Sense8 : les enjeux d’une vision du monde LGBT

– par Vincent M.T.

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La 2e saison de Sense8 vient de commencer avec un « épisode de Noël », c’est donc l’occasion de se pencher de nouveau sur cette série extraordinaire et néanmoins problématique. Ce texte reprend et prolonge un précédent article, publié à l’origine sur Repensez-vous.fr (un site similaire à Visio Mundus et actuellement en suspens, dont le contenu est désormais hébergé sur une page dédiée).

Présentation de la série

L’IDÉE. Il existerait parmi nous des “sensitifs” : des personnes qui, suite à une mutation génétique, sont capables d’établir une liaison mentale et sensorielle entre eux. Ils peuvent ainsi communiquer leurs pensées et leurs ressentis, et même prendre le contrôle les uns des autres. Ces capacités se déclenchent spontanément, bien que de façon consentie. Comme le dit Jonas : “Ce n’est pas quelque chose que tu fais, c’est quelque chose que tu laisses arriver” (S1E4).

Les capacités d’un sensitif sont en sommeil jusqu’à ce qu’il rejoigne un groupe. Ces groupes se forment par un processus qui s’apparente à un accouchement : un sensitif traverse une sorte de longue extase éprouvante par laquelle se forme un nouveau groupe de huit individus, tous nés le même jour. Toutes leurs capacités s’expriment naturellement à l’intérieur d’un groupe, tandis qu’avec des sensitifs extérieurs à leur groupe, ils doivent d’abord établir un lien (se regarder dans les yeux), et ne peuvent pratiquer que la télépathie.

L’HISTOIRE. Angelica, une sensitive, donne naissance à un nouveau groupe, avant de se suicider pour échapper au méchant Whispers, un autre sensitif, extérieur à son groupe. Les membres du nouveau groupe vont progressivement apprendre à vivre ensemble en apprivoisant ces nouvelles capacités, ponctuellement guidés par Jonas, un sensitif du groupe d’Angelica. Cependant Whispers est à leur recherche, et ils vont bientôt devoir réagir à la menace qu’il représente…

sense8

LES PERSONNAGES PRINCIPAUX. Tandis qu’il enquête sur Angelica, dont il a eu une vision, Will, policier à Chicago, découvre son lien avec Riley, DJ norvégienne résidant à Londres, et Nomi,  hackeuse et blogueuse politique, qui vit à San Francisco avec sa compagne Amanita. Depuis son changement de sexe, pleinement assumé, elle est en rupture avec ses parents, qui continuent de l’appeler “Michael”. Lito, un acteur mexicain, vit la situation inverse à Mexico. Il cache son homosexualité et son partenaire pour préserver sa réputation, ce qui le met dans des situations difficiles vis-à-vis de la presse. Il échange surtout avec Wolfgang, un cambrioleur qui vit à Berlin. Le style décomplexé et brutal de l’allemand aide l’acteur à s’endurcir, mais bouleverse aussi la vie de Kala, une pharmacienne indienne vivant à Mumbai, en prise avec le poids des traditions de sa famille et de sa société. Dans une situation similaire, Sun, une femme d’affaire coréenne, s’attache à une promesse faite à sa mère mourante au point de consentir au machisme que son père et son frère lui infligent à Séoul. Grâce à sa maîtrise du Tai Chi, elle sauvera notamment Capheus, conducteur de bus à Nairobi et fan de Jean-Claude Van Dam, d’une confrontation avec un gang de voleurs.

Analyse

AVANT-PROPOS. La série Sense8 n’est pas pour tout le monde. En fait, outre ses indéniables qualités (jeu d’acteurs, rythme, développement des personnages, bande originale, prises de vue, audace des sujets, intrigue, tournage international, etc.), sa thématique queer et les scènes relativement crues que cela occasionne ont de quoi choquer. La plupart des scènes destinées à un public averti ont un caractère homosexuel – signe de la cohérence générale de la vision du monde qui nous est présentée, et qui ne cache pas son jeu.

Au final, je ne recommande ni de voir la série, ni de faire l’impasse – que chacun agisse selon sa conscience et sa sensibilité. Notez toutefois que l’avantage d’une série exclusivement disponible sur Internet, c’est qu’on peut passer les moments qu’on ne veut pas voir. Quoi qu’il en soit, voici simplement quelques réflexions pour ceux qui l’auraient vue, et pour ceux qui ne la verront pas mais qui veulent pouvoir aborder le sujet avec leurs proches.

