– par Y. Imbert
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Autant le dire de suite. Je suis de ceux qui pensent que le vrai génie derrière les films de Christopher Nolan, c’est son frère Jonathan1. De Memento à la trilogie Batman, J. Nolan est le scénariste derrière la plupart des œuvres de son frère2. Bien sûr ayant dit cela, le débat est ouvert !
Jonathan Nolan est crédité de la création ou contribution scénaristique à des films (Memento, Batman Begins, The Prestige, The Dark Knight, The Dark Knight Rises, Interstellar) et séries (Person of Interest, Westworld) qui ont été plus ou moins marquants. Dans quasiment tous ses films et séries, Jonathan Nolan aborde un thème, souvent de manière tangentielle, indirecte. Ce thème transversal, c’est celui de la liberté.
Dans la trilogie Batman, à laquelle J. Nolan a participé activement comme scénariste, ni Bruce Wayne en tant que playboy public ou en tant que Batman n’est libre de ses actions. Bruce Wayne, le playboy irresponsable, n’est préoccupé que du nombre des belles filles qui l’accompagnent, ou de la manière dont il pourra claquer de l’argent pour montrer qu’il peut tout se permettre. Mais ses actions sont forcées. Bruce Wayne n’est pas libre. Il ne peut pas faire ce qu’il veut : il est prisonnier de la volonté de Batman.
Dans Batman Begins, il y a une scène qui montre bien cela. Au cours de l’une des ses fameuses sorties, Bruce-playboy sort d’un resto, une fille à chaque bras, et croise Rachel Dawes, seule vrai intérêt romantique de Bruce Wayne. Confus, tentant d’expliquer que cette image de playboy est construite, Bruce-playboy ne peut que bégayer un « Ça… ce n’est pas moi. » Le problème c’est que Rachel Dawes, elle, ne peut pas le savoir. La seule chose qu’elle a pour comprendre Bruce Wayne c’est ce qu’elle voit. Et ses seules actions publiques sont celles du Bruce playboy. Du coup, non seulement les actions de Bruce Wayne ne sont pas libres, mais ses relations sociales ne le sont pas non plus. Elles sont conditionnées, déterminées par les actions de Bruce-playboy.
Mais Bruce Wayne n’est pas plus libre en tant que Batman. Les actions de ce dernier ne sont pas plus libres. Bruce Wayne, dans sa quête de justice, a créé un personnage issu de toutes ses peurs : il deviendra Batman. Mais l’idéal radical de justice et d’incorruptibilité est au-delà de tout ce que qu’un être humain : « en tant qu’homme, je suis chair et sang, je peux être ignoré, je peux être détruit, mais en tant que symbole, en tant que symbole, je peux être incorruptible, je peux être éternel » (Batman Begins). Mais pour être éternel, Bruce Wayne ne doit être qu’un symbole, et ce symbole le détermine.
Ce déterminisme des actions de Batman est visible dans The Dark Knight, au moment où Bruce Wayne doit décider s’il veut sauver Rachel Dawes ou Harvey Dent, le procureur à la réputation incorruptible. Bien sûr, pour rester Batman, Bruce Wayne est obligé de choisir de sauver Dent. Il lui est impossible de faire autrement. Le symbole de justice impartiale exige que la volonté personnelle de Bruce Wayne s’efface.
Bruce Wayne n’est jamais libre. Il est prisonnier du playboy ou de Batman. Il n’est jamais lui-même. Rachel Dawes dit dans Batman Begins : « Qui que l’on soit au fond de nous, nous ne sommes jugés que d’après nos actes. » Oui, mais si nos actes ne sont pas libres, comment sommes-nous jugés ? Et pire encore : qui sommes-nous si nous sommes nos actions, ces dernières étant déjà déterminée.
