Facebookisation

– par Y. Imbert

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Au moment où Facebook lance des fonctionnalités de « dating », je suis obligé de confesser un problème de plus en plus fondamental. Et ce problème, ce n’est pas Facebook. Ce sont les réseaux sociaux dont cette plate-forme n’est qu’un exemple. Ces derniers mois je me suis fait avoir par Facebook. J’ai réagit trop fortement, trop rapidement, à un article que je trouvais franchement problématique, voir mauvais. Je pense toujours qu’il l’est. Mais ma réaction était trop vive. Je n’ai pas utilisé le meilleur de ma réflexion pour réagir à l’article. C’était sur Facebook, et je me suis lâché. Mais vraiment lâché.

D’autres cas sont apparus sur mon fil Facebook. Et je suis frappé de nos réactions. On se marre aux dépends des autres, on se massacre par commentaires interposés sans réfléchir, et on poste des articles sans vraiment se poser de questions. Alors qu’a priori nous savons ce que nous devrions faire. Et malgré tout, toujours, en tous temps, les réseaux sociaux font de nous des orcs. Bien sûr qu’on se comprenne bien : les réseaux sociaux ne font jamais de nous quelque chose que nous ne sommes pas. Ils font ressortir le monstre en nous.

Mais il ne se passe pas une journée sans que je ne sois consterné de ce que nous nous permettons de faire en ligne. Des tas de trucs que nous ne nous permettrions jamais de faire en personne. Se moquer les uns des autres. Franchement, je ne le ferais pas. Et pourtant en ligne, pourquoi pas ? Détruire un article en quelques lignes, pas de problème. Mais ferions-nous vraiment cela en personne ? Je ne pense pas.

La technologie est neutre

Quel est le problème ?

Le premier problème, c’est la technologie que nous utilisons. Certains diraient que Facebook (et les autres, mais résumons « les réseaux sociaux » par « Facebook) n’est pas le problème. Le problème, c’est notre manière de les utiliser. Bien sûr dans un certain sens, c’est vrai. Les « technologies » ne s’utilisent pas toutes seules. Il y a toujours une personne, un utilisateur. Il y a des doigts qui tapent sur le clavier avant de taper symboliquement sur les autres. « La technologie n’est pas mauvaise : nous le sommes ».

Il y a quelque chose de très juste à cette remarque. Un penseur que j’admire profondément, Jacques Ellul, le disait déjà dans les années 1950. Dans l’un de ses livres sur la Technique, Ellul écrit par exemple :

« Le développement de la technique n’est ni bon, ni mauvais, ni neutre (…) il est impossible de dissocier les facteurs [qui composent la technique] de façon à obtenir une technique purement bonne. »1

Souvent on comprend Ellul comme disant simplement que la technique n’est ni bonne ni mauvaise. Dans un certains sens, oui. La dimension morale des technologies que nous utilisons est en grande partie liée aux conséquences de notre utilisation technologique. C’est mon post Facebook qui est le problème. Pas la technique du « post » elle-même. Ce premier constat devrait nous mettre en garde. Nous ne pouvons pas cacher nos tentaculaires erreurs ou nos légendaires foirages derrière le voile de la technologie. Reprocher à Internet le porno qui envahit les écrans, c’est un peu comme reprocher aux frères Wright les bombardements à grande échelle de la Deuxième guerre mondiale. La technologie n’a pas bombardé Dresde ou Londres, ou Hiroshima. Nous, hommes et femmes, avons pris ces décisions.

Dans un sens donc, la technologie n’est ni bonne, ni mauvaise, car elle n’est pas un agent moral. En elle-même, la technologie est neutre. Elle ne peut rien faire de mal. Elle ne peut rien faire de bien. La technologie ne fait rien. Elle est utilisée. C’est donc nous qui lui donnons un sens, une valeur, un futur. Avant de faire quoi que ce soit, arrêtons-nous un moment.

