduit à d’autres problèmes. Une dérive possible est l’idée que ceux qui font le plus usage de leur faculté imaginative manifesteraient ainsi plus pleinement l’image de Dieu. Dorothy Sayers a bien conscience de ce problème, raison pour laquelle elle n’a pas inclus cet argument dans l’ouvrage classique The Mind of the Maker2. La tendance à faire de la capacité créatrice l’essence de l’image de Dieu tend à établir une vision élitiste de la notion de l’imago dei qui est étrangère au récit biblique.
Encore une fois, la dimension créative et imaginative de l’être humain conduit souvent à l’émerveillement. Nous pouvons être littéralement enthousiasmé par ce don divin. Cependant, si nous le revendiquons l’imagination comme élément essentiel de notre identité d’images de Dieu. Le centre de l’enseignement biblique est que c’est la personne humaine qui est à l’image de Dieu, et pas seulement une partie de cette personne.
ALORS, QU’EST-CE QUE L’IMAGINATION ?
Une vision correcte de la nature et de la fonction de l’imagination doit reconnaître que cette dernière est, comme la raison, partie intégrante de notre nature. Nous pouvons aussi légitimement donner à l’imagination une place dans notre processus de connaissance. Un théologien comme Jean Calvin le faisait, il est d’ailleurs intéressant de le voir mentionner le pouvoir de l’imagination dans le livre de l’Institution de la religion chrétienne, traitant de « La connaissance de Dieu le créateur ». Calvin considère que l’imagination fonctionne comme une étape dans notre processus connaissance. Pour lui, l’imagination est la capacité spécifique qui permet le traitement initial de l’information fournie par les cinq sens, un point sur lequel il s’accorde avec Thomas d’Aquin.
Chez Calvin apparaît aussi un deuxième point important quant à l’imagination. Constamment, le théologien de Genèse démontre le souci de maintenir l’unité de la personnalité humaine. S’il s’oppose à Thomas d’Aquin en rejetant l’identification de plusieurs âmes en l’homme, il s’opposerait aussi à la fragmentation de la nature humaine qui ferait d’une capacité (l’imagination) le centre de la personnalité. Nous devons être sensibles à cette dimension. Étant à l’image du Christ, nous avons été créés pour connaître Dieu et refléter sa personne et son caractère à travers tout ce que nous sommes : la raison, l’imagination, etc. Considérer l’imagination ainsi nous aide aussi à la voir à la lumière de la sanctification de l’Esprit.
L’imagination exige donc la pratique fidèle d’un don divin. L’un des meilleurs exemples contemporain est pour moi celui du peintre Makoto Fujimura — dont les œuvres servent de couverture à cet article et au précédent. Son approche de l’art et de la place de l’imagination en particulier ne laisse pas entendre que cette capacité humaine soit une chose surnaturelle qui mette l’artiste en relation directe avec Dieu. L’imagination « incarnée » dans l’art produit plutôt pour lui un intense désir pour la réalité à venir (voir cette interview ou vidéo ci-dessous).
L’imagination est alors une partie cruciale de notre nature. Au même titre que tant d’autres capacités, elle nous est indispensable pour vivre dans le monde. Cette imagination tant recherchée est l’un des moyens que Dieu met à notre disposition afin de vivre pleinement ce que c’est que d’être fait à l’image du Dieu créateur. C’est pour cela que nous passons tant de temps et d’énergie à essayer de préciser les contours, à tenter de discerner les manifestations concrètes, de l’imagination humaine.
Cette approche nous aide à inscrire la théorie réformée de l’imagination dans le domaine de l’éthique. La capacité d’écrire des histoires, de peindre, de composer, d’imaginer, fait partie d’une capacité créée qui reflète notre relation à Dieu. Relation de communion ou de rébellion. Cette vue de l’imagination nous exhorte à la « pratiquer » avec amour et obéissance.
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1 Hilary Brand et Adrienne Chaplin, Art and Soul. Signposts for Christians in the Arts, Downers Grove, IVP, 2001, p. 89.
2 Dortothy L. Sayers, The Mind of the Maker, HarperCollins, 1987.
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Yannick Imbert est professeur d’apologétique à la Faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence.