13 Reasons Why : suicide, justice et utilité

– par Vincent M.T.

La paix sur terre. Tout le monde semble vouloir ça, depuis les reines de beauté jusqu’à Bono, en passant par divers dirigeants religieux – et tout le monde a au moins une vague idée du programme. L’amour est souvent en tête de liste, essentiellement envisagé comme une bienveillance des uns envers les autres… pourtant la bienveillance est difficile à pratiquer au sein de nos cultures parcourues de conflits et d’abus. Cet amour exercé au milieu de tant de malveillance prend alors la forme d’un martyre, un sacrifice qui, en révélant l’injustice et la violence ambiante, génère un changement. L’équation « Amour => Justice => Paix » est bonne, mais difficile à mettre en oeuvre correctement, notamment à cause des tentations de substituer la Force à l’Amour.

Dans la première saison de la série 13 Reasons Why, Hannah Baker, une adolescente, met fin à sa vie en laissant derrière elle 13 cassettes audio, évoquant chacune une des raisons qui ont motivé son acte. Or, ces 13 raisons sont chacune étroitement liées à des personnes particulières, qui ont commis des formes d’abus envers elle. Ainsi, ce suicide prend des airs de martyre, voire de sacrifice en vue d’un changement – à l’exemple des immolations publiques en signe de protestation (notamment en Asie et dans le monde Islamique). Car Hannah a engagé une personne qui doit secrètement colporter l’ensemble des cassettes et s’assurer que chacune des 13 personnes les écoute toutes – sous peine de les rendre publiques – et après cela, libre à eux de décider ce qu’ils veulent en faire.

Intérêt et problème de la série

D’un point de vue narratif, c’est un procédé fascinant. Cependant, comme l’ont souligné de nombreux media et associations, ce récit donne l’impression que la suicidée est une victime qui mène un procès vindicatif et légitime contre ses persécuteurs, image « romantique » de cette situation tragique. Ceci risque en effet de donner de mauvaises idées à des personnes qui se sentent isolées, persécutées et qui envisagent le suicide. Le discours d’une personne décédée interdisant toute réponse, tout dialogue, et étant le discours d’une victime, cela octroie un poids démesuré à ses propos. Il ne s’agit pas de justice, mais d’une autre forme d’abus.

Outre le risque d’incitation au suicide, il semble légitime de retirer certains messages de la 1ère saison de 13 Reasons Why. Par exemple, que les persécuteurs sont responsables du suicide d’Hannah Baker. Or, c’est faux. Les 13 personnes en question sont responsables des abus qu’elles ont commis, mais seule Hannah est responsable d’avoir porté atteinte à sa propre vie.

Remarquons que ce n’était pas forcément l’intention des auteurs de la série de diffuser ce message. Il me semble qu’ils souhaitaient insister sur la difficulté de percevoir et d’assumer la responsabilité individuelle dans un phénomène d’abus collectif. Une tragédie sociale est souvent due à un enchaînement de petites choses qui aggravent la situation peu à peu, des choses que chacun a le pouvoir de stopper, mais qui semblent à chaque étape sans grande importance, et donc personne n’intervient. C’était une tentative d’inciter à la vigilance et à l’action (notamment contre la culture du viol) plutôt qu’un procès contre la société.

La seconde saison vient intelligemment corriger les défauts de la première. Le suicide est désenchanté, et dé-victimisé : un personnage qui a fait une tentative de suicide ratée se retrouve handicapé et se voit reprocher l’égoïsme et l’égocentrisme de son acte. Quand le fantôme d’Hannah (réel ou imaginé) apparaît, il se voit reprocher la malveillance de sa stratégie revancharde et de son suicide. Le portrait de chacun est nuancé, tous sont à la fois bourreaux et victimes, et progressivement on s’éloigne des accusations pour chercher simplement à témoigner, « raconter son histoire », afin de « lancer une conversation » sur le suicide, la culture du viol et des abus. Au cas où ce ne serait pas assez clair, il y a même une séquence explicative au tout début de la saison, qui sensibilise le public aux sujets traités.

Qui plus est, le discours sur la culture du viol est plus équilibré également. Outre la nécessité d’entrainer les hommes à rester vigilants et respectueux vis-à-vis du consentement (ou non-consentement) de leurs partenaires, on souligne le besoin d’entrainer les femmes à formuler librement et clairement leur consentement ou non-consentement. On montre la confusion et le trouble des situations de tous les jours vis-à-vis de ce genre d’abus, la difficulté à discerner la limite, la participation consciente ou inconsciente des hommes et des femmes à cette culture.

Suicide et justice : quelle utilité ?

On constate par ailleurs un questionnement plus fin sur la question de la justice. Si chacun peut, à son niveau, agir pour combattre les abus, que faire vis-à-vis des systèmes d’abus en place ? Quels sont nos recours, et quels sont motifs pour agir ? A quoi peut-on s’attendre ? Donner sa vie est-il une solution, peut-on ainsi déclencher une réforme ?

Tout cela touche à la question du but de la justice, et particulièrement du système judiciaire. Il y a dans notre société généralement quatre approches du sujet, pas nécessairement exclusives, mais chacune fondée sur une croyance différente :

  • La justice comme dissuasion : la menace d’une punition, potentiellement par l’exemple, est le seul moyen d’inciter efficacement les gens à la civilité. C’est la fameuse « peur du gendarme ».
  • La justice comme rétribution : quiconque commet le mal mérite d’être puni.
  • La justice comme réparation : le coupable doit réparer le mal qu’il a commis (ex : les dommages et intérêts).
  • La justice comme restauration : le coupable comme la victime doivent être réhabilités et réintégrés par et dans la société.

Notre époque a de plus en plus de mal avec la seconde approche, parce qu’elle ne semble « servir » à rien. En fait, à moins de considérer qu’il existe un bien et un mal objectif, et que l’humain est capable de le reconnaître (deux croyances sans lesquelles il faut absoudre les Nazis), difficile de ne pas prendre l’approche rétributive comme une simple manière d’étancher sa soif de vengeance.

C’est typiquement ce qui est reproché à la stratégie de Hannah Baker : son suicide la positionne comme victime absolue, nous précipitant vers un schéma en noir et blanc qui permet de justifier toute forme d’abus de ses persécuteurs comme une punition méritée. Pourtant, il ne fait rien pour améliorer la situation, c’est un pur verdict sans ouverture vers la rédemption.

Les critiques adressées à 13 Reasons Why sont certainement justifiées, cependant je me demande si nous ne les acceptons pas un peu trop vite, à cause de notre tendance à suivre une logique utilitariste, qui veut que la valeur d’un chose dépend de son utilité. On ne veut pas encourager le suicide, alors on s’efforce de démontrer que celui d’Hannah n’a eu aucune utilité, et on en déduit qu’il n’accomplit aucune justice. Parallèlement, on justifie la série en tentant de montrer sa visée dissuasive envers le suicide, son « utilité » sociale.

Pas que je veuille encourager le suicide, évidemment. Au contraire : je pense que même si un suicide avait des conséquences globalement positives, cela ne suffirait pas à le justifier, parce que cela reste une forme de meurtre (sauf que le coupable est la victime donc il ne reste personne à punir).

Comme nous l’avons observé dans nos questionnements sur Avengers et l’éthique du sacrifice, c’est ici la faiblesse dans l’argumentation utilitariste qui nous est proposée. Tout n’est pas mesurable, réductible à des quantités comparables ; la vie humaine participe d’un mystère qui la dépasse, et toute tentative d’aborder ces enjeux ultimes sur la base d’une vision purement utilitariste est déshumanisante.

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