– par « Jean le mineur »
(contributeur ponctuel)
« La Force du Destin » est le titre d’un opéra de Verdi dans lequel un homme amoureux, Don Alvaro, tue accidentellement le père de sa fiancée. S’ensuit un lot assez prévisible de vengeances, de fuites et de châtiments qui sépareront les deux amants.
On trouve ce type de déroulement (une faute originelle qui met en mouvement une suite d’épreuves) en abondance dans le théâtre classique, depuis qu’Aristote a identifié les liaisons événementielles comme bases de la dramaturgie (« les liaisons téliques »). Suivre une histoire dans laquelle chaque événement en entraîne un autre pose la question de sa logique : quelle est la liberté d’action du personnage ? Et par corollaire, son degré de responsabilité ? L’idée de destin naît de la figuration narrative d’une entité supérieure tirant les ficelles, qu’il s’agisse de l’auteur démiurge, de la société, ou de toute autre puissance soumettant les personnages. L’auteur, dans le lien qu’il choisit de créer entre les événements de son histoire, illustre en réalité une morale.
Sommes-nous soumis au destin ?
Le dénouement de notre vie est-il aussi fatal que le cinquième acte d’une pièce de théâtre ?
Cette année, les films nominés à l’oscar m’ont paru aborder ces questions particulières de manière assez frontale, en y apportant un faisceau de réponses variées.
MAJOR SPOILERS !
Moonlight
Ainsi, le vainqueur, Moonlight, défend une conception radicale de la destinée s’imposant à tout homme en mettant en scène un déterminisme social absolu. L’usage de l’ellipse temporelle sert autant à dynamiser le récit qu’à concentrer la vie de Chiron sur quelques points de détermination, élaguant tout ce qui n’est pas utile au discours de l’auteur. Le premier fil nouant la dramatique de Chiron est celui de sa mère, droguée et instable. Le second, c’est la figure du modèle masculin, vouée à toujours disparaître, qu’il s’agisse du vieux dealer qui protège Chiron des enfants qui le persécutent ou de Kevin, personnage qui se définit par sa confiance en lui-même quand Chiron ne cesse de douter. Le milieu social en constitue un troisième, qui s’incarne dans une société séparée en races (latino/black dans le cas de la Floride), marquée par la pauvreté et l’injustice.
Quels que soient les désirs et les efforts du personnage, rien ne pourra le faire dévier d’une route tracée à l’avance. Éviter un mal ne fait qu’en entraîner un autre. En tant que black né dans un milieu défavorisé, il ne pourra accéder à l’aisance matérielle autrement que par le deal. En tant que garçon plutôt fragile, solitaire et à tendance homosexuelle, il sera automatiquement persécuté par des garçons de sa classe plus forts et solidaires. La violence entraîne la violence, et le châtiment en est la prison, où Chiron rejoint un réseau de trafiquants, poursuivant le cercle infernal que son vieux mentor aurait voulu lui éviter, et reproduisant le mal dont lui-même a souffert.
Moonlight pourrait être la suite de Crime et châtiment. Quand Dostoïevski décrivait une société enfermant ses membres dans des classes sociales verrouillées par le système judiciaire et carcéral, le film de Barry Jenkins montre que la société libérale américaine permet effectivement à un homme né pauvre de devenir riche et successfull, à condition qu’il recoure à la violence, qu’il apprenne à s’imposer et renonce à la légalité ainsi qu’à sa sensibilité particulière. Le rêve américain est présenté comme un idéal pervers, prix ultime d’une jungle régie par la loi du plus fort. Le film laisse Chiron dans un état de malheur. Sa lutte pour être du côté du plus fort, pour être un prédateur plutôt qu’une victime, a pour prix la solitude et le manque d’amour. Le personnage n’est pourtant pas présenté comme responsable de ses choix, dans la mesure où aucune autre opportunité ne semble s’être présentée à lui. Le chemin était tracé à l’avance et le poids du bagage familial et social est constamment rappelé au cours du film. Malgré sa transformation, Chiron reste une victime.
