– par Vincent M.T.
Plus de vingt ans après la sortie du film d’animation japonais Ghost in the Shell, l’univers créé par Mamoru Oshii continue de fasciner, comme le montre l’adaptation cinématographique sortie ce mercredi en salles.
Dans ce thriller futuriste, la plupart des gens sont des cyborgs (ou « cyber-organismes », partiellement biologiques et partiellement robotiques). Cela a mené la société à situer l’identité des individus dans leur « ghost » (leur esprit), puisque leurs enveloppes corporelles (le « shell« ) sont toutes un peu artificielles.
L’intrigue du film tourne autour d’un hacker surnommé « le Marionnettiste », qui peut pirater les ghosts, et ainsi manipuler des citoyens lambda, essentiellement en leur implantant de faux souvenirs (1), pour les pousser à commettre des attentats. Ainsi, la perception de l’esprit comme siège imprenable de la mémoire, de l’identité et de l’humanité, est remise en question.
Et au milieu coule une rivière
A la moitié de ce film plein d’action et de monologues philosophiques, surgit une étrange séquence contemplative : trois minutes et vingt secondes qui rompent brutalement avec le rythme du récit, enchaînant des scènes citadines sur la même musique que l’introduction du film. Aucun personnage de l’intrigue n’apparaît, si ce n’est parfois la protagoniste, Motoko Kusanagi, qui semble bizarrement être à plusieurs endroits en même temps…
Vous trouvez ça étrange ? Envoûtant ? Longuet ? Un peu des trois ? C’est normal. La séquence qui vous est présentée ici est d’un genre assez inhabituel en Occident, mais elle est tout à fait normale pour un public japonais. Il faut savoir que pour organiser un récit, il existe cinq types d’enchaînements logiques de séquences (2). On peut passer :
- D’un moment à un autre moment,
- D’une action à une autre action,
- D’un personnage à un autre personnage,
- D’une scène à une autre scène,
- D’un aspect à un autre aspect.
Or, toutes ces transitions font avancer le récit dans le temps, à l’exception de la dernière. Et vous l’aurez deviné, il s’agit ici du dernier type. L’aspect évacue le temps pour se concentrer sur l’espace, et son exploration. Ce faisant, il suscite une atmosphère, il sollicite les sens et l’imagination. Il ne s’agit alors plus de traverser l’espace, mais de l’habiter.
Lorsque deux plans se suivent, montrant Motoko à deux endroits différents, c’est notre habitude des enchaînements chronologiques de séquences qui nous pousse à penser qu’elle est à plusieurs endroits en même temps, ou qu’elle a vu quelqu’un qui lui ressemblait. En réalité, son regard n’est que le point de départ : à ce qu’elle voit se mêlent des souvenirs, des rêveries… Motoko se fond dans ce riche décor citadin, la « caméra » se détache d’elle et semble abandonner l’intrigue, l’espace d’un long instant. Mais l’abandonne-t-elle vraiment ?
L’identité dans l’espace
Cette interlude de trente quarte prises de vues développe en fait, par son cadre esthétique plutôt que narratif, un thème fondamental du film, et qui répond aux questionnement sur l’identité : notre perception de l’espace.
Car, que voyons-nous ? Un espace urbain chaotique, cosmopolite, où la dominante est le croisement entre l’ancien et le nouveau, connectés par des voies de circulation routières ou maritimes, et par la technologie. Cette architecture s’inscrit dans une certaine vision de l’avenir, initiée par Blade Runner (1982), et qui trouve encore des échos de nos jours, comme dans le re-make de Total Recall (2012).
Quel éclairage cet enchaînement d’aspects, apporte-t-il sur la question de l’identité ? Essentiellement que l’identité est comme une ville : construite, donc limitée.
L’espace urbain, comme les corps cybernétiques des personnages de cet univers, sont des constructions. En cela ils régissent, presque sans qu’on s’en aperçoive, les mouvements, les choix, les possibilités. Dans les grandes villes particulièrement, l’espace n’est pas contrôlé directement par la population, mais par des institutions qui cherchent à l’organiser. De même, puisque le ghost est lui aussi manipulable, c’est qu’il est construit. L’identité n’est donc pas que le produit de nos propres choix, ou limites, elle est également canalisée, limitée par les autres.
Dans l’extrait qui nous intéresse ici, on peut voir la ville en construction, et aussi qu’elle est composée de strates aux styles très différents, reflétant la superposition dynamique de cultures, de valeurs, et de sens, sans sombrer dans l’extrême de l’utopie ou de la dystopie. Cette ville symbolise le merveilleux désordre d’un urbanisme qui allie malgré lui planification centrale et spontanéité marginale : elle suit des logiques gouvernementales, marchandes, institutionnelles, mais aussi des volontés individuelles, projets spontanés de sa population. Dans les rues se côtoient la pointe de la technologie et les épaves qui rouillent, les grands magasins et les stands artisanaux, les identités construites et les corps reconstruits.
Une construction naturelle
L’espoir que représente l’humanité cyborg, superposant l’homme et la machine, c’est que la technologie permette à l’humain de se démarquer des catégories traditionnelles de l’identité individuelle, comme le genre, les races et les classes, pour se construire de façon complètement autonome, comme une ville (3).
