– par Y. Imbert
. Sur Visio Mundus, on publie des articles sur la foi et la culture. On essaie plus particulièrement de montrer comment la culture dite « populaire » véhicule certaines visions du monde, et comment on peut présenter et expliquer notre foi à travers cette culture qui nous entoure. Sur Visio Mundus, on fait ce qui est appelé de l’« apologétique culturelle ». Mais finalement comment faire de l’apologétique culturelle ? Bien sûr vous trouverez deux ou trois explications sur notre page de mission et vision, et nos articles sont censés montrer l’exemple. Mais on s’est demandé si on pouvait pas expliquer tout cela d’une autre façon, afin de compléter notre approche, notamment par un contre-exemple. Dans cet article, je vais essayer de montrer ce qu’il ne faut pas faire en apologétique culturelle. Pour ce faire, nous allons nous intéresser à un tableau de William Holman Hunt (1827-1910). Hunt était un peintre du mouvement pré-Raphaélite, courant caractérisé par son utilisation d’un fort symbolisme et d’une grande attention aux détails et aux couleurs vives. Hunt, l’un des fondateurs du pré-Raphaélisme, est en particulier connu pour son tableau La lumière du monde, réalisé entre 1851–1853. Fortement allégorique, ce tableau fait désormais la réputation du peintre. Vingt ans plus tard, Hunt produisit une autre œuvre sur laquelle nous allons nous arrêter. L’ombre de la mort fut peint entre 1870 et 1873 lors d’un séjour de Hunt en « terre sainte ». Ce tableau est assez unique dans les représentations de Christ. En effet, si jusqu’alors on pouvait trouver des scènes de Christ enfant, notamment celles décrites par les Évangiles, très peu d’artistes s’étaient permis de représenter un Christ jeune adulte, travaillant dans l’atelier familial, dans une scène sans référence biblique. Ce réalisme de Hunt n’a pas forcément plu à l’époque. Son accent sur la dignité du travail humain, du travail manuel même, devait beaucoup à Thomas Carlyle et au mouvement qu’on appelait « muscular christianity » prônant une sorte d’évangile social. Ce point à lui seul a fait débat.
« Je ne cherche pas à critiquer simplement parce que la Bible ne mentionne pas cette anecdote, mais parce que l’impression générale qui se dégage de la peinture semble pure sensiblerie : nos sensations sont avivées, mais l’artiste ne nous montre rien de profond ni d’important. Il n’y a aucune exégèse, ni confession, ni profession de foi. Voici un fait sans importance et on nous invite à lui donner un sens, en nous-mêmes, dans nos sentiments (mais certainement pas avec notre intelligence). »1
L’évaluation semble sévère. Un point à noter ici : dans sa méthode, Rookmaaker reste un exemple. Il est revenu au lien fort entre philosophie et art. Dans son évaluation du tableau de Hunt, il s’intéresse à la vision du monde associée au mouvement pré-Raphaélite naissant et au romantisme très influent dans l’art de l’époque. Rookmaaker est convaincu que tout artiste est motivé par sa vision du monde. Lé défi est donc d’arriver à discerner celle-ci. C’est ce qu’il essaya de faire, souvent avec grande pertinence. Rattachant Hunt au romantisme notamment, Rookmaaker voit en lui un exemple de la dissociation entre l’objet peint (Christ) et sa dimension personnelle (foi). La scène ne devient plus qu’un exercice technique de production artistique. Elle ne dit plus rien sur qui est le Christ représenté.

Alors pourquoi son évaluation de Hunt est-elle un exemple de ce qu’il ne faut pas faire ? Parce que, à mon sens, Rookmaaker n’a fait ici que la moitié du travail d’un apologète culturel. Il ne faut pas seulement s’intéresser à la vision du monde de l’artiste, mais aussi à ce que lui-même dit de son œuvre. Il faut absolument faire le lien entre les deux, et ceci pour deux raisons. Premièrement, parce que le concept de vision du monde peut très vite conduire à des caricatures. Hunt ne présenterait rien de chrétien à cause de son attachement au mouvement romantique. Mais le romantisme n’est pas nécessairement cohérent, et Hunt n’était pas forcément cohérent avec le romantisme de son temps. Deuxièmement, parce que personne n’est toujours cohérent avec sa vision du monde. En fait, personne n’est totalement cohérent avec sa vision du monde. Y compris les chrétiens.
Alors posons la question suivante : que disait l’auteur de son tableau ? Parfois il est impossible de répondre à cette question. Les artistes peuvent être plus que discrets quant à leur art. Heureusement pour nous, nous avons un pamphlet expliquant l’œuvre, probablement rédigé par Hunt lui-même. Voici ce que le peintre lui-même dit de son Christ :
« l’ouvrier divin dévoile son âme en une fervente gratitude pour son Père qu’il remercie pour l’heure de repos qui vient… L’ombre du Seigneur fatigué réalise littéralement une croix et les mains ainsi suggèrent les mains clouées sur la croix, et donc la manière dont notre Seigneur allait mourir »2.
Contre l’avis de Rookmaaker donc, il y a bien une intention personnelle dans cette réalisation de Hunt. À travers la symbolique de ce tableau, le peintre souhaite infuser dans son œuvre, non pas une iconographie tirée de la tradition, mais une dimension vraiment réflexive. Et oui, forcément, cette dimension réflexive était en partie subjective, personnelle.
Nous savons aussi par les lettres de Hunt que celui-ci a abordé la réalisation de ce tableau en particulier comme une œuvre spirituelle, presque comme un forme de pénitence3. Nous apprenons de ces mêmes lettres que l’emphase sur le réalisme factuel devait servir, selon Hunt, à approfondir l’expérience évangélique de ses contemporains. Cette œuvre est donc une œuvre d’interprétation théologique. On peut bien sûr débattre des opinions théologiques de Hunt. Mais il est impossible de dire avec Rookmaaker que le tableau présente quelque chose qui n’a pas d’importance. Le témoignage du peintre lui-même nous conduit à la conclusion inverse4. Nous trouvons ici deux leçons pour l’apologète culturel. La première, c’est qu’il faut nous intéresser aux conditions philosophiques de notre culture. Tout art reflète une philosophie, que l’artiste en soit conscient ou non. À nous de la mettre en évidence. La deuxième, c’est que l’apologétique culturelle peut prendre du temps. Il faut faire des recherches, il faut s’intéresser à l’artiste. Il faut consulter ses interviews, ses lettres. Il faut comprendre de l’intérieur ce qu’il croyait, faisait, et pourquoi. Nous ne devons pas nous contenter de l’un ou de l’autre. Et pour ce qui est de Rookmaaker, il reste l’un des grands exemples à suivre, malgré quelques erreurs de jugement, ce à quoi aucun de nous n’échappe. _______________________________________________ Notes :Tout art reflète une philosophie, que l’artiste en soit conscient ou non
1Rookmaaker, L’art moderne, p. 75.
2Cité dans Mary Bennett, William Holman Hunt, catalogue pour l’exposition de 1969, The Walker Art Gallery, Liverpool, p. 49.
3Une partie des lettres de Hunt est conservée à la Bodleian Library.
4Sur l’importance de ce tableau et sa signification spirituelle pour Hunt, lire George P. Landow, « William Holman Hunt’s The Shadow of Death », Bulletin of the John Rylands University, vol. 55, no. 1, automne, 1972, pp. 197-239.
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Yannick Imbert est professeur d’apologétique à la Faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence.