Dantec et la Dévolution

– par Y. Imbert

 

« Link de Nova ne se contentait pas de redonner vie aux machines.

Les machines, en retour, veillaient sur sa vie.

Il était seul. Seul comme un homme face à une armée de bulldozers sauvages. »

 

Maurice Dantec, c’était l’une des figures les plus contestataires et contestables de la SF française. Dantec c’était un style enflammé, parfois perdu dans ses propres méandres hallucinogènes. Mais surtout, Dantec était. Et il n’est plus. Maurice Dantec est mort le 25 juin 2016, il y a juste deux ans.

De son œuvre il reste La sirène rouge, Les racines du mal – qui remporta le grand prix de l’imaginaire en 1996 – et Babylon babies. C’est la trilogie qui a fait de lui le prince du techno-polar à la française. Ou plutôt, à la Dantec. Car personne n’écrit comme lui. Et ça lui monta à la tête diront certains, avec des dérapages littéraires par la suite.

Deux ans après la mort de Dantec, je veux revenir sur l’un des romans que je préfère : Grande jonction – qui fait suite à Cosmos incorporated. Sans trop de spoilers, Grande Jonction c’est le récit du devenir de l’humanité. Oui je sais, ça fait un peu grandiloquent, du style le gars qui pense que sur ses épaules repose le sort de l’humanité. L’écrivain qui pense avoir tout compris, qui plane là-haut si loin de nous.

Bon Dantec planait parfois. C’est un fait. Mais dans ce roman, Dantec plane sur les ailes de sa muse. Et elle a été généreuse en inspiration. Les deux traits de génie de Grande jonction c’est d’abord que l’humain est essentiellement relationnel et qu’il est un être de langage. Le deuxième trait de génie, c’est que l’humain est petit à petit réduit à un langage mathématique. Informatique. Et là, il y a de l’intuition presque prophétique.

La dévolution

Grande jonction, c’est l’histoire de Link de Nova (Gabriel), jeune garçon qui a le pouvoir de restaurer les machines. Vous me direz, OK. Mais quel enjeu ? L’enjeu, c’est la dévolution, la chute. Là, le roman doit se lire à la suite de Comos incorporated qui plongeait le monde dans une dégradation technologique affectant les machines, des plus complexes d’abord, aux plus simples. Les systèmes informatiques complexes sont les premiers à y passer, les cyborgs ensuite. Petit à petit l’humanité augmentée par la technologie, porteuse d’espoir, est atteinte par une dés-évolution graduelle. Une dévolution qui semble impossible à arrêter.

Le lecteur découvre petit à petit, dans ce techno-western, un monde bouleversé. L’Europe en tant qu’entité politique a disparue. Seul le Vatican se présente comme la dernière réalité politico-religieuse. Et cela aura son importance en fin de roman… mais je n’en dis pas plus. La chute abyssale de l’homme ne touche pas que les structures politiques. L’écologie elle-même est affectée. Dans un monde qui meurt, tout le monde essaie de trouver un moyen de survivre. Les deux amis de Link de Nova, Youri McCoy et Chrysler Campbell, parcourent le Territoire comptant les morts, essayant de comprendre le virus qui continue à toucher les humains. Le sheriff Langlois, protecteur du Territoire incarne, au sens littéral du terme, la loi.

Tous vont être confronté d’une manière ou d’une autre à la lutte sans merci qui s’engage entre la Chute et Gabriel, entre la transformation de l’humain en une chose, et la vie rendue aux machines. Et là pour Dantec, il y a une opposition binaire. D’un côté le verbe, la lumière, le divin, l’humain. De l’autre le nombre, le diabolique, la machine. Ainsi, au cours du roman, on découvre un système, une dévolution, qui prend petit à petit des caractéristiques humaines. Un objectif, et presque une personnalité.

A terme, cette anti-évolution devient elle-même l’environnement dans lequel évolue l’humain. Elle n’est plus une chose parmi d’autres, une chose qu’on puisse combattre. Elle conditionne l’homme. Elle contrôle toute chose. Elle dépersonnalise, elle uniformise. La dévolution est. Tout.