Cependant, une ville ne se construit pas à partir de rien, et elle ne se construit pas tout à fait selon la seule volonté des hommes non plus. Elle est elle-même sujette à la géographie, qui détermine ses propres limites. On dit souvent qu’un pays à l’histoire de sa géographie, dans la mesure où c’est un facteur déterminant ; de même, une ville se construit selon sa géographie. L’urbanisme et l’architecture dépendent largement des ressources disponibles, mais aussi du relief. Défenses, approvisionnements, voies de communication, production économique et style de vie, pour n’en citer que quelques uns, émergent de la situation physique d’une ville et s’y adaptent. Autrement dit, la construction urbaine épouse et s’approprie le lieu naturel où elle est bâtie. D’ailleurs, le choix de ce lieux est stratégique pour le développement de la ville : de la hauteur permet d’avoir l’avantage sur de potentiels ennemis mais rend difficile l’approvisionnement, le bord d’un fleuve facilite le commerce mais expose au danger de crûe, etc.
De même, si la définition de l’identité a pu être perçue et proclamée de façon dogmatique, on s’égarerait pourtant à revirer de bord trop brutalement en imaginant qu’elle n’est qu’une pure construction. Il y a un processus naturel, humain, à construire son identité, et cela part d’une base naturelle, qu’est le corps – ce corps qui nous relie à notre famille, au reste de l’humanité, et à Dieu.
Architecture divine
Un des premiers lieux de construction de Dieu, dans la Bible, c’est l’humain. Il est fait « à l’image de Dieu », il est donc construit pour représenter Dieu. La plupart des théologiens ont pensé que cette image était spirituelle, plutôt que physique, cependant depuis quelques années le débat jusqu’ici minoritaire s’est élargi. Le terme « image » est le même que celui qu’on traduit « idole » : c’est une statue debout à l’effigie d’un dieu.
Dieu lui-même se représentant dans l’humain, cela explique aussi l’interdiction de se forger d’autres représentations du divin, qui seraient inévitablement une déviation de ce mystère primordial : le limité qui représente l’illimité, le fini qui représente l’infini.
Le prophète Esaïe ne se gène pas pour se moquer de ceux qui coupent un arbre, en taille une moitié à l’effigie de ce qu’ils imaginent du divin, pour se prosterner devant, et jettent l’autre moitié au feu pour se chauffer… Puisant dans le lien qui existe entre Dieu et l’humain, il s’exclame : « Vos idoles sont impuissantes ! Sourdes, muettes, aveugles, incapables de se déplacer d’elles mêmes ou de comprendre quoi que ce soit… et vous leur ressemblez ! » (résumé paraphrasé du chapitre 44 du livre d’Esaïe).
« Vos idoles sont impuissantes ! …et vous leur ressemblez ! »
Il ne faut pas négliger, bien sûr, que cette image est ternie par la rupture entre l’humanité et Dieu. Car comment refléter quelqu’un qu’on ne connaît pas ? Et comment être pleinement soi-même quand on est fait pour être à l’image d’un Dieu qu’on ignore ?
On peut l’envisager ainsi : c’est comme pour la communication. Nous sommes nés avec la capacité de maîtriser des langages complexes, mais il faut bien les apprendre, les recevoir, les cultiver. La forme et la richesse de ces langages oraux et corporels nous permet de déployer notre pensée, et notre personnalité. Ainsi, nous avons besoin de quelqu’un, d’autres personnes, pour devenir pleinement nous-mêmes. De même, nous avons besoin de celui qui nous a créé à son image pour construire toute notre identité.
A la fin du Ghost in the Shell d’origine, Motoko choisit de fusionner son ghost avec celui d’une entité cybernétique. Une fois que c’est fait, la nouvelle personne déclare qu’elle n’est plus Motoko ni cette entité, mais quelque chose, quelqu’un, de nouveau. Cette évolution passe donc par la disparition de leurs personnalités. De même, lorsqu’on se tourne vers Jésus, il nous donne son Esprit, son ghost, qui vient vivre en nous, et ce que nous étions avant commence à mourir.
Cependant, tout ce qui meurt en nous, c’est ce qu’il y avait de mauvais, et cela libère notre identité plutôt que de la faire disparaître. C’est comme renaître à soi-même. Mieux encore, cet Esprit infini dans notre corps fini constitue à la fois une promesse et une garantie de l’éternité dont nous hériterons : la vie, la vraie, et pour toujours.
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Notes :
(1) On pourrait être tenté de rapprocher ce film de Inception (2010), mais dans l’ensemble le récit est plus proche de celui de Dark City (1998). (retour)
(2) Nous reprenons ici les catégories proposées par Scott McCloud dans son essai sous forme de bande-dessinée intitulé L’art invisible (1993). Pour les connaisseurs, notre liste exclut l’enchaînement symbolique et le non-sequitur qui ne sont pas, à proprement parler, des enchaînements logiques). (retour)
(3) Jusqu’ici, cet article fait écho à des points essentiels développés dans une vidéo du YouTubeur Nerdwriter1 (en anglais), dont nous recommandons fortement la série « Understanding Art House« . (retour)
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