– par Vincent M.T.
Certains pensent que la Bible est une fable, au sens large : ils veulent dire par là que c’est, dans l’ensemble, une histoire fantaisiste, inventée, et donc fausse. De nombreux auteurs et orateurs ont entrepris de répondre à cette charge, en proposant plusieurs points de vue. Par exemple, que :
- Comme les fables, la Bible adopte un mode alternatif de discours, afin de nous faire réfléchir et appréhender des vérités que nous rejetterions si elles étaient exprimées de manière simple et directe.
- La Bible n’a rien d’une fable.
- Certains récits de la Bible ont effectivement la forme d’une fable, mais soit ils sont à prendre littéralement (concept du « mythe incarné »), soit ils reflètent tout de même une réalité historique mais de manière métaphorique. Le débat sur ce point est loin d’être tranché, y compris parmi les chrétiens.
Pourtant, ce n’est pas le sujet que nous traiterons aujourd’hui. Nous verrons plutôt que la Bible contient des fables, en comprenant ce mot dans son sens littéraire précis, et que ces fables sont liées au contexte culturel du Proche-Orient Ancien. Les questions qui nous intéressent ici sont les suivantes : ces fables sont-elles tirées de références plus anciennes ? Si oui, comment les comprendre ? Et sinon, comment le savoir ? Il faudra pour cela commencer par un tour d’horizon des fables dans l’Antiquité.
Définition
Une fable, c’est une allégorie, c’est-à-dire une histoire où les principaux éléments sont symboliques, et renvoient à des choses réelles. Elle met en scène des animaux, voire des plantes, qui parlent et agissent comme des êtres humains, et se concluent par une morale. Il ne faut pas les confondre avec les contes animaliers, qui sont des histoires où des animaux agissent comme des humains, mais sans morale.
Dans le monde païen
Dans l’Antiquité, seules deux nations ont développé un nombre conséquent de fables : les Grecs et les Indiens, probablement en adaptant des contes animaliers.
Chez les Indiens
Les fables indiennes se retrouvent dans divers textes bouddhistes, notamment le recueil Panchatantra, l’épopée Mahabharata et les contes Jakatas, dont les dates de composition sont diversement estimées entre le 4e/3e s. av JC et le 3e/4e s. ap JC. Bien que la datation soit sujette à débat, cela nous intéresse, car comme nous allons le voir, ces récits ont eu une influence sur leurs pendants grecs.
Chez les Grecs
C’est à Esope (6e siècle av JC) que l’on attribue la plupart des fables, rassemblées dans divers recueils étoffés au fil des siècles. A notre connaissance, la première collection des fables d’Esope (rassemblées par un Athénien, Démétrios de Phalère) remonterait au 4e s av JC, soit 200 ans après leur composition. Quant à la plus ancienne copie de cette collection qui nous soit parvenue, connue sous la douce appellation technique de V Augustana, elle ne remonte qu’au 1er siècle de notre ère. La fiabilité des textes avant cette date est difficile à établir. Par contre, nous disposons de plusieurs autres recueils grecs et latins à partir du 1er siècle :
Il y a des débats sur la biographie d’Ésope, sur le nombre de fables que l’on pourrait vraiment lui attribuer (certaines ayant probablement été ajoutées aux recueils par la suite), et sur ses propres sources d’inspiration. On retrouve notamment certaines fables dans les écrits d’Hésiode (8e s av JC), Archiloque (7e s av JC), ou Stésichore (6e s av JC). Par ailleurs, une trentaine de fables ésopiques ressemblent à certains des contes indiens mentionnés ci-dessus1. Plusieurs recueils modernes des fables ont vu le jour, notamment l’édition critique de Chambry (358 fables) et celle, plus inclusive, de Perry (584 fables).
Dans la Bible
Fables et allégories
Dans la Bible, on retrouve des allégories sans parallèle connu, comme la fable des arbres qui choisissent leur roi (Juges 9.8-15), ou la réponse de Joas à Amatsia (2 Rois 14.9).
