Black Mirror : la Transition

– par Vincent M.T.

Black Mirror est une série d’anticipation, centrée sur les enjeux des nouvelles technologies dans la société humaine. Chaque épisode est indépendant des autres, et l’avenir qu’il présente est plus ou moins proche de nous, mais développe toujours un aspect déjà existant actuellement. Par exemple, le rôle grandissant des réseaux sociaux en politique et les dérives que cela peut occasionner, ou encore comment une société dominée par le divertissement médiatique vire facilement à une forme d’esclavagisme.

   

    

Généralement, la série est plutôt pessimiste sur la nature humaine. Les deux premières saisons mettent en scène des systèmes oppressifs, où l’humain le plus courageux, ou le plus innocent, finit par céder. Cependant dans la troisième saison, le premier épisode (Nosedive) envisage un espoir de libération. Mais plus surprenant encore, le quatrième épisode (San Junipero) vire complètement dans l’utopie technologique, avec tous les marqueurs typiques du transhumanisme que la série dénonçait pourtant jusqu’ici. Comment expliquer un tel volte-face ?

Doudou vers le futur

La nostalgie des années 80 et 90 est à la mode, vous n’aurez probablement pas échappé au marketing qui nous matraque à coups de néons, de synthés, de VHS et de walkmans. On multiplie les revivals, rééditions et remakes de tout ce qui a marqué les décennies finales du siècle passé :  Total Recall, Robocop, Terminator, Evil Dead, Godzilla, les Tortues Ninja, James Bond, Spider Man, Batman, Superman, Watchmen, Star Trek, Carrie, Mad Max, Creed (Rocky), Ghost Busters, X-Men, Jurassic Park, Independence Day, les classiques de Disney, le pastiche Kung Fury, l’univers Marvel (Guardians of the Galaxy en tête avec son méga-mix sur cassette audio)… et bien sûr, l’incontournable Star Wars. Même South Park l’a remarqué, et à construit toute sa 20e saison (2016) sur une critique de ce phénomène.

C’est ce que l’émission de pop-culture BiTS, sur Arte, a nommé la « culture doudou« , en référence à la fonction psychologique que jouent ces fameux objets d’enfance dans les périodes de transition : ils nous rassurent par leur familiarité face à l’incertitude de l’inconnu.

Le bilan est cependant mitigé pour la série emblématique de cette mode, Stranger Things, qui, visuellement, est entièrement construite sur des références visuelles aux films des années 80 (E.T., Rencontre du 3e type, Alien, tous les succès de Stephen King, etc.). Il y a une certaine inventivité dans le renouvellement du format (la série), cependant le scénario est très convenu : c’est un complot « à l’ancienne », rassurant par sa simplicité. Personne n’en fera jamais de remake, parce que cette série n’a pas de contenu propre, c’est – en attendant la saison 2 – un écho, un « doudou ».

Le problème de la nostalgie

Notons que ce ne sont pas les véritables années 80 et 90 qui nous sont présentées. Le mythe doré des années 80 et 90, générateur de nostalgie, est en fait l’oeuvre des « millenials« , la génération Y, qui était adolescente à cette époque, et qui a transféré ses références dans l’univers d’Internet. Les générations suivantes, qui ont grandi avec Internet, ont hérité de cet imaginaire et de ses références, et semblent désormais sensibles à une époque qu’ils n’ont pourtant jamais vraiment connue – si ce n’est à travers la vision fantasmée qu’en ont retenu ceux qui l’ont véritablement vécue. Exit le SIDA, les crises économiques et le chômage – on ne garde de négatif que les marqueurs de rapports sociaux (racisme, sexisme, Guerre Froide) – et encore, seulement en arrière-plan.

Là où le « doudou » est censé faciliter une transition potentiellement angoissante, cette mode nostalgique déborde, lancine, et semble plutôt nous empêcher d’avancer. Si les producteurs culturels puisent aujourd’hui tant dans le passé (quitte, à force, à inventer des passés alternatifs – comme avec Le Maître du Haut Château), c’est aussi parce qu’ils ont du mal à faire face au besoin de renouveau de notre société, ils rechignent à prendre des risques, à faire preuve de créativité. Hollywood en particulier utilise cette « intertextualité » facile, à grand renfort de musique et d’images faites pour susciter une réaction émotionnelle du public, plutôt que pour renforcer l’arrière-plan narratif d’une histoire.

   

   

Dans l’épisode San Junipero de Black Mirror, pour résumer sans spoiler, les humains recherchent un paradis perdu, pensent le trouver dans ce passé fantasmé, et s’en font une sorte d’avenir éternel. Ironiquement, Charlie Brooker (créateur de la série), en cherchant à faire preuve d’originalité par un revirement utopique, oublie finalement d’être vraiment critique de ce phénomène, alors même que le thème de l’épisode s’y prêterait justement très bien.