L’histoire de Moonlight manque d’originalité et son personnage principal est peu empathique, car à aucun moment Chiron ne semble avoir conscience de sa propre vie ni ne se pose de questions sur le chemin qu’il suit. Musique classique, photographie HD, tempo de film d’auteur, Barry Jenkins offre un emballage esthétique d’une grande qualité à un décor auquel un traitement beaucoup plus naturaliste est souvent appliqué. On a trop l’habitude de voir la banlieue « black » telle qu’elle apparaît dans les séries (The Wire, The Shield), les reportages ou les films de Spike Lee (Do the right thing). Cette direction artistique a le mérite de changer notre regard et le choix de la Floride accentue le contraste entre un décor paradisiaque et l’enfer vécu par le personnage.
Manchester by the sea
Tout aussi sombre est le film Manchester by the sea. Comme La force du destin, il montre un homme poursuivi par une erreur tragique : au terme d’une soirée bien arrosée entre amis, Lee Chandler a oublié de remettre le garde-bûches devant l’âtre. Alors qu’il sort se racheter des bières, le feu se répand rapidement. En un instant, Lee a tout perdu : ses deux filles meurent dans l’incendie, sa femme le quitte. Depuis cet accident, Lee est un fantôme, il s’est coupé du monde pour vivre un quotidien de désespoir et d’humiliation. Le destin lui offre une chance de rachat lorsqu’il apprend que son frère, mort d’une maladie cardiaque, l’a désigné comme tuteur de son fils.
Comme Moonlight, Manchester by the sea parle de difficultés sociales et de familles éclatées dans le point de vue d’un antihéros, mais suit une morale très différente. L’auteur a pleinement conscience que notre liberté entraîne une responsabilité bien trop lourde pour nos épaules : tout peut basculer à la moindre erreur, nos actions ont des conséquences sur les autres et notre négligence est toujours sanctionnée. Mais, loin du déterminisme social de Moonlight, les facteurs exogènes s’incarnent dans une providence plutôt généreuse. Lee obtient plusieurs opportunités de se reconstruire : un héritage, un fils d’adoption, une mère célibataire amoureuse de lui. L’obstacle provient de sa culpabilité et de la solitude qu’il s’inflige.
Le film offre une vision du pardon assez proche de la grâce divine, qui est imméritée tant notre péché nous dépasse mais qu’il faut parvenir à saisir pour s’en sortir. Le choix d’une narration éclatée témoigne également d’une volonté de briser la chaîne causale pour faire ressortir la possibilité offerte au personnage de changer et d’assumer la responsabilité en tant que tuteur qu’il n’a pas tenu en tant que père.
Lion
A l’autre extrémité du spectre, Lion renoue avec la tradition des contes populaires hollywoodiens. À la suite d’une erreur de train, un enfant indien est séparé de sa famille. Après avoir survécu à la misère, il est adopté par une famille australienne et, vingt ans après, retrouvera sa famille d’origine grâce à… Google Earth. Le film est adapté d’une histoire vraie, mais passe sous silence le fait que le héros a dû effectuer de nombreuses recherches en Inde avant de retrouver sa famille. Ici, les obstacles de la société peuvent être franchis grâce au courage et à la détermination (et un mignon visage d’enfant… idéal pour émouvoir les passants).
Le basculement entre une première partie en Inde filmée avec réalisme, mettant en scène des personnages moralement ambigus, et une seconde partie montrant Saroo dans l’aisance matérielle entouré de personnages aimants trahit une vision du monde tout à fait opposée à celle de Moonlight. L’Occident reste une terre capable d’offrir aux hommes de toutes conditions de réaliser leurs rêves grâce à sa technologie supérieure et à la bonté naturelle de ses occupants. Nous sommes non seulement maîtres de notre destin grâce aux outils de la science, mais la providence vient aussi récompenser celui qui a le cœur pur.