Un verset dans la Bible dit : « La langue est un petit membre, et elle se vante de grandes choses. Voici, comme un petit feu peut embraser une grande forêt. » (Jacques 3.3). Pareil pour ces petits trucs agiles que nous appelons des doigts. Ils sont plus rapides que notre conscience. Le temps qu’elle se réveille, boum, dix commentaires, deux articles re-postés, et 150 likes de plus. Je suis le maître du monde. Bon, sans être le gars le plus suivi de Facebook. Pendant ce temps là, quels effets a mon activité Facebook ? Je ne me suis jamais arrêté pour me demander comment réagiraient les autres. Vont-ils être encouragés ou blessés ? Vont-ils se sentir piétiner ou relevés ?

Je ne le sais pas, car Facebook ne m’encourage pas à y faire attention. Post et fais ce que tu veux. Facebook prendra soin des siens.

Et cependant il y a un problème

Et cependant…

Cependant il y a un problème. Force est de constater que Facebook fait ressortir le pire en nous. Facebook nourrit le dragon qui sommeille et qui ne demande qu’à prendre son envol et tout réduire en cendre sur son passage. Bon, mais pourquoi ?

Ellul a raison : la technique elle-même n’est pas un agent moral. Elle ne peut ainsi donc pas être « bonne » ou « mauvaise ». Mais quand même, n’y a-t-il pas plus à dire ? Je suis maintenant convaincu que les réseaux sociaux ne peuvent que nourrir des attitudes problématique. En un sens donc, il y a un problème moral à l’utilisation des réseaux sociaux. Ce problème n’est pas particulier (le truc que j’écris à un moment donné) mais général.

Pour expliquer cela, nous pouvons revenir vers Ellul. Ce dernier parlait essentiellement de Technique, et pas de technologie. Ce ne sont pas les technologies qui sont au cœur de la réflexion d’Ellul. C’est ce qu’il appelle la Technique. Cette dernière a plusieurs traits pour le penseur bordelais.

Tout d’abord, la Technique est principalement ce qui va maximiser l’efficacité. Est-ce ainsi que nous utilisons inconsciemment Facebook ? On veut être efficace dans l’image que nous projetons de nous-mêmes, et donc nous nous créons une image. Mais cette image, elle n’est pas réelle ! Notre avons bradé ce que nous sommes au profit d’une certaine efficacité. Le meilleur moyen de vous créer une image, c’est d’être sur Instagram ou quelque soit l’autre truc à la mode ce mois-ci. Facebook, Instagram, et les autres, sont efficaces dans la création artificielle d’un individu que vous n’êtes pas. Sur Facebook vous serez le gars cool ou au sarcasme qui fera crever d’envie les autres. Mais ce sera une image artificielle.

Ensuite, la Technique fait disparaître la finalité. Ellul dit que la Technique, c’est l’effacement des fins au profit des moyens. Toutes nos technologies ne sont plus considérées comme des moyens mais comme des fins en soi. Est-ce que nous nous sommes parfois posé la question de la finalité de notre utilisation des réseaux sociaux. Ou même simplement de la finalité de notre commentaire ou tweet ? Non. Pourquoi ? Parce que nous tweetons, tout simplement. Ou que nous réagissons à un autre commentaire sur Facebook. Pas besoin de raison, si ? Et bien si. Nous avons besoin de raisons. Agir sans raison, c’est quand même un problème ! C’est pourtant ce que nous faisons.

Enfin, la Technique est semblable à l’atmosphère que nous respirons. Nous ne pouvons pas choisir de respirer ou pas. Nous devons respirer. Pour la Technique, c’est la même chose. Nous devons l’utiliser. Nous n’avons pas le choix. Elle est maintenant notre atmosphère, notre environnement. En cela, elle conditionne la manière dont nous vivons. Ainsi, sans que nous en ayons conscience, Facebook transforme la manière dont nous vivons. C’est l’atmosphère que nous respirons, qu’elle soit bonne ou mauvaise. Attendons de voir les conséquences à long terme de ce que nous respirons !

