La réception cynique d’une légende : Les Heures Sombres

– par Y. Imbert

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Si vous lisez Visio Mundus régulièrement, vous savez que nous sommes convaincus que notre culture manifeste toujours des convictions profondes au sujet du monde, de l’humain, ou du divin. Tous les artefacts culturels (films, livres, etc.) parlent du monde. Mais il y a plus que cela. La manière dont nous les interprétons dit aussi beaucoup de choses sur notre culture et société.

C’est le cas du récent Les heures sombres de Joe Wright, centré sur les quelques jours de mai 1940 qui décideront de l’avenir de la Grande-Bretagne dans le cataclysme qui surgissait devant l’Europe des années 40. Ce nouveau film fait d’ailleurs suite à trois autres adaptations cinématographiques du rôle de Churchill dans la gestion des premiers mois du conflit. Ce qui fait l’excellence de Les heures sombres, c’e sont les scènes où se mêlent photographie et sobriété. L’esthétique simple, sombre même, de la scène où Churchill téléphone à Roosevelt, en fait une minute qui nous transporte de la simple histoire à la légende. Mais plus encore, il est impossible de ne pas voir que le personnage de Churchill a été taillé pour Gary Oldman, et pour sa voix. Parce que ce film est aussi une célébration de la parole, et c’est bien pour cela que le meilleur titre pour une recension est celui du journal La Croix : « Les heures sombres : Churchill, la puissance du verbe »1.

Nous sommes totalement incapables de croire à ce qui est de l’ordre de la légende

On comprend donc que Les heures sombres ait été reçu très positivement. Il semble même que ce film soit destiné à recevoir plusieurs grands prix. Pourtant, quelques critiques négatives sont apparues, l’une d’entre elles dans Le monde. Thomas Sotinel note avec une certaine acidité que ce film n’est en réalité qu’une ode à la gloire du patriotisme anglais saupoudré d’une bonne dose de mélodrame. La preuve : ce même appel téléphonique désespéré de Churchill à Roosevelt :

« Le scénario d’Anthony McCarten en fait une succession de réparties spirituelles, de confrontations mélodramatiques toutes mises en scène pour accentuer la stature héroïque du personnage principal, tel cet appel téléphonique désespéré à Franklin Delano Roosevelt. »2Le cynisme de sa remarque m’a frappé. L’ensemble de la recension, en fait. Le titre même est significatif : « La légende Winston Churchill pieusement relatée ». Parce que vous comprenez, il faut toujours regarder l’histoire avec une bonne dose de cynisme. Churchill pieusement relaté. Sa légende contre l’histoire. Quelle histoire M. Sotinel aurait-il voulu voir contée ? Churchill avide de pouvoir manipulant le roi George afin de devenir Premier ministre ? Un Churchill beaucoup plus sombre qu’il ne l’était ? Ou alors fallait-il faire un film montrant Churchcill conciliant, consultant les avis de tous ses collègues ? Voilà qui aurait été une œuvre de fiction intéressante !

Non, vraiment :

Quelle histoire faut-il inventer pour détruire la légende qui voudrait que Churchill ait inspiré son pays à poursuivre seul son opposition à Hitler ? Je demande parce que je suis un grand fan des histoires alternatives.

Le problème de la remarque de Sotinel, c’est qu’elle est l’excellente image du cynisme de notre société. Nous sommes totalement incapables de croire à ce qui est de l’ordre de la légende. Nous sommes conditionnés à penser que personne n’est capable d’une force de caractère et d’une conviction aussi profondes que celle du Churchill de 1940. Nous sommes formatés à croire que tout être « plus qu’humain » est une folle construction, une honteuse manipulation, un effroyable mensonge. Et donc Les heures sombres ne peut être qu’une ode à la gloire de la Grande-Bretagne du Brexit. Rien d’autre n’est possible.

