– par Vincent M.T.
Hier, tous les français en âge de voter ont dû faire un choix (fut-il de ne pas aller voter) qui n’avait rien de facile. Au cours des campagnes, les accusations hautes en couleurs ont fusé, incitant toutes à la défiance :
- « Elisez-moi, les autres vont vous baiser » ;
- « Si vous élisez un de ces trois-là, vous allez cracher du sang« ,
- « Voter (…), (…) ou (…), c’est ruine, désespoir et désolation« ,
- « Je veux éviter un deuxième tour cauchemardesque entre (…) et (…), la peste et le choléra« ,
- etc.
Quand ce n’est pas une attaque directe, c’est une comparaison péjorative : l’un est surnommé « Balkany », l’autre « Hollande », l’autre encore « sorcière », et depuis quelques temps, plus ou moins tout le monde se fait traiter d’hologramme.
Paradoxalement, la sensibilité que notre société a développé envers les discours potentiellement blessants, ou vecteurs d’animosité, est exacerbée. Bien que la plupart des gens s’insultent volontiers les uns les autres (et se font des procès), l’avis général semble être en même temps partisan d’un « politiquement correct », y compris en dehors de la politique. Pourtant, les surnoms et comparaisons péjoratives sont-elles forcément à proscrire ? Ne seraient-elles pas sujettes à la liberté d’expression, si ce ne sont pas des insultes gratuites ?
Il y a plus de 2000 ans, les propos souvent très imagés de Jésus annonçaient, certes, la Bonne Nouvelle, mais dénonçait également l’hypocrisie de son époque : « engeances de vipères », « fils de Satan », « tombeaux fleuris », ces métaphores truculentes étaient adressées aux notables qui utilisaient la religion comme source de prestige et de pouvoir plutôt que comme moyen de connaître et servir Dieu.
Cependant, les religieux n’étaient pas des responsables politiques, et la distinction est importante car la Bible commande par ailleurs de rendre aux autorités qui nous gouvernent le respect et l’honneur qui leur sont dus.
Bêtes de scène
Il y a toutefois un passage assez intrigant dans le Nouveau Testament (Lc 13), où Jésus affuble un responsable politique d’un nom d’animal :
« Quelques Pharisiens vinrent à Jésus et lui dirent :
– Retire-toi et pars d’ici ; car Hérode te veut tuer.
Et il leur répondit :
– Allez, et dites à ce renard : voici, je chasse les démons, et j’achève aujourd’hui et demain de faire des guérisons, et le troisième jour je prends fin. C’est pourquoi il me faut marcher aujourd’hui et demain, et le jour suivant; car il n’arrive point qu’un Prophète meure hors de Jérusalem.
Jérusalem, Jérusalem, qui tues les Prophètes, et qui lapides ceux qui te sont envoyés ; combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l’avez point voulu ? Voici, votre maison va être déserte ; et je vous dis en vérité, que vous ne me verrez point jusqu’à ce qu’il arrivera que vous direz : béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. »
Jésus appelle le tétrarque Hérode « ce renard », sans plus d’explication. Par contraste, il se compare ensuite lui-même à une « poule »qui protège sa progéniture. La simple comparaison à un animal n’est donc pas une insulte déshumanisante en soi, puisque Jésus se l’applique également. Cependant, lorsqu’il traite Hérode de renard, en l’absence de ce dernier qui plus est, ne s’agit-il pas là d’une insulte ?
Commençons par différencier plusieurs cas, dont voici des exemples :
- Simplement traiter quelqu’un de « chien » est insultant parce que, dans une culture où l’humain est considéré comme étant supérieur à l’animal, cela situe la personne visée au rang inférieur de l’animal.
- Par contre, traiter quelqu’un de « chien » parce que cette personne nous suit partout, ce n’est pas très délicat, mais ça n’est pas gratuit. Dans une culture où l’idée que les chiens suivent sans cesse les humains est assez commune, il s’agit simplement d’une image.
- Idéalement, on peut expliciter la référence : « Untel me suit comme un chien« . Ce n’est pas insultant en soi, sauf à tout prendre littéralement : c’est le comportement, et non la personne, qui est associée au canin.
L’allusion à la poule est clairement positive et explicitée (3e cas décrit ci-dessus), mais qu’en est-il avec le renard ? S’agit-il d’une insulte gratuite (1er cas) ou d’une comparaison légitime mais implicite (cas 2) ?
Pédigrée culturel
Le texte d’origine est écrit en grec, il est donc destiné à un public possédant les références culturelles grecques. Cependant, Jésus s’adresse ici à des Pharisiens, donc des juifs ; par ailleurs les premiers à s’intéresser à l’Evangile sont des juifs. Il faut donc regarder la symbolique implicite du renard dans ces deux cultures :
- Le premier aspect symbolique de cet animal est commun aux deux langues, et survit encore aujourd’hui : les renards sont rusés. Dans l’Antiquité, le goupil est réputé pour sa propension à la tromperie, que ce soit chez les grecs1 ou dans la Bible (voir Ezéchiel 13.4). En témoignent par exemple les célèbres fables d’Esope, qui ont influencé jusqu’à notre culture (fables de La Fontaine, Roman de Renart). Dans la culture juive, on retrouve des idées similaires dans le Talmud Babylonien (Berachot 61) et le Midrash Rabba sur le Cantique des Cantiques (2.15, §1).