Le thème de la liberté est aussi présent de manière moins précise dans Memento. Dans ce film, inspiré par une histoire courte écrite par J. Nolan, le personnage central, Len, tente de découvrir celui qui est responsable du meurtre de sa femme. Problème : il souffre d’amnésie rétrograde, ce qui le force à écrire sur son corps les informations essentielles qu’il a déjà acquises. En dehors du but avoué de Len, Memento est une quête de la mémoire. D’ailleurs le titre de l’histoire de J. Nolan est « Memento mori », Souviens-toi. Souviens-toi, Len. Parce que sans mémoire de nos actions et de nos décisions, sommes-nous vraiment libres ?
À chaque étape du film, Len doit prendre des décisions. Cependant ces dernières sont basées sur des chose que Len ne sait en réalité pas, et qu’il ne comprend pas totalement. Ses actions sont-elles libres ? Pas totalement. Ses actions sont déterminées par les évènements passés qu’il ignore. Tourmenté par son ignorance, Len est prisonnier de son absence de mémoire. Il n’est pas libre lui non plus. Dans Memento, nous sommes conditionnés par la conscience de notre mémoire – ou plutôt par son absence.
S’il n’est pas le cœur de Person of Interest, le conditionnement de nos actions est aussi présent dans cette série télé. Deux intelligences artificielles menant une lutte à la mort l’une contre l’autre peuvent-elles laisser la moindre liberté à la liberté de ceux qui essaient de donner sens à leur vie et à leurs actions ? Lorsqu’un agent « plus qu’humain » (surhumain, on pourrait dire) contrôle les actions des hommes et des sociétés, que nous reste-t-il ? Suivre des ordres, nous plier aux règles ? La liberté, elle, semble avoir totalement disparut. D’ailleurs l’un des principaux antagonistes n’hésite pas à dire : nous sommes tous insignifiants. Nos actions n’ont pas vraiment de sens3. Seule compte la volonté de cette super-intelligence. Notre volonté et notre liberté ne sont qu’illusoires.
Mais c’est avec la série Westworld que J. Nolan met le thème de la liberté au coeur de sa vision. La série étant toujours en production, je vais essayer de ne pas trop résumer la série. En fait ce n’est pas vraiment nécessaire. Dans un monde d’humains et de robots pensants, quelle est la place du « libre arbitre » ? C’est l’une des questions posées par la première saison et qui ne trouve, pour l’instant, de réponse partielle que dans la deuxième saison4. Dans une récente interview, J. Nolan n’hésite pas à nier toute réalité à ce qu’il appelle le « libre arbitre »… ce par quoi il entend des actions non déterminées. Nos actions ne sont jamais le résultat de nos processus de décision, de notre volonté, ou de notre conscience. Nous sommes entièrement conditionnés. D’ailleurs, ajoute Nolan, les neurosciences démontrent cela. Avant même que nous agissions consciemment, « quelque chose dans notre inconscient » a prit ma décision pour nous et conditionne notre décision consciente.
Le problème de la liberté de l’homme revient tout le temps chez J. Nolan. Pas toujours explicitée, elle demeure l’un des fils rouges qui guide une réflexion sur l’humain. Conditionné par sa biologie, sa culture… incapable de contrôler sa mémoire ou ses actions… l’homme a-t-il la moindre liberté ?
Cette vision de J. Nolan est naturelle, car dans un monde privé de Dieu, il ne peut pas y avoir de liberté. Sans Dieu, il est impossible d’expliquer que nous puissions prendre des décisions qui ne sont pas déjà faites pour nous. Sans Dieu, nous sommes obligés d’expliquer nos actions simplement avec le monde matériel. Mais dans ce cas, comment pouvons-nous être certains qu’une autre force, inconsciente, super-humaine, ne s’exerce pas envers et contre nous ? Par définition dans une perspective matérialiste, il est impossible de savoir si quelque chose d’autre existe. Nous ne pouvons pas en être certains. Là dessus, J. Nolan a bien raison ! Dans un monde qui serait uniquement matériel, nos actions seraient entièrement déterminées (par notre cerveau, notre inconscient, etc.) et nous ne serions jamais libres. Nous ne sommes peut-être qu’un programme informatique à la Matrix. Nous sommes peut-être dépendant d’une mémoire qui ne nous dit pas tout. Notre cerveau même, ce traître intime, nous joue des tours. Et peut-être même qu’il prend des décisions sans nous ! Qu’est-ce qui nous dit que nos actions sont « libres » ?