Pire encore, il élude complètement ce sur quoi toute la série Black Mirrors est fondée, à savoir : une critique de la technologie en tant que médiatrice entre les relations humaines. Qu’il s’agisse de réalité virtuelle, d’émissions de télé, ou d’application pour se noter les uns les autres, la technologie devient un intermédiaire de plus en plus nécessaire pour permettre et régir les relations humaines. Ce faisant, il y a un « effet retour » : les relations humains doivent s’adapter à un fonctionnement mécanique, technologique, plutôt qu’humain. L’efficacité, la rapidité et la disponibilité deviennent des critères centraux, renforçant l’individualisme et l’illusion de sécurité (ce qui, paradoxalement, accentue le sentiment d’insécurité en cas de piratage).

Après donc avoir excité, avec brio, nos angoisses technologiques de l’avenir pour nous faire réfléchir et appréhender la transition, Black Mirror fait un volte-face total, et complètement contradictoire, pour nous bercer d’illusions doucereuses sur la vie, la mort, l’avenir et la technologie.

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Face à nos angoisses

Pourquoi avons-nous besoin de doudou ? Qu’est-ce qui nous fait peur ? Au fond, ce que représente ce début de 21e siècle : un nouveau rapport à l’espace et au temps, qui a des conséquences sur notre relation à nous-mêmes et aux autres, donc une complexification des rapports sociaux.

Les années 80 et 90 nous rassurent parce que l’espace y est encore palpable, contrairement à ce qu’induit la dématérialisation actuelle, qui touche de plus en plus de domaines. Les liens et quantités technologiques étaient tellement présents qu’ils en étaient encombrants. Ils sont désormais invisibles, on ne peut pas les identifier physiquement : des terabytes d’informations transitent autour de nous, échappant à notre contrôle, et même à notre conscience. Cette transition vers l’immatériel est difficile à appréhender pour une société très matérialiste.

Les rapports sociaux sont également plus simples dans le passé, mais pas nécessairement plus « humains ». Certes, la technologie ne joue pas les entremetteuses, mais les rapports demeurent codifiés, normés d’une autre manière : le cadre de la Guerre Froide dans les années 80, ou même de la domination d’une seule Super-puissance dans les années 90, sont ainsi paradoxalement moins angoissantes que notre époque constamment menacée par les épidémies, le terrorisme, et la pollution.

Ce retour au simple comporte donc un piège, une tentation actuelle : la xénophobie remplace le racisme, un certain conservatisme remplace le sexisme, et la nouvelle Guerre Froide oppose un Occident qui se veut démocratique et laïque à une Terre d’Islam qui représente le « danger religieux ». Et parallèlement, dans Black Mirrors, par la technologie, on recourt à des systèmes de notation pour séparer les gens selon leur degré de politiquement correct, et on va même jusqu’à « supprimer visuellement » les individus les plus menaçants.

Libération

Face à cette rêverie, le réveil consiste à se montrer également critique des années 80s et de notre époque actuelle, à être réellement rebelle dans une société qui fait le commerce de tout, y compris de la (pseudo) rébellion.

Et ça, ce n’est pas moi qui le dis, c’est Black Mirrors. A chaque fois, le spectacle continue, le système intègre la rébellion comme un nouveau produit de consommation de masse, pour mieux bercer la population. Pourtant, San Junipero, au lieu de dénoncer l’illusion, s’en fait un outil de propagande.

C’est une sorte de pot-pourri de toutes les idéologies en vogue : messianisme technologique, victimisation / innocentisme LGBT et diabolisation de la religion, hédonisme glamour à la sauce des années 80… en somme le message est clair : il n’y a pas d’âme, pas d’au-delà, pas de réalité spirituelle, pas de responsabilité, pas de conséquence éternelle – si ce n’est grâce à la technologie. C’est à la fois un rejet de la religion et un substitut pour toute spiritualité. Et la critique d’applaudir béatement (l’épisode a été nominé deux fois aux Emmy Awards). Mais depuis quand la véritable rébellion a-t-elle la moindre chance d’être mainstream ? Cela devrait en soi nous mettre la puce à l’oreille.

L’espoir qui nous est proposé là est désincarné, il nie la réalité du corps et son importance dans l’identité humaine. L’angoisse que nous ressentons n’est pas simplement dû à un simple changement de rapport à l’espace et au temps, mais à une annulation de ce rapport. Car notre premier rapport à ces deux dimensions passent nécessairement et essentiellement par le corps, ce qui inclue une différence fondamentale entre l’homme et la femme. Certes, l’environnement technologique vient atténuer le ressenti et l’importance de ces différences, et c’est une bonne chose (comme la médecine ou la loi), mais en faire un instrument pour abandonner son corps (sous couvert de « libération ») revient à renier toute identité humaine.

La technologie encourage malheureusement ce phénomène, du fait qu’elle est utilisée pour manipuler l’image que les gens ont d’eux-mêmes, et donc la définition de ce qu’est un humain. Or, plus on cherche à se comprendre par une image virtuelle de soi-même, une image illusoire et manipulable, moins on se comprend dans la réalité, en tant qu’être physique, corporel. On risque ainsi de tenter d’être quelqu’un (ou quelque chose) que l’on n’est pas, et que l’on ne peut pas être. Or qu’est-ce que la liberté sinon, avant tout, être soi-même ?

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