- Cependant, cet animal a un autre aspect symbolique. Souvent, le lion est contrasté avec le renard, représentant la différence entre une personne éminente et une personne de moindre capacité ou importance. A l’époque, cette association existe dans la culture juive et dans la culture grecque2, et n’est pas nécessairement péjorative.
Dans le passage en question, quel(s) sens pouvons-nous retenir pour les paroles de Jésus ? La vie d’Hérode, telle qu’elle nous est rapportée dans d’autres sources, aurait certainement justifié de le comparer à un animal rusé, et d’autant plus à un animal considéré impur par les juifs (tel que le renard). Cependant, il n’y a aucun élément contextuel qui nous oriente vers cette interprétation.
Au contraire, Jésus souligne que malgré le danger que semble représenter Hérode selon les Pharisiens, ce dernier n’est pas capable de mener sa menace à exécution avant que Jésus n’ait terminé son travail. Pour rendre cela, « ce renard » serait en fait tout aussi bien traduit « ce second couteau », ou « ce figurant ».
Poule position
Toutefois, en traduisant autrement, nous perdrions le lien qui existe probablement entre les deux métaphores de Jésus ici. Rappelons-nous qu’il fait plusieurs fois allusion au fait qu’il va mourir à Jérusalem, or il présente Hérode comme un renard, et se compare lui-même à une poule. Autrement dit, il est la proie naturelle d’Hérode – tout comme les enfants de Jérusalem, les « poussins ». Si cette lecture est correcte, on relève alors une subtile ironie : les poussins ont tendance à tuer la poule qui veut les protéger du renard. Celui qui donne sa vie pour les faibles devient leur victime.
Jésus est, en quelque sorte, une « mère poule ».
Si seulement nous avions des dirigeants dignes d’être comparés à une poule qui protège ses poussins sous ses ailes ! Malheureusement, j’ai bien peur que nos candidats tiennent plus du renard que de la poule. Peut-être doit-on aussi se rendre à l’évidence : ce sont nos candidats, nous sommes donc bien comme ces poussins dont parle Jésus, préférant être dirigés par des bourreaux rusés que par un protecteur altruiste.
Peut-être avons-nous besoin d’apprendre à connaître un dirigeant véritablement humble et bienveillant dans notre vie afin de pouvoir désirer la même chose pour notre pays ? Voire pour suivre son exemple et nous mettre nous-mêmes au service de ceux dont nous avons la charge, devenant le genre de personne que nous aimerions voir diriger.
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Notes :
1 Voici quelques exemples de l’usage de « renard » dans le sens de « rusé » dans la culture grecque :
« Des tours, le renard en connaît à foison, le hérisson n’en connaît qu’un, mais c’est le bon. »
– Archiloque, fragment (7e s. av. JC) .
« Chacun de vous a, pour ses intérêts, la marche du renard ;
Mais, réunis, vous n’êtes qu’une troupe imbécile. »
– Solon II 5 (6e s. av. JC) .
« (…) enfin j’apprends d’où te vient ton nom [le « profiteur »] : ce n’est pas de tes gains, mais de tes ruses. »
– Esope, Le lièvre et le renard (6e s. av. JC).
« Faibles colombes, vous vous fiez à des renards dont l’âme et l’esprit sont rusés »
– Aristophane, La Paix v.1068 (5e s. av. JC).
« (…) le renard du très sage Archiloque, animal subtil et fertile en ruses »
– Platon, La République II 365c (4e s. av. JC), .
« Le vieux renard ne se laisse pas prendre au piège »
– Diogenien, Proverbes, 4.7 (prob. 2e e s. ap. JC).
2 Dans la culture grecque :
« Ceci est l’histoire d’un renard, qui nous incite à ne pas viser trop haut. »
– Esope, Le renard et le lion en chasse (6e s. av. JC). Voir aussi La lionne et le renard, ainsi que Zeus et le renard.
« Sa valeur et son audace sont égales à celles du lion rugissant, acharné à poursuivre sa proie, et son adresse, à celle du renard qui, renversé sur le dos, arrête l’impétuosité de l’aigle. Ruse ou valeur, tout est bon quand il s’agit de triompher d’un ennemi. »
– Pindare, Isthmiques 4.65 (5e s. av. JC).
« (…) lions à la maison, renards au combat. »
– Aristophane, La Paix v.1189-1190 (5e s. av. JC).
Dans la culture juive :
Tanakh (Ancien Testament)
« Qu’ils bâtissent seulement ! Si un renard s’élance, il renversera leur muraille de pierres ! »
– Néhémie 4.3 (5e s. av. JC)
Talmud de Jérusalem (4e-5e s. ap. JC)
« Il y a ici des lions, et vous vous adressez à des renards ? »
– Shevi’it 39a, ch. 9, halakhah 5.
« C’est un lion, fils de lion ; mais vous êtes un lion, fils de renard »
– Shabbat 12c, ch. 10, halachah 5 (comparer Bava Metsi’a 84b).
Talmud de Babylone ( 4e-5e s. ap. JC)
« Un érudit, que l’on pensa d’abord brillant, était selon toute apparence inepte, et l’on dit de lui : Le lion dont vous parliez s’est révélé être un renard. »
– Bava Kamma 117a