– par Vincent M.T.
En mai 2017, Blanche Gardin, humoriste féministe, bouscule le célèbre poncif sur la séparation de l’artiste et de l’art dans un sketch à l’occasion de la cérémonie de remise des Molières :
En l’occurrence, cette comparaison est en dessous de la réalité, car contrairement à un boulanger, l’homme du show-business – Weinstein, Spacey, Allen, Morandini – n’hésite pas à exprimer qui il est dans ce qu’il fait.
Or, l’industrie du spectacle a été largement influencée par les abus de pouvoir de ces hommes : est-on donc si certain que leur art ne l’est pas également ? Cependant, quand on dit « art », il peut y avoir confusion. Je veux parler non seulement de l’oeuvre, mais de la manière dont elle est produite, car c’est ce qui relie cette dernière à l’artiste, et à la question qui nous intéresse.
Qui, comment, quoi
Amanda Hess, journaliste américaine, souligne la continuité de ce lien entre producteur (Qui), production (Comment) et produit (Quoi), dans un article publié par le NY Times en novembre 2017, intitulé : »Comment le mythe du génie artistique sert d’excuse à l’abus des femmes« . Les abus de ces hommes n’ont-ils pas affecté le choix des œuvres qui seront réalisées ? Et leur style une fois sélectionnées ? Le recrutement des équipes de productions, l’atmosphère et les pratiques de travail de ces projets ? La carrière des artistes, ainsi que les performances des victimes ?
La promotion de l’art est dirigée par des gens qui pensent que leur public répond bien à des incitations comme la nudité corporelle (notamment féminine) et la perpétuation des modèles culturels rassurants ; y compris le récent modèle transgressif, qui sous prétexte de subversion se permet parfois d’aller encore plus loin dans l’abus. Par exemple, Lars Von Trier, connu et reconnu pour sa tendance à contrôler étroitement tous les aspects de ses films, se vante même de sa capacité à contrôler, voire dominer, ses actrices principales comme si cela témoignait de son génie transgressif. Parmi elles, Kirsten Dunst, Nicole Kidman et surtout Björk, qui a publiquement accusé de harcèlement sexuel « un réalisateur danois » (sans plus de précision).
Autre exemple : Woody Allen. Cet homme séduit par son esprit et son humour, la transparence de son ressenti, de son physique désavantageux et de ses psychoses face à un monde difficile à comprendre. En même temps, sa part d’ombre le fascine, et transparait dans son art, particulièrement sa normalisation des rapports entre des mineures et des hommes d’âge mûr. Déjà dans Manhattan, il jouait un homme qui sort avec une étudiante de 17 ans, glorieusement insouciante et pragmatique, surtout comparée aux autres femmes du récit. C’est un fantasme, une femme-objet. On le voit peut-être plus clairement maintenant que l’atmosphère invite un examen plus réfléchi, mais n’était-ce pas là tout du long ? En fait, Allen serait probablement d’accord, vu qu’il invite lui-même à la comparaison : son dernier film, Wonder Wheel, qui présente de troublantes ressemblances avec sa propre histoire, semble être un pied de nez à tous ceux qui lui reprochent son goût prononcé pour les jeunes femmes.
La personnalité des producteurs d’art n’épargne ni les choix ni le mode de production. Comment alors peut-on penser que le harcèlement, le viol, les menaces et les humiliations publiques, la pression des attentes irréalistes ou malsaines, toutes ces pratiques dans le monde de production de l’art, n’affecte pas le produit final ? Comment le dégoût, la colère, la honte, l’anxiété, le désespoir que cela crée chez les victimes, et la difficulté qui s’ensuit à dormir, à penser, à communiquer, pourraient-ils épargner leur performance artistique ?
Apologie de la scène ?
Il existe bien sûr des réponses argumentées à cette question pourtant rhétorique. Je crois sincèrement que ceux qui les donnent ne sont pas tous des porcs qui ne cherchent qu’à excuser leurs abus, ou d’honnêtes gens simplement inconscients d’être captifs d’un système de pensée injuste et dangereux.
Certains argueraient par exemple que l’oeuvre n’appartient pas à ses producteurs, quels qu’ils soient ; qu’elle acquière une « vie propre », ce qui permet de considérer les deux séparément. J’ai tendance à rejeter cette position, car il me semble qu’on s’approche d’une forme d’idolâtrie de l’art. Je la trouverais acceptable pour parler de l’humain, en qui Dieu a exprimé son être même, et qui pourtant se distingue tragiquement de son créateur, mais la « vie propre » de l’humain et celle d’une chose ne peuvent pas être mises sur le même plan.
