– par Vincent M.T.
Parlons d’un sujet « dangereux », un sujet qui donne souvent lieu à des réflexions et des commentaires navrant, irritant, outrageant ; oui, abordons un sujet qui mérite un vrai débat, mais que nous avons appris à occulter par peur des dérapages incontrôlés qui semblent systématiquement s’ensuivre ; parlons, intelligemment si possible, d’un des sujets qui mène le plus rapidement au point Godwin.
Tiens, je commence à me dire que, pour Halloween, c’est de circonstance.
Je traduis ici, avec quelques adaptations, un article paru le 19 octobre sur The Public Discourse, publication en ligne du Witherspoon Institute, centre de réflexion éthique de l’Université de Princeton, aux Etats-Unis.
Il n’exprime pas nécessairement l’opinion des auteurs de ce site, mais représente un échange qui se veut constructif sur la question de l’avortement entre les « pro-choix » et les « pro-vie ».
Le test
Dans une série de tweets récents, Patrick Tomlinson, auteur de science-fiction et humoriste, affirme ceci :
« Depuis maintenant une dizaine d’années, à chaque fois que les partisans de l’idée que « La vie commence dès la conception » se mettent à parler de l’avortement, il y a une question que je leur pose. En dix ans, JAMAIS aucun d’entre eux n’y a répondu honnêtement« .
Après cette introduction accrocheuse, il poursuit en évoquant un scénario imaginaire, proposé avant lui par Michael Sandel (philosophe américain, professeur à Harvard) lors d’une réunion du Conseil Présidentiel de Bioéthique, et encore avant eux, par George Annas (professeur de droit à Harvard et spécialiste en droit médical, bioéthique et droits de l’homme).
Dans ce scénario, il y a un immeuble en feu, et Thomas, qui est en train d’évacuer les lieux, a le choix de sauver :
- 10 embryons humains (dans la version de Tomlinson, il s’agit de 1000 embryons)
ou alors
- une petite fille de 5 ans.
Pour des partisans de l’idée que « La vie commence à la conception », en sauvant les embryons, Thomas sauverait autant d’êtres humains. Pourtant, il semble plausible que la plupart des gens raisonnables, dont Thomas fait partie, et quels que soient leurs idées sur le point de commencement de la vie, choisiront plutôt de sauver la petite fille.
Tomlinson en conclue :
« Personne ne croit réellement que la vie commence dès la conception« .
Echec et mat pour les « pro-vie » ? Les presque 100 000 interactions qui ont eu lieu sur ce tweet, pour le commenter, le partager ou le soutenir, montrent en tous cas la popularité de cette réflexion. Et c’est pour cela qu’il vaut la peine de s’y attarder.
La question
Si l’on fait partie de ces partisans, peut-on considérer que ce choix est raisonnable ?
Sachant qu’il ne s’agit pas seulement de notre avis sur la nature de ces embryons, il s’agit bien d’êtres humains, mais de leur valeur, car nous pensons certainement qu’ils sont égaux en valeur et en dignité avec tous les autres êtres humains.
Si nous acceptons de reconnaître que le choix de Thomas est légitime, cela montre-t-il que, au fond, nous n’avons pas réellement la même considération pour les humains à l’état embryonnaire et ceux à des stades plus avancés de développement ? Autrement dit, que nous ne considérons pas vraiment que les embryons sont pleinement humains ?
Si c’est le cas, cela met à plat une bonne partie de l’argumentaire « pro-vie ».
Toutefois, ce n’est pas le cas. En fait, le raisonnement est même fallacieux. Ce n’est – espérons-le – pas intentionnel, mais Tomlinson, Sandel et Annas commettent trois erreurs : ils confondent « sauver » et « tuer », ils limitent la morale aux mathématiques, et ils négligent le vrai poids des mathématiques dans la morale.
La distinction cruciale
En effet, il me semble que la plupart des partisans « pro-vie » choisiraient de sauver la petite fille.
Néanmoins, cela ne remettrait absolument pas en cause la valeur et la dignité qu’ils accordent aux embryons, et pour trois raisons simples, qu’ont entrepris d’exposer Robert George (professeur de droit à Princeton) et Christopher Tollefsen (professeur de philosophie à l’Université de Caroline du Sud) :
- En premier lieu, il y a une différence entre choisir qui va survivre quand de toute façons quelqu’un va mourir, et autoriser la destruction de ces êtres alors qu’ils ne sont pas particulièrement en danger. Car, à l’exception du cas minoritaire – et peu sujet à débat – d’une grossesse qui représente un danger pour la mère, c’est bien de cela qu’il s’agit quand on parle d’avortement : l’autorisation de tuer des êtres vivants qui appartiennent à la race humaine. Si au lieu de 10 embryons, il s’agissait de 10 patients dans le coma, et dont on ne sait pas s’ils vont se réveiller un jour, choisir de sauver la fillette ne voudrait pas dire qu’on est pour l’euthanasie.
