– par Vincent M.T.
L’actualité récente est aux droits des femmes, comme le marque bien la sortie de « Captain Marvel« , cette longue réclame féministe (et inclusiviste) en forme de blockbuster, et aux personnages si nuancés.
Il y a certainement mieux, mais soyons honnêtes, il y a pire. Par exemple, le dernier opus de la série de jeux Assassin’s Creed. Intitulé Odyssée, cet épisode propose une aventure qui s’étend sur un territoire gigantesque à une époque reculée : la Grèce Antique. On peut y incarner un homme, Alexios, ou une femme, Kassandra. Et cela ne fait aucune différence.
Comprenez bien : le choix du sexe est ici purement « cosmétique », il n’y a que l’apparence du personnage qui change. En dehors de ça, le scénario et les dialogues ne varient pas d’un iota – si ce n’est pour le prénom et la voix du personnage. Autrement dit, les autres personnages du jeu vous traitent exactement de la même manière, que vous soyez un homme ou une femme.
Nous allons voir pourquoi, malgré les avantages que cela semble offrir, c’est finalement un mauvais choix, et malheureusement représentatif de notre époque. Pour faire cela, comme pour toute entreprise de débat d’idées, il faut commencer par s’assurer qu’on saisit bien le propos de l’auteur, dans ses termes. Revenons donc aux paroles des créateurs.
Un choix argumenté
Peu avant la sortie du jeu, Melissa Mc Coubrey, scénariste en chef du projet Odyssée chez la société Ubisoft, expliqua son choix dans une interview, publiée sur la page Women of Ubisoft, sur le site officiel :
« Kassandra est le premier personnage féminin de la série que l’on puisse incarner du début à la fin dans la quête principale du jeu. Comment cela a-t-il influencé la manière dont vous conçu le récit ?
Si on allait laisser le joueur choisir de jouer en tant qu’homme ou en tant que femme – ce qui est génial, parce que je pense que tout le monde devrait être égal – alors je tenais vraiment à ce que l’expérience de jeu soit égale. J’ai beaucoup insisté pour qu’on ne fasse pas du choix féminin une mauvaise expérience. Si les deux expériences de jeu sont nettement différentes, cela peut faire regretter aux joueurs d’avoir fait un certain choix. Dans le domaine de la fiction historique, de nombreux protestataires affirment que « ça ne correspond pas à la société de l’époque » mais je pense qu’ils ne se rendent pas compte que ça serait très désagréable de se faire crier dessus pendant tout le jeu simplement parce que vous êtes une femme.
Cela aurait été horrible si on avait fait un jeu où les gens vous agressaient sans cesse sous prétexte que vous êtes différent. Ce n’est pas un environnement propice au divertissement. J’ai beaucoup insisté pour qu’on ne fasse pas remarquer les différences de genre. Au final, on fait un jeu vidéo, pas un documentaire historique. Dans un esprit d’égalité, j’ai voulu m’assurer que l’expérience de jeu ne serait pas différente pour de mauvaises raisons.
En fait, concevoir un personnage avec deux genres différents a été un défi intéressant à relever. De plus, ils sont doublés par des comédiens différents, et chacun ajoute sa propre saveur au personnage. En réalité je suis très heureuse d’avoir pu collaborer avec chacun, parce que comme ça j’ai pu apprendre bien plus encore comment raconter une histoire qui corresponde à une personne plutôt qu’à un genre. » [source]
Ce discours repose sur beaucoup de points qui sont sujets à débat, comme par exemple la tension entre art et précision, entre divertissement et réalisme ; la confusion possible entre égalité de droits et égalités de résultats ; ou encore la notion de « coût d’opportunité » dans l’univers vidéoludique – c’est-à-dire la « perte » perçue par une personne quand elle fait un choix de jeu qui l’empêche de profiter des avantages des autres choix possibles (ici : le personnage ne peut pas changer de sexe en route, le choix est déterminant pour toute la trame narrative).
Nous n’aurons malheureusement pas le temps de nous atteler à toutes ces questions. Je me concentrerai sur les aspects qui me semblent les plus problématiques, et qui sont liés :
- Une méconnaissance de l’histoire,
- Un choix paradoxalement contre-productif,
- Une distinction entre le genre et la personne.
Le réalisme historique
Mc Coubrey imagine vraisemblablement qu’en Grèce Antique, une femme aventurière se ferait « crier dessus » à longueur de journée. Dans ces circonstances, on peut comprendre son choix. Ce que l’on comprend moins, c’est comment la scénariste en chef d’un jeu situé en Grèce Antique peut être aussi peu renseignée sur la condition de la femme dans ce contexte.
Certes, nous ne sommes pas réellement à cela près avec Odyssée. Après tout, la géographie a été condensée à environ un millième de la réalité, les personnages ont des capacités extraordinaires et affrontent des monstres mythologiques, sans oublier que les grottes insulaires sont parsemées de vestiges extraterrestres… Et on se soucie de réalisme ?