La Technique médiatrice

Les réseaux sociaux, c’est le département marketing de la Technique. C’est son chef de com’, son community manager. Il y quelque chose d’important qui est en jeu ici : c’est la dimension médiatrice de la Technique. C’était l’une des dernières caractéristiques de la Technique pour Ellul, et l’une des plus importantes. La Technique s’impose comme ce qui nous est immédiatement disponible. La « nature » s’efface derrière la Technique. Elle n’existe plus. La nature est réduite à cette atmosphère technologique dans lequel nous vivons. Comme le dit Ellul, la Technique, ce sont des « systèmes matériels substitués à l’homme ». Ainsi, le danger profond des réseaux sociaux, c’est que s’ils sont vraiment cette Technique, ils sont médiateurs.

Il est commun de sourire tragiquement de voir deux amoureux s’envoyer des textos alors qu’ils sont assis à une table de restaurant. Rien de plus normal dans un monde Technique ! Votre portable est médiateur de la communication. Facebook est médiateur de la communication. Il formate, contrôle et dirige la manière dont nous communiquons. Et donc, oui, nous sommes transformés par les réseaux sociaux – que nous le voulions ou non.

Y compris moi. Oui, je suis chrétien. Oui, la foi que j’aie en Christ devrait faire de moi quelqu’un de radicalement différent. Mais je demeure humain ; aujourd’hui et maintenant, je fais des erreurs semblables à tous les êtres humains. Et je me laisse transformer par mon utilisation des réseaux sociaux, et par ce qu’ils continuent à nourrir en nous.

Maintenant, au moins, nous en sommes conscients.

Nous sommes conscients que Facebook se substitue à notre cerveau. Et pour moi qui suis chrétien, Facebook se substitue à ma foi. Je devrais être témoin de la grâce et de la compassion de Jésus. Pourtant, souvent mon utilisation des réseaux sociaux montre l’inverse. Je suis celui qui va se moquer des autres parce que leur opinion est « nulle ». Ou alors je vais réagir de manière un peu trop musclée parce que je me laisse emporter. La foi que j’ai en Christ devrait faire de moi quelqu’un de plus humain, parce qu’en Christ je peux être transformé à l’image de ce que je devrais être. Jésus, le Dieu-homme est l’image suprême de ce que l’être humain doit être.

Nous devons êtres des hommes et des femmes de justice, de grâce, de compassion. Pleins de tempérance, d’amour, de paix. Vivant dans la fidélité et le contrôle de soi. Tout ce que les réseaux sociaux n’encouragent pas en nous. En cela, la Technique est une œuvre de déshumanisation.

Que faire ?

Vraisemblablement je continuerai à utiliser Facebook et ses autres incarnations sociales. Pourquoi ? Je ne suis pas certain de pouvoir vous répondre. Mais je sais à quoi je dois résister. Les réseaux sociaux ne doivent être que des moyens. Des moyens dirigés vers une finalité, celle de l’épanouissement des êtres humains porteurs de l’image de Dieu. Tout ce que j’écris, le moindre commentaire, la moindre « émoticône » servira cette fin, ou non. La communication chrétienne, celle qui veut être à l’image de Jésus, se doit, absolument, résolument, de combatte la déshumanisation que nourrissent en nous les réseaux sociaux.

Comment cela peut-il se voir ? Et bien, l’une des grandes choses que la foi en Christ apporte, c’est la conscience radicale de nos erreurs, de nos grands ratés et aussi des excuses qu’on veut trouver. On chercher toujours à se justifier. Quels que soient les moyens. « J’ai pas fait attention » ; « Oui mais là quand même » ; ‘C’était pour rigoler » … des voiles qui servent à cacher nos dérapages sociaux.

La foi chrétienne offre le pardon, pas des excuses

Il faut que j’arrête de trouver des excuses. Il faut qu’on arrête de trouver des excuses. La foi chrétienne offre le pardon, pas des excuses. Je demande pardon à ceux que j’aurai blessés. La grâce et l’amour que j’ai trouvés en Christ doivent se voir dans ma vie, y compris dans mon utilisation des réseaux sociaux. Et pas d’une fois de temps en temps. Car cet amour et cette grâce, c’est cela qui peut transformer chacune de nos vies.