. - Ensuite, les décisions morales ne se résument pas à des formules mathématiques. Par exemple, la petite fille souffrirait horriblement de mourir dans un incendie, pas les embryons. De plus, la mort de la petite fille provoquerait un deuil bien plus profond à sa famille et à ceux qui la connaissaient que la mort d’embryons, parce que ses proches auraient eu de longues années pour s’attacher à elle. Ces considérations ne justifieraient jamais un quelconque « droit de tuer », mais jouent un rôle légitime si l’on doit décider à qui attribuer des ressources limitées, ou qui l’on doit sauver.
. - Qui plus est, dans certaines circonstances, sauver les embryons pourrait être considéré plus raisonnable que de sauver la petite fille. Par exemple :
.- Si Thomas était le père d’un de ces embryons, serait-ce immoral pour lui de ne pas choisir de sauver la petite fille ?
- Si le choix était entre 6 hommes et 4 femmes enceintes, la plupart des gens ne sauveraient-ils pas les femmes justement parce que cela représente 8 vies ?
- Bien qu’il soit difficile de placer le curseur, les chiffres comptent au bout d’un moment. Si au lieu des 1000 embryons de Tomlinson, il s’agissait de 10 000, ou même de 100 000 embryons humains, est-ce que choisir la fillette serait encore la seule, ou même la meilleure option ? De la même manière, on préfèrera toujours sauver son propre enfant aux dépens de ceux des autres, mais si le choix est entre sa fille de cinq ans et 1 000 étrangers, les choses ne sont plus si simples.
Enfin, modifions encore un peu le scénario, pour vraiment le rapprocher de la situation de l’avortement. Imaginons que vous ayez le choix entre sauver des flammes votre fillette de 5 ans ou 1000 patients dans le coma, sachant que pour avoir une chance de se réveiller il faudrait qu’on s’occupe d’eux et qu’on les nourrisse pendant neuf mois, et que vous êtes certains que personne ne le fera. Il serait tout à fait raisonnable de sauver votre fillette, sans que cela n’indique un quelconque mépris de l’humanité ou de la dignité des patients dans le coma.
Une autre question
Voici un enseignement de base dans tous les manuels de biologie : non seulement la vie, mais la vie d’un être humain commence dès la conception. Et, bien que les embryons ne soient pas des « bébés », ce sont, d’un point de vue purement biologique, des membres vivants de l’espèce homo sapiens, des êtres humains au stade de développement le plus précoce. A moins qu’on leur refuse ou qu’on les prive d’un environnement convenable, à moins qu’ils soient tués par la violence ou par la maladie, ils se développeront grâce à un processus interne, passant d’embryon à foetus, puis enfant, adolescent, et enfin adultes – doués de toute la détermination, l’unité et l’identité d’un être humain. C’est le chemin que chacun d’entre nous a suivi.
Quelle raison plausible existe-t-il pour que des êtres humains soient traités avec respect et protégés contre le meurtre tandis que d’autres, simplement parce qu’ils ne sont pas au même stade de développement, seraient dépourvus du droit fondamentale de vivre ?
La position « pro-vie » est, au fond, soutenue par le principe de l’égalité fondamentale de dignité entre tous les êtres humains, et non par un désir de manipuler ou de contrôler – même si c’est sans doute ce qui motive certains personnes qui défendent cette position, ou en tous cas ce qui transparaît dans leur discours. Malgré cette minorité bruyante et navrante, le principe qui fonde la position « pro-vie » est lui-même basé sur des faits biologiques et un engagement fort envers l’égalité.
4 comments
En effet, bon article qui permet d’y voir un peu plus clair. – Mais, néanmoins, petite critique qui n’en est pas une: Le dernier paragraphe mériterait un post à lui tout seul. En effet, il s’agit de la partie proprement politique (ou plutôt: « sociétale-qui-occupe-les-médias-audiovisuels ») de la question. J’imagine que ça n’est pas, à proprement parler, la vocation de VisioMundus; mais tout de même, on aimerait un petit développement sur, je cite: « cette minorité bruyante & navrante. »
Sur ce genre de « question qui tue », il y a toujours du brouillage et des perturbations, comme le phénomène de « neige » sur les anciens postes de télé à tube cathodique. À un moment, on n’entend plus les positions diverses qui viennent d’ici ou là…
Puis-je supprimer ce commentaire si ça n’est pas opportun? C’est mon 1er commentaire, comprenez-vous…
Bonjour,
Merci pour votre question, qui a tout à fait sa place ici. Il y aurait certainement de quoi développer, et cela fera peut-être l’objet d’un article à l’avenir, lorsque le temps nous le permettra. Le cas échéant, nous le ferons d’une manière qui correspond à notre vocation, à savoir : démontrer la pertinence et la vérité de la foi chrétienne par la culture.
Merci pour ce très bon article!
A la question, -qui n’est pas du tout réaliste, qui vise les émotions et qui est manipulatrice- j’aurais répondu que je sauverais les embryons qui se trouvent dans le ventre de leurs mères. Et que si ces embryons étaient dans des éprouvettes, qui sait où il faut les mettre quand on les a sauvés de l’incendie? Et j’ai aussi une question pour les pro-choix: si Thomas et sa compagne sont pris dans un incendie, ils viennent d’apprendre qu’elle est enceinte, on sauve qui? pourquoi?