Dévolution et information

Le plus important quand même, c’est que la dévolution à la Dantec n’est pas qu’une œuvre littéraire. C’est aussi, et premièrement, une réflexion sur la science, la philosophie et la théologie. On pourrait même dire que Grande jonction c’est un roman métaphysique. Après tout quel polar mêle rock, techno-thriller, philosophie de la construction individuelle, et métaphysique chrétienne ? Aucun. C’est peut-être aussi pourquoi je suis un fan de ce roman.

Une chose sur laquelle je reviens toujours, et qui me fait revenir vers Grande jonction, c’est l’intuition géniale de Dantec. Bon, cela ne lui est pas original, certainement. Mais la manière dont il l’amène, le développe, lui donne son plein pouvoir romanesque, est admirable. L’homme devenant machine, est transformé en pure information. Résultat : on découvre, avec Chrysler et Youri, des hommes qui ne « parlent » plus. Émane simplement d’eux des bruits de modem. Des 0 et des 1. Un langage binaire… qui n’est plus le langage. Avec cette disparition, l’humain n’est plus qu’une chose. Il est perdu. Sa chute est complète.

On pourrait se dire que c’est un bon coup de romancier. Mais pas plus. Après tout, faut pas exagérer non plus. « Arrêtons la psychose, on ne va pas être transformés en machine ! » Pas si vite. Petit pas de distance critique : notre monde considère déjà que l’humain est réduit à la matière. Nous sommes essentiellement de la matière évoluée. Point barre. Certes, un peu plus évolué que d’autres. Mais… « un peu ». Vous direz peut être que l’humain est quand même différent : intelligence, conscience, mémoire… C’est pas rien quand même !

Oui. Mais.

Oui, mais là aussi la science a petit à petit contribué à faire de ces notions des choses purement matérielles. C’est là que les théories de l’information, construites dans la deuxième moitié du 20e siècle, sont importantes. L’enjeu n’est pas nouveau. Déjà dans les conférences Macy sur la cybernétique, tenues entre 1942 et 1953, la théorie de l’information était au centre de nombreux débats. Au cours de cette première période de développement de la cybernétique – l’origine de notre cyborg de la SF – deux visions de la théorie de l’information s’affrontent.

La première, c’est celle de Norbert Wiener (1894-1964) et Claude Shannon (1916-2001) ont proposé une théorie de l’information qui établit cette dernière comme dénuée de signification. La conséquence fut une décontextualisation de l’information, reflet d’une philosophie fondamentalement matérialiste. Avec cette théorie, l’information devenait une « chose en soi, » une chose autonome, sans référence à un contexte lui donnant un sens. Cette théorie de l’information se retrouve aujourd’hui dans de nombreux films et séries qui réduisent la personnalité humaine à un ensemble de données complexe, que ce soit dans Westworld (qui fait correspondre le processus rationnel de décision avec la seule activité cérébrale), ou dans Transcendance (dans lequel le personnage principal télécharge sa personnalité dans un système informatique). 

Sans surprise, cette théorie ne fut pas partagée par tous.

Le physicien anglais Donald MacKay (1922-1987), professeur à Cambridge, a tenté de rétablir l’importance de la signification de l’information. Cette dernière ne devait pas être considérée comme seul processus désincarné. L’information faisait toujours référence à quelque chose d’autre : information de, au sujet, concernant, sur… quelque chose. L’information seule ne se suffisait pas… ce qui relativisait le matérialisme ambiant.

Cependant, la théorie de Wiener et Shannon, mais aussi de von Neumann, a prévalu et ainsi donné une direction bien particulière à la cybernétique, manifestant le triomphe d’une perspective matérialiste au sujet de l’information. Résultat ? Si notre cerveau, nos décisions, notre conscience même, peut être réduite à de l’information cela veut dire que celle-ci peut à son tour être réduite à un langage binaire. Et donc, nous pouvons uploader notre conscience dans un ordinateur. Rien de plus simple !

Ou pas.

Et si.

Et si tout partait en vrille ?