Et dans un certain sens, le film lui-même tombe dans ce même travers. L’un des rares moments où le film quitte l’histoire, c’est lorsqu’il présente un Churchill en proie au doute. Alors qu’il s’apprêtait à entraîner son pays dans les mois les plus sévères de la guerre, Churchill aurait considéré la paix avec Hitler à travers la médiation de Mussolini. Suit la scène d’un Churchill prenant le métro. Suit la scène d’un Churchill trouvant sa résolution dans ces personnes inconnues qui partagent la même voiture. Le voilà qui ressort enfin, ferme dans sa décision. La Grande-Bretagne restera seule.

Mais Churchill n’a jamais douté.

Les longs et détaillés chapitres de l’imposante biographie de Churchill concernant la montée au pouvoir d’Hitler et son invasion de la France ne laissent aucun doute3. Dès le début des années 1930, Churchill avait vu qu’Hitler était un danger, le danger à la paix en Europe. Hitler quelques années plus tard avait de son côté vu que Churchill était le seul à vraiment être un problème – s’il arrivait au pouvoir.

C’est difficile pour nous d’accepter cela. Qu’envers et contre tout, Churchill ne se soit jamais détourné de sa certitude que la Grande-Bretagne devait – nécessairement, absolument – continuer à se battre. Quitte à être seuls. Impossible d’accepter que quelqu’un « comme nous » puisse être aussi différent.

La Croix avait raison de titrer : « Les heures sombres : Churchill, la puissance du verbe ». Mais Les heures sombres, c’est aussi la force d’une conviction. Celle de Churchill. Au coeur de ces heures sombres, nous trouvons un homme puissamment certain de son destin. Cela fait sourire, cela éveille le doute ou le sarcasme… mais l’égo de Churchill et sa conviction qu’il était « un grand homme » lui ont donné la force nécessaire de conduire la Grande-Bretagne dans ces jours cruciaux de mai 1940. Les heures sombres, cela aurait aussi du être le Churchill un peu mégalo, mais totalement investi d’une destinée qu’il considérait presque comme sacrée.

Mais ce n’est pas finalement ce que nous avons dans Les heures sombres. Voyez la force de la culture. Même Joe Wright et son scénariste ne peuvent s’empêcher de présenter un Churchill, humain, trop humain. Pourquoi ? Parce que le Churchill qui n’a jamais douté n’est pas crédible. Personne ne peut plus y croire. Ni Joe Wright, ni Thomas Sotinel. Ce n’est pas vraiment leur faute.

nous sommes incapables de croire

Et cela ne devrait pas m’étonner. Notre société est incapable de croire en un Dieu-homme, Jésus-Christ. Lorsqu’il est impossible de croire qu’un Dieu puisse venir vers nous, tout changer, devenir vrai homme… bien sûr que nous sommes incapables de croire qu’un homme puisse être plus que nous. Bien sûr, nous sommes incapables de croire ! Peut-être même que notre société est aveugle au point de se sentir obligée d’abaisser tout être humain au rang… le plus bas. Celui du doute, de l’incertitude.

Les heures sombres est un accomplissement cinématographique remarquable. Malgré cela, c’est un film dont quelques scènes me troublent profondément. Quels scènes qui me laissent convaincu que la seule solution à notre impossibilité de « croire » (par exemple en un Churchill inébranlable) est une vraie croyance, la foi en un Dieu fait homme, Jésus-Christ.

Et vous, que pouvez-vous croire ?

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Notes:

1 Céline Rouden, « Les heures sombres : Churchill, la puissance du verbe », Le monde, 2 janvier 2018, https://www.la-croix.com, consulté le 25 janvier 2018.

2 Thomas Sotinel, « Les heures sombres : la légende Winston Churchill pieusement relatée », Le monde, 3 janvier 2018, http://www.lemonde.fr, consulté le 25 janvier 2018.

3 Voir William Manchester et Paul Reid, The Last Lion, New York, Bantam, 2013, surtout pp. 114-116.

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Yannick Imbert est professeur d’apologétique à la Faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence.

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