Mais, attention ! Il ne faut pas confondre ce type de récit avec ce qui est généralement traduit par le terme « fable » dans les épîtres de Pierre (2 Pi 1.16) et de Paul (1 Tm 1.4, 4.7 ; 2 Tm 4.4; Ti 1.14), et contre lesquels les apôtres mettent en garde les disciples de Christ : il s’agit là d’histoire inventées que l’on voudrait faire passer pour vraies. Ainsi, les auteurs bibliques et de nombreux athées contemporains se rejoignent dans la dénonciation des superstitions véhiculées par certains récits qu’ils considèrent faux. Cela peut nous encourager à voir que, malgré une foule de contre-exemples, ni les uns ni les autres ne sont dénués d’esprit critique (ou tout du moins d’une volonté d’en faire preuve).
Usages proverbiaux
Jésus, entre autres, emploie à certains moments des expressions métaphoriques qui associent une caractéristique à une plante, ou un type de personnage, association que l’on retrouve dans les fables d’Esope. Par exemple, dans l’Évangile de Matthieu, comme dans celui de Luc :
Jésus se mit à dire à la foule, au sujet de Jean: Qu’êtes-vous allés voir au désert ? Un roseau agité par le vent ? Mais, qu’êtes-vous allés voir ? Un homme vêtu d’habits précieux ? Voici, ceux qui portent des habits précieux sont dans les maisons des rois. Qu’êtes-vous donc allés voir ? Un prophète ? Oui, vous dis-je, et plus qu’un prophète. (…)
– Évangile de Matthieu (11.7-9) et de Luc (7.24-26).
Le roseau et l’olivier disputaient de leur endurance, de leur force, de leur fermeté. L’olivier reprochait au roseau son impuissance et sa facilité à céder à tous les vents. Le roseau garda le silence et ne répondit mot. Or le vent ne tarda pas à souffler avec violence. Le roseau, secoué et courbé par les vents, s’en tira facilement ; mais l’olivier, résistant aux vents, fut cassé par leur violence. Cette fable montre que ceux qui cèdent aux circonstances et à la force ont l’avantage sur ceux qui rivalisent avec de plus puissants.
– Le roseau et l’olivier.
Ici, le roseau symbolise « ceux qui cèdent aux circonstances », or, comme veut le souligner Jésus, c’est peut-être le genre de (faux) prophète que recherchent les israélites, mais Jean Baptiste est un vrai prophète, un vrai olivier, et peut-être aussi que c’est pour cela qu’il a été brisé. De même :
A qui comparerai-je cette génération ? Elle ressemble à des enfants assis dans des places publiques, et qui, s’adressant à d’autres enfants, disent: Nous vous avons joué de la flûte, et vous n’avez pas dansé ; nous avons chanté des complaintes, et vous ne vous êtes pas lamentés. Car Jean est venu, ne mangeant ni ne buvant, et ils disent: Il a un démon. Le Fils de l’homme est venu, mangeant et buvant, et ils disent: C’est un mangeur et un buveur, un ami des publicains et des gens de mauvaise vie.
– Évangile de Matthieu (11.16-19) et de Luc (7.32-33).
Un pêcheur, habile à jouer de la flûte prenant avec lui ses flûtes et ses filets, se rendit à la mer, et, se postant sur un rocher en saillie, il se mit d’abord à jouer, pensant que les poissons, attirés par la douceur de ses accords, allaient d’eux-mêmes sauter hors de l’eau pour venir à lui. Mais comme, en dépit de ses longs efforts, il n’en était pas plus avancé, il mit de côté ses flûtes, prit son épervier, et, le jetant à l’eau, attrapa beaucoup de poissons. Il les sortit du filet et les jeta sur le rivage; et, comme il les voyait frétiller, il s’écria: « Maudites bêtes, quand je jouais de la flûte , vous ne dansiez pas ; à présent que j’ai fini, vous vous mettez en branle« . Cette fable s’applique à ceux qui agissent à contre-temps. (…)
– Le pêcheur qui jouait de la flûte.
Ici, Jésus évoque le reproche d’agir « à contre-temps », que fait constamment « cette génération » aux prophètes qui lui sont envoyés. La fable des poissons est déjà présente dans des textes antérieurs (5e siècle av JC2), mais contrairement à la tradition grecque, dans la version de Jésus, les protagonistes sont des humains plutôt que des animaux – ce qui correspond au style des paraboles juives (voir la parabole du prophète Nathan en 2 Sam 12.1-4). Quoi qu’il en soit, dans ces deux cas, l’usage proverbial qu’en fait Jésus correspond à celui qu’indique la morale des fables ésopiques.