CONCEPTION. L’idée et une bonne partie de la réalisation nous vient de ceux que l’on appelait “les frères Wachowski”, Larry et Andy. Mais ça, c’était avant. En effet, tous les deux ont, selon l’appellation officielle, « changé d’identité de genre” : Larry a commencé à se faire appeler Lana dès 2003 (avec officialisation en 2010), on s’est donc mis à dire « les Wachowski ». Puis en 2016 Andrew est devenu Lilly : du coup, maintenant, on dit “les soeurs Wachowski”.

LA QUESTION DE FOND. L’interêt de cette information, c’est que Lana a intégré une bonne part de sa propre expérience dans la série qui nous intéresse ici. Le parcours d’un des personnages (Nomi) fait un parallèle assez net au sien, c’est presque un rôle écrit comme une autobiographie, et il est joué par une actrice transgenre. Plus généralement, la vision du monde de Sense8 repose sur des présupposés qui fondent aussi les discours queer et plusieurs discours sur le genre.

Un de ces présupposés est particulièrement délicat : la séparation de l’identité et du corps – tant dans la sexualité, que dans le rapport à soi et au monde. La manière dont ce présupposé est mis en oeuvre manifeste son manque de cohérence avec la réalité, et cela révèle une faille de cette vision du monde. Ce n’est pas nouveau : d’autres auteurs ont déjà souligné que, souvent, ceux qui prétendent libérer le corps de ses limites naturelles (ou des normes sociétales) tombent souvent dans un déni du corps et de sa valeur*.

Ceci étant dit, il ne s’agit pas de rejeter en bloc la critique des discours queer et sur le genre, elle a sa pertinence en ce qui concerne nos conceptions modernes de l’identité et du corps, qui se veulent fixes et absolues. Les deux discours, LGBT comme « conservateur », prennent un aspect de la réalité (ici, la volonté humaine ou la nature) et en font un absolu, ce qui donne lieu à des impasses existentielles.

UNE ÂME SANS CORPS. Les réalisateurs de Sense8 négligent – et de manière flagrante – l’importance du physique, en confondant connaissance et compétence : si un sensitif athlète prend le contrôle d’un sensitif sans entrainement, il ne devrait logiquement pas pouvoir faire de prouesse sportive, n’est-ce pas ? N’importe quel athlète vous le dira : il ne suffit pas de savoir comment faire le mouvement pour pouvoir l’exécuter, il faut que le corps puisse suivre.

Pourtant, dans cette série, les sensitifs transfèrent non seulement leur capacité à combattre, mais aussi leur efficacité – bien que les muscles ne soient pas les mêmes, ni la peau, ni les os, ni la stature… et donc,  le poids, la force et la résistance. Ils transfèrent aussi leurs compétences, avec leur efficacité, en pilotage, en jeu d’acteur, en évasion, c’est-à-dire des choses qui supposent un entrainement physique – ne serait-ce que pour acquérir les réflexes, l’équilibre, l’endurance, l’agilité, l’élocution, etc.

   On trouve ici un nouvel essai de matérialiser le “téléchargement de connaissances” qui figure dans Matrix, le premier film à succès des Wachowski. Cependant, dans ce film, l’appropriation et la mise en pratique de ces connaissances pouvait se faire facilement et de façon logique dans la matrice, puisqu’elle n’était qu’une projection de l’esprit, équivalente à un jeu vidéo, ou un rêve. Le corps, et toute la dimension physique n’avait effectivement que peu d’importance.

"Est ce que tu pense réellement que ma rapidité, ou ma force, ont quoi que ce soit rapport avec mes muscles, dans un endroit pareil ?" - Matrix, 1999
« Est ce que tu penses réellement que ma rapidité, ou ma force, ont quoi que ce soit à voir avec mes muscles, dans un endroit pareil ? » – Matrix, 1999

   Dans Sense8, par contre, il s’agit de la réalité. Malgré ça, le corps y est réduit à des connaissances et des ressentis, décapés de toute substance physique – y compris masculine ou féminine. Plusieurs fois, les personnages principaux affirment que la nature est sans importance, tandis que l’engagement humain est de toute importance : c’est l’opposition « nature vs volonté ».

Ainsi, ce ne sont pas des faits qui nous sont présentés, mais une thèse qui nous est proposée : le corps, et donc le sexe, sont sans réelle conséquence. On peut en faire ce qu’on veut, y compris en changer, y compris s’adonner à des orgies, où les membres des uns et des autres semblent se fondre les uns dans les autres, comme interchangeables.