Si l’information qui encode l’humain dérapait ? Si c’est elle qui nous faisait « chuter » de notre humanité en attaquant ce qui fait de nous des êtres humains, premièrement notre langage ? C’est le point de départ de Dantec. Et c’est un bon point de départ.

Le nom et le nombre

Cette transformation de l’homme en chiffre n’est pas qu’un truc de science ou de SF. C’est aussi quelque chose de théologique, de biblique. Un livre de la Bible en particulier fait le même constat : c’est le livre de l’Apocalypse. Je me permets d’en citer un court passage :

« 13.18 C’est le moment d’avoir du discernement. Que celui qui a de l’intelligence interprète le chiffre de la bête, car c’est un chiffre d’homme : et son chiffre est six cent soixante-six. 14.1 Et je vis : L’agneau était debout sur la montagne de Sion, et avec lui les cent quarante-quatre mille qui portent son nom et le nom de son Père écrits sur leurs fronts. »

Ce qui est frappant c’est le contraste – entre la fin du chapitre 13 et le premier verset du chapitre 14 – entre un chiffre et un nom : on porte le chiffre de la Bête ou le nom de l’Agneau. Et il n’y a pas d’autre option. Par cohérence dans cet article, prenez la Bête comme étant la Dévolution, avec une majuscule. Voyez : la Bible elle-même présente, symboliquement c’est vrai, l’enjeu du futur de la vie humaine comme un choix entre avoir un nom et être un chiffre.

Non seulement, il y a ce contraste fort entre nom et chiffre, mais la Bible double ce constat d’un autre, tout aussi dramatique. Notre Dévolution est graduelle depuis son commencement. En Genèse 3 déjà, notre déshumanisation est symbolisée par le « recouvrement » du corps humain par une peau de bête. Manière poétique de dire que notre séparation de Dieu a fait de nous des personnes moins humaines. Au cours de l’histoire cette Dévolution entamée nous fait « chuter » plus bas encore. Arrivés à la fin de l’histoire, dans l’Apocalypse, l’humanité n’est plus simplement reléguée au rang d’un animal. Elle est arrivée au niveau de l’inanimé. Du chiffre.

Cela a trois conséquences. Premier point. Le chiffre de la Dévolution dépersonnalise l’humain. La dévolution se saisit de ce qui est le plus intime à ce que nous sommes, notre nom. Elle s’en saisit et le dépersonnalise. Elle en fait un chiffre. Deuxième point. Le chiffre de la Dévolution fait de l’humanité une seule et même « masse informe et vide ». Tous sont le même chiffre. Troisième point. Le chiffre est enfin comme un sceau, comme un signe d’appartenance. En faisant de cette appartenance un chiffre, nous sommes transformés en objets, perdant ainsi toute personnalité.

Cette appartenance est signe du contrôle de la Dévolution sur la pensée (signe sur le front) et sur les actions (signe sur la main) de ceux qui ont reçu sa marque (le chiffre 666). La Dévolution nous transforme en chiffre et elle réclamer notre appartenance, corps et âme. La seule espérance, c’est d’appartenir à celui qui, parce qu’il est Dieu créateur, bon, et tout-puissant, nous donne son nom. Sachons-le : il n’y a finalement que deux appartenances, le nom de Jésus ou le chiffre de la Dévolution.

L’espérance c’est qu’un nom soit posé sur nous. C’est ce que Dieu fait en Christ. Dans Apocalypse 2.17, Dieu donne un nom à ceux sont ses disciples : « Au vainqueur je donnerai de la manne cachée, je lui donnerai une pierre blanche, et, gravé sur la pierre, un nom nouveau que personne ne connaît sinon qui le reçoit. » Ce nom, c’est celui de Christ lui-même. Par nous-mêmes, nous ne pouvons pas lutter contre la numérisation, la Dévolution, de l’humain. Nous n’avons finalement que peu de pouvoir sur notre environnement scientifique. L’espérance est en celui qui dépasse, transcende, tout cela.

Dieu promet de nous donner un nom, et il ne nous l’enlèvera pas. C’est l’avenir de l’humanité. Son seul avenir.

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