La la land
S’il s’inscrit dans un genre très différent, La la land a aussi son mot à dire sur la notion de destinée et offre un regard très actuel sur l’American dream. En présentant Mia et Sebastian perdus dans un bouchon routier, le réalisateur les rend très proches de nous. Tous deux n’ont rien de particulier, mais recherchent la réussite dans leurs domaines respectifs et rêvent d’une grande histoire d’amour. Les compromissions et sacrifices requis, tout comme l’égoïsme de leurs quêtes, viendront contrarier la pureté romantique initiale de leur relation. Quatre saisons permettent de montrer leurs choix et leurs conséquences et de les amener à la réalisation de leurs désirs de départ en passant par un chemin inattendu.

Si le scénario du film n’est pas suffisamment développé pour en déterminer un message précis, force est de reconnaître la réussite des portraits de ces deux jeunes. Mia et Sebastian tentent en permanence d’équilibrer leurs désirs avec les circonstances, de s’adapter à la réalité sans s’y soumettre totalement et en luttant contre elle à travers l’art et la force de leurs sentiments. La scène dans laquelle Mia imagine l’histoire « parfaite » (au sens de « correspondant à ses désirs ») qu’elle aurait pu vivre avec Sebastian révèle autant ses regrets de l’avoir perdu que son acceptation de la différence entre le rêve et la réalité. Les rêves, comme la musique, ne durent qu’un temps, le temps d’une danse dans un planétarium ou d’un verre dans un club de jazz. Ils sont une forme d’art personnel, qui trouvent leur place dans la réalité tant qu’on accepte de transiger avec du possible. Pas de déterminisme social ni de conte de fées dans ce film, mais un va-et-vient permanent entre l’espoir et la désillusion, l’entraide de deux personnes et leurs déchirements.
Perspectives bibliques sur le destin
Pour un croyant, il est tentant d’attribuer à Dieu le fonctionnement d’un de ces destins, qu’il s’agisse d’un déterminisme écrasant nos propres désirs ou, au contraire, d’une force surnaturelle récompensant le bien. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’action de Dieu peut revêtir tous ces aspects, il est à la fois un souverain absolu sur nos vies (« Je forme la lumière, et je crée les ténèbres, je donne la prospérité, et je crée l’adversité. », Es. 45.7) mais nous encourage sans cesse à l’action (« allez de par le monde… », la parabole des talents, etc.), tout en nous semblant parfois si loin et silencieux face au désordre du monde (« Et j’ai dit à mon cœur : j’aurai le même sort que l’insensé. » Ecc. 2.15). On l’a vu, le concept de destin varie en fonction de l’accent qu’il met dans la responsabilité d’un homme face à la suite d’événements de sa vie. Sous cet angle, il se rapproche davantage du sort du pécheur, destin qu’Adam et Eve ont choisi en désobéissant à Dieu. Si, quel que soit son degré de responsabilité, le destin de l’homme est de mourir, Dieu apparaît alors comme une force de libération, et non de coercition.
Les Parques de la mythologie grecque
La Bible ne nous promet pas une emprise absolue sur notre vie terrestre, quoique le projet de l’église soit aussi de libérer les hommes de leurs déterminants sociaux (« il n’y a plus ni Juif ni Grec… »). Elle ne décrit pas un dieu imposant une destinée aux humains, mais un Dieu qui offre un choix entre la Vie et la Mort, transcendant toute chaîne événementielle. Nous pouvons donc voir dans ces récits des efforts de l’homme pour lutter contre le destin l’illustration du difficile combat entre la vieille nature et l’homme nouveau : « Et si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui le fais, c’est le péché qui habite en moi. » (Rom.7.20). Croyants ou non, nous ferons tous l’expérience de tout ce qui peut s’imposer à l’être humain au cours de sa vie : les désirs de sa nature, les conséquences de ses actes, la société et la culture qui l’environnent. Mais, pour reprendre les liaisons « téliques » chères à Aristote, rappelons que le mot grec telos signifie « fin », et la vraie question à se poser est : quelle fin poursuivons-nous ? Vers quoi sont dirigés nos actes ? Vers l’affirmation de soi comme Chiron ? Vers un rêve personnel comme Sebastian ?
En Luc 23, un homme dont le sort semblait définitif choisit dans ses derniers instants de reconnaître son péché et l’innocence du Christ crucifié à côté de lui, prouvant qu’il n’est jamais trop tard pour changer son destin.
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