    

Approfondissement

VULGARISATION. Ce n’est pas un hasard si le très récent « épisode de Noël » qui lance la 2e saison de cette série, et qui a été dirigé par Lana Wachowski, fait figure de véritable manifeste LGBT pour « l’amour » libre, en guise d’idéal contre l’oppression d’une société ignorante et répressive.

La réalisatrice assume le choc que peuvent provoquer certaines images, comme l’indique la thèse clairement exposée ici à travers des formules telles que : « l’art, c’est l’amour rendu public », ou encore, « on ne voit que ce que l’on veut voir ».

Le schéma mis en avant est assez simpliste. Confronté à une photo de deux hommes en plein acte sexuel :

  • identifier cela comme du « porno gay » et trouver cela choquant révèle que l’on hait les homosexuels parce qu’on réprime ses propres pulsions sexuelles,
  • identifier cela simplement comme de l’amour révèle que l’on est libéré, tolérant et bienveillant.

Cet épisode est malheureusement très caricatural (comme la suite de la saison 2) : les gentils LGBT, jeunes, beaux, courageux et altruistes, sont persécutés par de méchants représentants des institutions sociales et gouvernementales, des hommes blancs , âgés, rétrogrades et méprisants. On pourrait d’ailleurs renverser la critique : si Nomi et Amanita trouvent « super sexy » la sextape de Lito et son partenaire Hernando, c’est parce qu’elles le veulent – parce que ça les rassure sur leurs propres pulsions, et que ça confirme l’idée que ce sont elles qui sont dans le vrai, dans l’authentique, alors que ceux qui divergent sont dans le faux.

Malgré la volonté affichée de proposer un modèle d’unité dans la diversité – et notre monde en a effectivement grand besoin – le message se résume à cela : « Si vous n’êtes pas d’accord avec nous, ça ne peut pas être pour des raisons logiques, c’est nécessairement parce que quelque part vous réprimez vos pulsions. Bref, le problème, c’est vous« . N’est-ce pas pourtant précisément le discours condescendant auquel les homosexuels et transgenres ont dû faire face, quand on les a d’abord catalogué comme des malades mentaux ?

Cette perpétuation du modèle d’oppression est malheureusement très commune. Les esclaves libérés rétablissent l’esclavagisme, les minorités opprimés arrivées au pouvoir persécutent les majorités, une société misogyne se transforme en société qui idéalise la femme et ridiculise l’homme, etc.

C’est un problème qui n’est pas lié à « un type de personne », ou à une culture particulière, ni même à une religion particulière, c’est tout simplement un problème humain. Nous faisons de notre volonté, de nos désirs, un absolu, au point de l’imposer aux autres, sans égard pour leur identité ni pour leur dignité.

Tous nos efforts pour nous libérer des « systèmes », des « croyances », des « oppressions » ne sont au final que des tentatives de nous libérer les uns des autres, et donc de nous-mêmes. C’est voué à l’échec.

Nous sommes tous, individuellement et collectivement, le problème.

QUELLE SOLUTION ? Plusieurs commentateurs de la série relèvent que le type de relation qui nous est présenté dans Sense8 reflète ce dont on peut faire l’expérience grâce à Internet et la réalité virtuelle, mais nous voyons tous les limites et les dangers de ces réseaux. Le partage sur Internet a aussi donné lieu aux « trolls » et aux « haters« , qui répandent la haine. Cette série en est d’ailleurs la preuve : nous aspirons à plus, à mieux que ça.

Peut-être parce qu’à la base de notre être, de notre personne, il y a de l’unité et de la diversité, et que nous avons beaucoup de mal à équilibrer les deux. Au niveau personnel comme au niveau collectif, l’unité devient vite un principe rigide, une norme qui nous emprisonne car elle s’oppose aux nuances, aux variations, aux particularités. La diversité, quant à elle, devient vite une cause de division, d’instabilité et de conflit.

A en croire l’un des plus vieux récits, l’humain est fait à l’image de Dieu, un Dieu qui est en même temps Un et Trois, qui allie dans son être même l’unité et la diversité, en un équilibre harmonieux. Ce concept unique, qu’on appelle « la Trinité », est cohérent avec notre expérience, nos ressentis, nos aspirations, mais c’est un idéal qui semble hors de notre portée. Ce même récit relate qu’une rupture a provoqué la perte de cet idéal, mais qu’il existe un espoir de retour, de restauration.