Pourtant, c’est bien Ubisoft qui a largement axé sa communication sur le réalisme de sa reconstitution historique :
- des linguistes spécialisés interviennent dans la création des dialogues pour garantir que la langue rare parlée dans une scène reflète fidèlement la véritable langue d’origine,
- des historiens interviennent également pour garantir que les modèles virtuels des lieux correspondent bien aux lieux historiques,
- Ubisoft promet souvent la « véritable » histoire de personnages historiques célèbres, et en fait régulièrement intervenir dans ses récits (inventeurs, philosophes, politiques, etc.),
- surtout, l’historicité est un concept fondamental du jeu puisque le joueur est censé « revivre » la vie réelle de ses ancêtres via leur lien génétique.
Pour Odyssée, il y a même une version « éducative » du jeu qui est disponible, où l’on peut librement se promener dans le jeu, sans quêtes ni combats, ce qui se rapproche nettement d’une version vidéoludique du documentaire dont se dédouane Melissa Mc Coubrey. Il y a donc deux discours : celui, publicitaire, qui crée une attente de réalisme chez le joueur, et celui, idéologique, qui trompe cette attente. Un joueur très partiellement informé pourrait presque en conclure que le sexisme n’a pas existé chez les Grecs.
Assassin’s Creed contre Assassin’s Creed
Même en admettant qu’une femme aventurière verrait son périple semé d’embûches supplémentaires, on peut s’étonner qu’une scénariste en chef n’envisage pas de gérer les choses d’une façon un tantinet plus subtile, par exemple pour dynamiser le récit et subvertir les stéréotypes.
Historiquement, il aurait certes été inhabituel pour une femme d’être une guerrière et une aventurière en Grèce Antique, mais pas impossible, loin de là. D’autant que la mythologie et l’histoire du monde Grec nous offre justement des modèles qui pourraient servir de socle à cela (Messène, Télésille, Artémise 1ère, Cynané, Eurydice III de Macédoine, les Amazones décrites par Hérodote, etc.).
C’est d’autant plus étonnant que des épisodes précédents d’Assassin’s Creed ont fait très exactement avec une autre forme de discrimination :
- Dans le troisième opus de la série, situé dans l’Amérique coloniale du 18e siècle, le joueur incarne en partie Connor (de son vrai nom Ratonhnhaké:ton), né d’un père Anglais et d’une mère Mohawk. Ce personnage fait face à de nombreuses réactions racistes, et il aurait été absurde de vouloir gommer les différences de traitement pour na pas induire une expérience de jeu négative.
- De même, le quatrième opus (Black Flag), situé dans les Îles Caraïbes également au 18e siècle. Une extension, intitulée « Le prix de la liberté », met en scène Adéwalé, un esclave d’origine africaine, devenu pirate. Qui s’attendrait à ce que les colons anglais avec lesquels il interagit ne remarquent pas sa couleur de peau ?
Ces deux épisodes donnent une représentation du racisme de l’époque et en profitent pour créer des dialogues et des situations qui interrogent et bousculent les stéréotypes. Pourquoi un traitement différent pour le sexisme ?
D’autant que dans les épisodes où l’on a pu incarner une femme, comme par exemple Aveline de Grandpré (DLC Libération) ou encore Evie Frye dans Syndicat, ces remises en question des stéréotypes apportent saveur et humour dans le récit. Il aurait donc été très facile de signaler les interactions de genre de Kassandra sans pour autant que cela nuise à l’expérience de jeu.
Melissa Mc Coubrey semble vouloir éviter d’appauvrir l’expérience de jeu en évacuant la question du genre, et paradoxalement c’est justement en faisant cela qu’elle appauvrit l’expérience de jeu.
Le genre a ses raisons
La fin l’interview révèle à mon sens les raisons plus profondes qui motivent ce choix, autrement incompréhensible du point de vue historique et narratif.
Mc Coubrey affirme qu’il y a un seul personnage, avec deux genres. Plus encore, que le genre ne fait pas partie de la personne. Voici un discours sur le genre qui explique bien mieux le choix de Mc Coubrey que les précédentes raisons évoquées. C’est pour cela que la seule égalité envisageable par Mc Coubrey est une indifférence de traitement : il n’y a pas pour elle de différence significative entre homme et femme. Au final, il semblerait que c’est plutôt ce message qu’elle veuille faire passer, plutôt que de favoriser une expérience de jeu agréable.
Reconnaître l’absence de différence semble être une voie vers l’égalité, mais c’est une voie qui supprime la liberté d’être soi. Nous serons toujours des corps sexués et culturellement situés, et les deux sont indissociables.
Il serait certes très difficile de défendre, sur quelque base que ce soit – y compris biblique – qu’il existe des caractéristiques identifiables qui constitueraient la nature de l’homme ou de la femme. Néanmoins, il existe une différence sexuelle, et cette différence prend spontanément forme et s’exprime dans la culture par des contrastes et des complémentarités, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire.
Autrement dit, le genre est une construction, mais une construction naturelle. La diversité des formes de masculinité et de féminité peut relativiser et remettre en question nos conceptions, et leur bienfondé, mais ne peut pas les réduire à néant.