Doit-on tenir compte de la moralité de l’auteur dans notre réception de ses oeuvres ?
On pourrait par contre parler de l’importance, dans la définition d’une oeuvre, de la réception de cette oeuvre par le public. Autant un enfant peut être à la fois emprunt de son parent et responsable de ses propres choix, autant une oeuvre n’a pas de volonté ni de vie propre, même si elle « survit » à son créateur, elle dépend directement de ce qu’en font le (ou les) auteurs et le(s) public(s). Or c’est justement la question qui nous intéresse, pour la poser autrement : doit-on tenir compte de la moralité de l’auteur dans notre réception de ses œuvres ? Je soutiens que oui, à cause du lien continu (à défaut d’être absolu) qui existe entre les deux.
L’autre question
Qu’est-ce qui nous empêche de reconnaître ce lien ? Pourquoi cette doctrine de la séparation a-t-elle tant de succès ? J’ai entendu dire que c’est très masculin, de compartimenter, alors que les femmes auraient tendance à avoir une vision des choses plus synthétique, où tout est lié. Pourtant je crois qu’il y a autre chose.
Si je suis si peu prêt à reconnaître le monstre et le monstrueux dans l’art, c’est peut-être parce que c’est censé être un lieu de dénonciation et de confrontation de ces choses. Toute oeuvre d’art reflète une vision du monde, et toute vision du monde est fondée, entre autres, sur la question du mal, du monstrueux (« Quel est le problème fondamental de ce monde ?« ). Dans une oeuvre d’art, et particulièrement dans un récit, il y a donc une affirmation, une dénonciation du monstrueux et des monstres. Or si je l’ai raté, si le monstre a réussi à se cacher, alors c’est que mon détecteur est cassé. Ou pire, saboté. Peut-être que ces monstres ne sont pas inquiétés parce que quelque part en moi, il y a un collaborateur. Un monstre.
Suis-je un monstre ?
Suis-je un monstre ? La question me fait peur. Parce que si je veux répondre honnêtement, il faut que je sois prêt à trouver une réponse objective, même si elle ne me plaît pas. Et si je suis un monstre, alors j’ai probablement participé, d’une manière ou d’une autre, à soutenir un système qui permet tous ces abus des femmes qui me répugnent et me révoltent. Il y aurait un ennemi en moi, que je ne pourrais absoudre, qui me rendrait fou.
Suis-je un monstre ? Je n’ai jamais violé personne. Pourtant je ne distingue pas toujours le monstrueux quand il se présente devant moi. Et qu’est-ce qui m’en empêche ? Cela ne devrait-il pas être évident ? Si j’étais quelqu’un de bien, si ma moralité était saine, est-ce que ça ne me sauterait pas aux yeux ?
Suis-je un monstre ? Je suis un pécheur – je le sais, j’en suis conscient, chaque jour un peu plus, Dieu merci. J’ai moi aussi une part d’ombre, qui parfois me fascine. J’ai des fantasmes irréalistes, qui ne pourraient se réaliser sans induire logiquement de nombreux crimes horribles contre divers individus. Avant de connaître Dieu, je les contenais, je les réprimais tant bien que mal. Ils auraient probablement fini par gagner ; parfois je me dis que je serais un véritable psychopathe s’il ne m’avait pas trouvé. J’apprends à le laisser chasser les monstres en moi, et surtout les remplacer par quelque chose de bon – parce que si la place est libre, ils reviennent, comme la mauvaise herbe. A croire que mon jardin est maudit.
En pratique
Alors que faire ? Que faire pour mieux voir les monstres, que faire pour les chasser, en moi ou dans l’art et la culture ?
Faut-il refuser de s’exposer à l’oeuvre ? Ou juste de payer pour s’exposer à l’oeuvre ? L’argent joue certainement un rôle clef dans le « vote » du public, pour autant il ne faut pas oublier que, payantes ou non, certaines oeuvres peuvent nourrir des monstres en nous. En même temps, aucun art, aucun acte ne sera jamais exempt de mauvaises motivations ou pratiques, parce que leurs auteurs sont humains, mais cela ne change pas la légitimité de l’art en tant qu’activité humaine.
Le mal est plus proche de nous que nous aimerions le penser : ce n’est pas tant que je deviens immoral à cause de l’art et de la culture, je le suis déjà ! Outre l’importance du discernement culturel, il faut donc se poser la question de notre propre moralité avant de jeter la pierre.