L’idée du sensitifs de Sense8 représente une tentative d’envisager cette restauration. C’est un humain qui est plus qu’un humain. Il donne naissance à une communauté marginale d’hommes et de femmes, égaux, appelés à tout partager et à vivre de façon radicalement différente. Il partage ses dons et son esprit avec eux, et se sacrifie pour qu’ils vivent. Cela est très proche du récit de la Bible, où cet humain, c’est Jésus. Mais au lieu de nier le corps et la réalité physique, au lieu de se focaliser sur ceux qui sont jeunes et beaux, ceux qui pensent qu’ils n’ont rien à se reprocher, Jésus tient compte du corps et de la nature, même dans ce qu’ils ont de laid, de frustrant, de limité. Il est ce Dieu qui est l’origine et la destinée de l’humanité, il est le modèle en qui on peut retrouver l’équilibre de notre identité et de notre communauté. Il est le sensitif par excellence, et contrairement au monde de Sense8, on ne naît pas « avec » ou « sans » la capacité d’y entrer : l’accès est ouvert à tous.

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* Voir GUILLEBAUD, J.C., La vie vivante, contre les nouveaux pudibonds (2011) ; LEVET, B. Théorie du genre : le nouveau puritanisme (2014) ; BELLAMY, F.X., Théorie du genre : l’idéologie libertaire à l’assaut de nos libertés fondamentales (2014).

2 comments

  1. Je souhaiterais rebondir sur cette dernière phrase : « Tous nos efforts pour nous libérer des « systèmes », des « croyances », des « oppressions » ne sont au final que des tentatives de nous libérer les uns des autres, et donc de nous-mêmes. C’est voué à l’échec. »
    Malgré les éléments avancés en conclusion, ne peut-on pas en dire autant de la foi chrétienne ? C’est aussi un « système » qui génère ses « oppressions » (les non-chrétiens par exemple) et surtout il repose sur un présupposé auquel on ne peut adhérer que par foi et plus difficilement par raison : Jésus est le fils de Dieu, et seulement par Lui, on peut avoir accès à Dieu.

    1. Merci pour cette question, C.

      La foi chrétienne, c’est la foi en Jésus. Il ne s’agit pas avant tout d’un système de croyances (même si on peut traduire cette foi sous cette forme), mais d’une relation vivante avec quelqu’un qui s’est sacrifié pour nous. Même si cette affirmation relève de la foi, elle n’est pas contraire à la raison. La raison ne suffit pas pour venir à la foi, mais la foi doit satisfaire notre raison, elle doit être « raisonnable », et moi-même, depuis bientôt 10 ans, j’éprouve la foi chrétienne pour vérifier qu’elle satisfait bien ma raison.

      La foi est une relation, comme toute relation, elle dépasse la raison mais ne s’y oppose pas.

      C’est une relation avec Jésus. Quelqu’un dont la vie est un guide vers l’amour de l’autre plutôt que vers la peur, vers le respect de l’autre plutôt que vers le mépris, vers la bienveillance plutôt que vers la haine. Quelqu’un dont la mort nous est la porte d’entrée vers cette vie nouvelle, libéré de tout le poids du mal qu’on a pu faire, et qu’on fait encore.

      La foi en Jésus ne génère pas d’oppression des autres, elle génère le service des autres, la recherche de leur intérêt, justement parce que tout chrétien n’a plus aucune raison d’avoir peur des autres tant qu’il ne craint que Dieu, et qu’il doit respecter les autres, qui sont à l’image de Dieu, comme il respecte Dieu lui-même.

      En même temps, on peut se sentir menacé par les chrétiens. Il est clair que connaître Jésus ne rend pas parfait, c’est un chemin.

      Certains vivent dans un système oppressif qu’ils prennent pour du christianisme, et ils oppriment les autres. Les chrétiens les combattent aux côtés des opprimés.
      Certains sont chrétiens, et s’égarent en opprimant les autres. Pour cela, il nous faut reconnaître nos torts, faire amende honorable, et demander pardon.
      Certains, comme Jésus, s’opposent à des gens qui pensent être dans leur bon droit, mais font en réalité le mal, et ces derniers se sentent probablement opprimés. Pour ces cas-là, il faut améliorer le dialogue, et clarifier les faits, le droit, au-delà du ressenti de chacun.

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