Cependant, toute ressemblance de forme n’indique pas une référence de fond. On trouve dans l’Évangile de Luc un passage qui rappelle une fable d’Esope :
(…) ils disaient: N’est-ce pas le fils de Joseph? Jésus leur dit: Sans doute vous m’appliquerez ce proverbe: Médecin, guéris-toi toi-même; et vous me direz : Fais ici, dans ta patrie, tout ce que nous avons appris que tu as fait à Capernaüm. Mais, ajouta-t-il, je vous le dis en vérité, aucun prophète ne favorise sa patrie.
– Évangile de Luc (4.22-24)
Un jour une grenouille dans un marais criait à tous les animaux : « Je suis médecin et je connais les remèdes. » Un renard l’ayant entendue s’écria : « Comment sauveras-tu les autres, toi qui boites et ne te guéris pas toi-même ! » Cette fable montre que, si l’on n’a pas été initié à la science, on ne saurait instruire les autres.
– La grenouille et le renard.
Ici l’emploi que fait Jésus de ce proverbe ne correspond pas au contexte de la fable, puisque ceux à qui il attribue la pensée que résume ce proverbe ne contestent pas les miracles de Jésus, mais plutôt, ils souhaitent en bénéficier de façon prioritaire (comme l’a démontré JR Moret). Comme nous l’avons vu, les fables s’inspirent probablement des contes, et elles-mêmes existent sous diverses formes, pouvant varier jusque dans leur morale alors qu’elles reprennent des schémas narratifs similaires.
Un parallèle plus troublant
On trouve également des récits bibliques qui ne sont pas présentés de manière évidente comme des allégories, mais qui ont des parallèles dans les fables grecques. Par exemple, l’histoire de Samson et des renards, qui ressemble beaucoup à une fable d’Ésope :
Quelque temps après, à l’époque de la moisson des blés (…) Samson s’en alla. Il attrapa trois cents renards, et prit des flambeaux; puis il tourna queue contre queue, et mit un flambeau entre deux queues, au milieu. Il alluma les flambeaux, lâcha les renards dans les blés des Philistins, et embrasa les tas de gerbes, le blé sur pied, et jusqu’aux plantations d’oliviers. Les Philistins dirent : Qui a fait cela ? On répondit : Samson, le gendre du Thimnien, parce qu’il lui a pris sa femme et l’a donnée à un de ses compagnons.
– Livre des Juges (15.1,4-6).
Un homme avait de la rancune contre un renard qui lui causait des dommages. Il s’en empara, et pour en tirer une vengeance, il lui attacha à la queue de l’étoupe imbibée d’huile, et y mit le feu. Mais un dieu fit aller le renard dans les champs de celui qui l’avait lancé. Or c’était le temps de la moisson, et l’homme suivait, en déplorant sa récolte perdue. Il faut être indulgent, et ne pas s’emporter sans mesure; car il arrive souvent que la colère cause de grands dommages aux gens irascibles.
– L’homme et le renard.
Il serait tentant de tirer la conclusion hâtive que les auteurs bibliques ont adapté des fables pour élaborer de faux récits historiques grandioses, des siècles après l’époque à laquelle ils font référence, afin de justifier leurs croyances. C’est certainement ce que font les partisans des thèses libérales sur l’histoire de la Bible.
Toutefois, comme nous l’avons vu, pour conclure cela, il faudrait pouvoir répondre positivement à ces deux questions :
- La version ésopique date-t-elle d’avant la version biblique ? Ceci est difficile à prouver étant donné les éléments archéologiques dont nous disposons. La datation la plus « libérale » du livre des Juges le fait justement remonter à l’époque d’Ésope (VIIe-Ve s. av JC) – ainsi, au pire, les deux histoires sont à peu près contemporaines. La datation traditionnelle, quant à elle, situe plutôt l’apparition de ce passage biblique au XIIe s. av JC). Si une version est une reprise de l’autre, les théories actuelles de datation ne permettent pas de savoir dans quel sens, d’autant qu’il ne s’agit que de la mise par écrit des récits : ils peuvent avoir été transmis oralement auparavant.
. - Un de ces récits s’inspire-t-il de l’autre ? Les nombreuses ressemblances sembleraient l’indiquer, et pourtant, cette option reste un raisonnement simpliste. Peut-être que les deux événements s’inspirent d’une troisième source, comme par exemple… des faits réels et indépendants.