Rien d’autre ne peut remplacer cette grâce et ce pardon. Seul cette grâce et ce pardon peuvent nourrir des attitudes de paix, de compassion, d’encouragement, et de bienveillance sur nos réseaux sociaux. Vous pouvez imaginer toutes sortes de nouvelles règles de confidentialité, de bonne utilisation, de bons moyens de gérer les commentaires et les posts. Imaginez même une police des réseaux sociaux… Rien n’y fera, parce que le problème vient fondamentalement de nous. Bien sûr la Technique nourrit le troll qui est en nous. Mais ce troll, cette attitude d’orc, l’avidité et la violence du dragon… ils sont déjà là, profondément ancrés en nous. Et seul Christ peut les vaincre.

Si nous voulons suivre Christ, nous devons être conscients de ce que la Technique, et les réseaux sociaux en particulier, font de nous. Et nous devons le combattre, ce qui n’est possible que dans la foi en Jésus. Trouvant Christ, nous retrouverons notre pleine humanité. Ayant retrouvé notre humanité, nous trouverons aussi le vrai sens d’une communication humaine.

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Notes :

1 Jacques Ellul, Le Bluff technologique, p. 55.

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Yannick Imbert est professeur d’apologétique à la Faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence.

1 comment

  1. Bonjour Yannick,

    Merci pour ce partage prenant le problème à bras le corps et pour cette analyse incluant les réflexions de Jacques Ellul, laquelle m’inspire plusieurs remarques :

    A propos de la technique, Jacques Ellul disait aussi : « ce n’est pas la technique qui nous asservi mais le sacré transféré à la technique »(les nouveaux possédés). Un sacré à quoi il faut opposer une « vigoureuse profanation », qui sera le rappel d’une foi en une Transcendance, Parole et Présence de l’Évangile (https://journals.openedition.org/assr/26396 ). Comme tu le dis fort bien à la fin : « Trouvant Christ, nous retrouverons notre pleine humanité. Ayant retrouvé notre humanité, nous trouverons aussi le vrai sens d’une communication humaine », laquelle est liée aux relations authentiques.

    Ensuite, lorsque l’on parle de « la neutralité » de la technologie, il est intéressant de noter que « le Web est un hyper-media sur Internet. Le schéma d’Internet doit s’appliquer aussi au Web. Rien techniquement ne justifie que l’on centralise d’une telle manière le Web et qu’on le réduise à Facebook. Le faire, c’est donner un immense pouvoir à une seule instance de contrôle, sur laquelle vous n’avez en tant qu’utilisateur aucun droit. Vous ne votez pas. Ceux qui votent, ce sont les actionnaires [avec une arrière-pensée techno-politique]. Or, que veut-dire contrôle, dans un système d’hyper-media comme le Web ? Ça veut dire que la possibilité de censure s’exerce non seulement à l’intérieur du réseau, mais aussi à l’extérieur ». Hugo Roy avait écrit ces lignes en 2010 après avoir pris connaissance des changements annoncés lors du F8 et largement relayés par la presse à l’époque. Il a expliqué que « le compromis (qu’il) a essayé de tenir en utilisant Facebook pour profiter de ses avantages en dépit de son architecture centralisée et hypermnésique a rompu » (http://owni.sabineblanc.net/pourquoi-je-n%25e2%2580%2599utiliserai-plus-facebook.pdf )

    Cette posture me semble être dans l’esprit de l’enseignement du Christ, comme quoi, pour combattre ou pour être libéré, il est essentiel de couper de façon radicale.

    Fraternellement,
    Pep’s

    PS : Accepterait-on cela ? (pour reformuler certains de tes propos) « Le poison est semblable à l’atmosphère que nous respirons. Nous ne pouvons pas choisir de respirer ou pas. Nous devons respirer. Pour le poison, c’est la même chose(…) Nous n’avons pas le choix. Elle est maintenant notre atmosphère, notre environnement. En cela, il conditionne la manière dont nous vivons. Ainsi, sans que nous en ayons conscience, le poison transforme la manière dont nous vivons ». Exagéré ?

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