Beauté et justice : l’esthétique de Dieu

– par Vincent M.T. et Yannick I.

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Nous savons tous, depuis l’enfance, quel rapport il y a entre beauté et justice. Dans la plupart des films de Disney, surtout les plus anciens, les gentils sont beaux, séduisants, et les méchants sont repoussants, difformes.

Même les méchants qui sont censés être attirants ne le sont pas réellement : Gaston, Madame Mime (transformée), Ursula (sous forme humaine), ou la Reine Grimhilde en sont de bons exemples.

Dans le monde de Tolkien, les langages reflètent la nature de ceux qui les parlent. D’ailleurs la langue de Mordor est tellement hiddeuse qu’elle n’a même pas de « script » avec laquelle elle puisse être écrite ou lue. Elle est obligée d’emprunter son écriture à l’Elfique…

Et nous savons tous, depuis l’adolescence, qu’il n’y a aucun lien automatique entre beauté et bonté – dans un sens ou dans l’autre. L’apparence peut souvent être trompeuse.

Comme l’écrit l’auteur du Seigneur des Anneaux dans l’un de ses poèmes, « Tout ce qui est or ne brille pas » ! D’ailleurs la première fois que les hobbits rencontrent Aragorn, le roi en exil, ce dernier est presque prit par Sam pour un serviteur de l’Ennemi. Frodo, lui, voit « à travers » les apparences : « Je pense qu’un serviteur de l’ennemi aurait un air meilleur et laisserait une impression nauséabonde. »

L’approche « Disney » nous semble depuis bien ridicule.

Et pourtant, l’apparence demeure une clef couramment employée pour analyser l’identité, le caractère moral d’une personne. C’est ce que nous observons pour nous faire une idée des autres, c’est à cela que nous prêtons attention pour envoyer une certaine image de nous-même. Et après tout, il n’est pas faux que certains aspects de notre intériorité transparaissent extérieurement.

D’ailleurs, en y réfléchissant, on associe instinctivement les concepts de beauté et de justice. Si l’on doit imaginer un endroit parfait – société idéale ou paradis sur terre – la beauté est souvent la caractéristique dominante. De même, l’usage veut qu’on considère que tout bébé est beau et innocent (et donc, juste) – les deux concepts se retrouvent dans l’idée de pureté.

Il y aurait alors peut-être dans l’esprit humain un lien inaltérable entre l’esthétique et la justice — ainsi qu’avec le domaine éthique.

Le bon et le beau

Malgré tout, nous dissocions le beau du juste dans nos préférences, comme si les deux étaient indépendants. Lorsque nous dépassons le niveau de ressource nécessaire pour survivre, nous sommes bien plus susceptibles d’en profiter pour investir dans l’esthétique (le plaisir des sens ou du jeu) plutôt que dans l’éthique — la recherche de justice. On peut mettre cela sur le compte de notre individualisme, mais on manquerait alors d’interroger notre conception de l’esthétique.

Et si nous ne pouvions faire œuvre de justice qu’en prêtant attention à la beauté

Et si la beauté était en fait liée à la justice ? Si, en négligeant la justice, on ratait la beauté au passage ? Et si nous ne pouvions faire œuvre de justice qu’en prêtant attention à la beauté ? Nous pourrions répondre rapidement de manière positive. Mais avant de nous précipiter, il faut nous demander ce qu’est la beauté.

Nous avons déjà vu ici que, dans l’Ancien Testament, la beauté est associée à la notion de ce qui est adéquat,ou plus clairement à ce qui « convient à. » Il y a donc une idée de « correspondance » dans la notion de beauté. Ce qui est beau est ce qui, d’une manière ou d’une autre, correspond à sa création… à ce pour quoi elle est faite.

Autrement dit, il y a une idée de justesse dans la définition de la beauté, ce qui rejoint la notion de justice. Le lien peut sembler anodin, pourtant dans un monde où la recherche d’expérience esthétique individuelle prend le pas sur celle de justice sociale, il est important de s’interroger sur la compatibilité de nos désirs existentiels.

D’ailleurs, la théologie chrétienne a longtemps fait un lien entre ce qui est beau, bon, et vrai — ce que la théologie appelle les « trois transcendentaux. » La notion de justice, à lier ici au « vrai », fait partie des aspirations essentielles de l’être humain.

Il est important de voir que lorsque la théologie parle des « trois transcendentaux, » elle considère que nous ne pouvons pas les séparer les uns des autres. Le bien n’existe qu’en lien avec le beau et le vrai. Le vrai n’a de sens que dans sa relation au beau et au bon. L’unité de ces trois aspects reflète la nature du Créateur de l’univers.

Aujourd’hui, chaque aspect transcendantal est associé à un domaine particulier, et est souvent étudié de manière théorique isolément des autres : la vérité est scientifique, la beauté se trouve dans l’art, et la bonté est un concept existentiel (philosophique ou religieux). Mais ils ne s’éclairent plus les uns les autres.