Aussi choquant que cela paraisse à nos mentalités postmodernes, depuis l’Antiquité, l’usage d’animaux incendiaires est malheureusement assez courant, surtout dans les conflits3. Par ailleurs, le renard était surnommé λαμπουρίς (« queue de feu ») chez les Grecs4 – peut-être à cause de la couleur, de la forme et du mouvement de ce membre, ou peut-être à cause d’événements réels. Ovide, poète latin du 1er s. av JC, rapporte dans son recensement des fêtes romaines qu’une légende d’Italie centrale est à l’origine d’une pratique singulière lors du festival des Céréales :
.
(…) je dois dire pourquoi on fait courir des renards traînant attachées à leurs queues des torches ardentes. (…) Cet enfant, à l’extrémité de la vallée plantée de saules, surprend un renard, qui déjà avait commis plus d’un larcin dans la basse-cour. Il enveloppe son captif de foin et de paille, puis il y met le feu; et le renard, s’échappant des mains qui le brûlent, sème dans sa fuite l’incendie à travers les moissons des campagnes; le vent accélère les ravages de la flamme. Le souvenir de cet accident passager s’est perpétué jusqu’à nos jours. À Carseoli, si l’on prend un renard, une loi défend de le laisser vivre; on en brûle un aux Céréales, pour punir la race; il périt par le feu, comme les moissons ont péri par le feu.
– Les Fastes, VI.679-712 (env. 15 ap. JC)
Conclusion
Lorsque des auteurs bibliques utilisent des références culturelles qui correspondent à leur contexte historique, et il semble plutôt que ce soit ici le cas, alors cela confirme les datations traditionnelles de leurs récits. Mais plus encore, cela témoigne du rapport à la fois décomplexé et polémique qu’avaient les premiers chrétiens vis-à-vis de leur environnement culturel.
Cet équilibre est aussi éloigné de la rigidité entêtée d’une approche fondamentaliste, qui refuserait toute influence extérieure possible sur la Bible, que de l’ouverture béante d’une approche libérale, qui suppose une trop grande influence extérieure sur les textes. Comme on dit, il faut savoir « distinguer sans séparer, et unir sans confondre » : c’est tout l’art de l’apologétique culturelle.
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Notes :
1 Pour autant, on ne peut pas en déduire une parenté directe. D’ailleurs, après Phèdre, les traductions latines des fables ésopiques ressemblent plus aux versions similaires des contes indiens qu’aux versions grecques antérieures. Ce rapprochement exotique se constate également dans la littérature juive : par exemple, dans le Talmud (tradition orale de commentaires sur la Bible, mis par écrit entre le 1er et le 3e s. ap JC), les douze fables qui ont des parallèles dans les récits grecs et indiens sont plus proche des versions indiennes, et six autres fables relatées ont manifestement des origines exclusivement indiennes (à noter, parmi les fables restantes, six semblent exclusivement d’origine grecque).
2 Par exemple, Hérodote rapporte un épisode de la négociation entre les Grecs Ioniens et Eoliens et le perse Cyrus en 546 av JC :
– Histoires I, 141 (Ve s. av JC).
3 En 266 av JC, le grec Antigone II Gonatas a fait lâcher des truies enflammées sur un champ de bataille pour effrayer les éléphants de guerre de ses ennemis indiens. En 217 av JC, pour créer une diversion, Hannibal fit attacher des fagots aux cornes de 2000 bovins, et ordonna qu’on les allume la nuit venue, tout en dirigeant le troupeau vers un régiment Romain. Pendant que ces derniers tentaient d’éteindre les incendies et de calmer les animaux affolés, Hannibal put passer inaperçu dans la région.
Au Moyen-Âge, la pratique était généralisée : depuis les pays nordiques jusqu’au Japon, en passant par la Perse et la Chine, on attachait des éléments inflammables à divers animaux (oiseaux, chameaux, singes, chevaux, bœufs, etc.) pour répandre un feu, généralement contre ses ennemis. Au 16e siècle, en Europe, certains manuels de guerre comportaient une section sur l’utilisation de chats et d’oiseaux à ces fins – et avec des illustrations. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, les Américains ont développé un programme secret qui visait à utiliser des chauve-souris chargées de charges incendiaires contre les Japonais. Encore de nos jours, la Mafia sicilienne utilise manifestement des chats pour déclencher des feux de forêt (source : LePoint).
4 Voir Alexandra, v.344 (Lycophron, 4e/3e s. av JC), cf fragment 386 d’Eschyle (6e/5e s. av JC).
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