Dans cette vision, la question de Dieu demeure irrésolue. Celle de la liberté trouve par contre une réponse simple : elle n’existe pas, ou du moins elle n’est rien de plus qu’une illusion, un jeu de miroir que le monde autour de nous nous renvoie. Nous pensons même que notre identité a une influence sur nos choix… à tort ! D’ailleurs il ne peut en être autrement si nous ne pouvons pas affirmer que nos décisions, nos choix, ont une réalité et constituent un élément de notre humanité.
Bien sûr cela veut dire que nous sommes plus que notre culture, notre mémoire, ou notre biologie. En même temps nous sommes bel et bien tout cela ! Cependant, nous sommes faits de quelque chose qui dépasse ce qui nous constitue. Nous sommes faits à l’image de Dieu. C’est l’un des points essentiels de la foi chrétienne. Ce qui fonde notre capacité à faire des choix, à raisonner en vue de certaines décisions, c’est que Dieu nous a créés selon son image. Cette dimension inclue et dépasse tous les éléments qui nous composent : Dieu nous a créés avec une raison, une imagination, une mémoire. C’est son acte créateur qui leur donne sens. Dieu nous a créés incarnés dans un monde de culture où d’autres personnes prennent des décisions qui nous affectent. C’est son acte créateur qui donne de la richesse à la liberté (ou non-détermination) de nos choix. La présence de Dieu nous assure même que nous pouvons prendre des décisions conscientes, volontaires.
Le problème de J. Nolan c’est qu’il est obligé de supposer beaucoup de choses, et devient parfois un peu contradictoire. Comme par exemple lorsqu’il suppose que la présence de quelque chose d’inconscient implique que nous ne sommes pas libres… ce qui n’est pas le cas ! Même dans le cas où notre inconscient dirigerait nos actions avant que nous en soyons conscients, nous ne serions pas déterminés pour autant ! Cela veut simplement dire que nous ne sommes pas toujours conscients des décisions que nous prenons. C’est tout simplement la complexité de la nature humaine qui est à l’œuvre ici ! Nous prenons des décisions, et ce processus est complexe. Nous ne devons pas répondre trop rapidement au problème de notre liberté.
La question que pose J. Nolan c’est celle de savoir si nos actions sont entièrement déterminées par un monde qui est exclusivement matériel. La réponse de J. Nolan est affirmative. La réponse de la foi chrétienne est négative.
Est-ce que vous cherchez un sens à vos actions ? La foi chrétienne est la seule garante que nous sommes libres (pas dans le sens moral mais dans le sens du déterminisme) parce qu’elle affirme qu’il n’y a pas que la matière qui existe. Au-dessus de tout se révèle le Dieu créateur. Et puisque la matière n’est pas la seule chose qui existe, puisqu’un Dieu transcendant et créateur existe, qu’il nous a créés « à son image, » nous ne sommes pas déterminés par la matière. C’est lui qui est le garant que nous pouvons encore faire des choix, prendre des décisions.
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Notes :
1 Cf. Supriyo Mukherjee, « Christopher Nolan Is A Fine Filmmaker, But Let’s Be Honest, He’s Vastly Overrated », 10 mars 2017, http://www.scoopwhoop.com, consulté le 27 février 2019.
2 À l’exception de Insomnia, Inception et Dunkirk.
3 Voir le générique de la dernière saison de Person of Interest.
4 http://www.slashfilm.com/westworld-free-will/
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Yannick Imbert est professeur d’apologétique à la Faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence.
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