C’est en particulier le cas de la notion de justice, qui fait partie des grandes discussions philosophiques des dernières décennies. Nous penserons par exemple aux formulations de John Rawls, liant justice et équité. En théologie, nous pouvons penser aux études de Nicholas Wolterstorff — notamment Justice in Love et Justice: Rights and Wrongs.

Nous pourrions passer de nombreux articles à approfondir la manière dont les philosophes ont élaboré le lien entre la justice et la beauté… mais cela nous conduirait bien au-delà de ce post.

Une histoire du rapport beauté/justice

Parmi les auteurs qui ont proposé des liens entre les deux concepts, n’en citons que tois  :

  • Elaine Scarry, professeur de philosophie à Harvard, publie en 1999 un volume intitulé On Beauty and Being Just (« Sur la beauté et l’action juste »), où elle soutient que l’expérience esthétique de la beauté rend les humains sensibles à la justice en suscitant trois choses :
    • un sens de la proportion et de l’harmonie (par exemple, la symétrie des formes suscite celle des relations),
    • une recherche de choses comparables dans notre expérience passée, pour rapprochement ou contraste (équivalents à la notion de « précédent » en droit),
    • une fascination généreuse, qui motive l’individu à vouloir rendre l’expérience accessible aux autres.
  • Simone Weil, philosophe, mystique et activiste, était partisane des transcendantaux. Outre son emphase sur l’intérêt esthétique et éthique de l’égalité, elle souligna notamment que la beauté peut nous décentrer de nous-mêmes (l’égocentrisme étant ici considéré comme le principal obstacle à l’égalité). L’égoïsme est donc non seulement opposé à la justice, mais aussi à la beauté.
  • Herman Dooyweerd, philosophe néerlandais, affirme quant à lui que l’esthétique – dans son sens large – est liée à la notion de justice car les deux impliquent toujours d’avoir une vision d’ensemble.

L’art et l’esthétique

Selon Dooyeweerd, nous faisons l’expérience de l’aspect esthétique essentiellement par l’harmonisation, le délice, le jeu et l’embellissement. La beauté, c’est la place que les choses et les personnes ont dans le monde de Dieu. Leur beauté ne peut se voir sans discerner la vraie place que les choses et les personnes ont dans le monde. La beauté est liée à la vraie et juste place qui est la notre.

Une place belle et vraie (juste) par rapport à nos voisins, parents amis. Une place belle et vraie (juste) dans le quartier, la ville, ou la campagne dans lequelle nous habitons.

Pour Dooyeweerd : « La beauté de la nature est signalée à tous ceux qui sont sensibles à l’harmonie esthétique, dans les couleurs, les jeux de lumière, les sons, les relations spatiales de la nature, etc. » C.S. Lewis dit d’ailleurs sensiblement la même chose lorsqu’il écrit : « L’art, c’est l’autre dans le même ». En effet, le même indique une harmonie tandis que l’autre implique une harmonisation.

Bien sûr, Dooyeweerd et Lewis travaillent avec une perspective assez retreinte de la beauté comme essentiellement « harmonie ». Cependant leur point principal reste intéressant : il existe un lien fondamental entre le beau (« ce qui convient à ») et le juste (ou le vrai).

Cette observation va bien au-delà de l’art : l’orchestre de la vie quotidienne, la multitude de ses instruments génère quelque chose d’harmonieux, d’intéressant et de délicieux – ou non, comme cela arrive malheureusement. La manière dont nous mettons le couvert pour manger, notre appréciation de la nourriture, nos loisirs, le sport (autre que pour la compétition ou l’argent), l’humour, l’intérêt que l’on trouve à la vie, la recherche scientifique, et même la programmation informatique (à en croire Donald Knuth, auteur du livre The Art of Computer Programming), sont des expériences esthétiques.

De même, tout art n’est pas nécessairement esthétique, par exemple quand il est guidé par la logique ou les mathématiques, comme la musique dodécaphonique.

Une vie esthétique et juste

La vie humaine ne se résume pas à sa science, à sa raison. Elle ne se limite pas non plus aux apparences. D’ailleurs la beauté non plus. Elle va bien au-delà de cela en nous demandant comment nous vivons notre vie.

Dans un monde dans lequel le visuel et l’apparence semble être le critère principal par lequel nous donnons de la valeur aux choses (et aussi, malheureusement, aux personnes), cette question est déterminante. Nous voulons vivre une vie « esthétique » ? Nous voulons vivre une vie « juste » ? Nous ne pouvons pas vivre l’une sans l’autre.

La seule manière de vivre cette vie « juste et belle » est de pouvoir lier les deux de manières intense et indissociable, notamment par le lien du « vrai. » Dans la théologie chrétienne, ce lien est établit par Dieu lui-même qui se révèle comme celui qui a créé le monde, « beau, bon, et vrai » et qui nous donne une place en son sein. Une vie bonne, belle et vraie (juste) n’est donc possible que si nous la trouvons au sein du monde que Dieu a créé.

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