– par Y. Imbert
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Ces dernières semaines j’ai regardé deux séries dont j’avais entendu parler : The Witcher, qui était très attendue par les fans du jeux vidéo (que je ne connaissais pas) et Carnival Row. En les regardant, une chose m’a frappé. Mais rassurez-vous, pas de spoilers dans ce post. Aucunes remarques sur le fond du scénario, sur l’ambiance de The Witcher, ou sur l’esthétique de la photographie.
Ce que j’ai remarqué par contre c’est la nudité gratuite présente dans ces deux séries. Je sais… vous pensez probablement que cet article est encore un exemple de ces critiques chrétiennes faciles et ridicules de la nudité et la sexualité dans l’art. Je sais… vous pensez peut-être ne même pas finir de lire ce petit post. Vous pensez peut-être que c’est encore un cas exemplaire de ce moralisme chrétien qui ne supporte pas la vue d’un sein ou d’un corps a-demi exposé. Peut-être. Et en même temps j’espère que ces quelques lignes iront plus loin que le seul rejet simpliste de la nudité.
J’avoue que cela ne m’avait jamais autant frappé auparavant mais là… Ce qui m’a frappé c’est la gratuité de la nudité exposée. L’absence de raison. L’absence de nécessité. Rien dans le scénario ne l’exige. Il n’y a aucun intérêt à nous montrer que mêmes les « fées » ont des relations sexuelles, y compris avec des humains, ou qu’elles battent des ailes en plein orgasme (série d’ailleurs non terminée). Et dans The Witcher, certaines scènes étaient plus gratuites encore (à mon sens tellement ridicules qu’elles sont impossibles à regarder).

Bien sûr on pourrait dire que toute série se doit de révéler une certaine authenticité, et que cette dernière ne peut pas se passer de la représentation de la nudité et de la sexualité. Bien qu’à première vue il y ait (peut-être) une certaine force à cette remarque, à mon sens elle n’est pas très sérieuse. D’une part, la plupart des scènes en question (comme il paraît dans Game of Thrones) ne sont pas nécessaires au bon développement du scénario, ou à l’esthétique de la série. D’autre part, c’est un manque de créativité incroyable que de penser devoir montrer afin de dire. L’exercice de la créativité, ce grand don qu’exercent les artistes (par exemple), nous permet d’évoquer plutôt que de montrer. La culture du dévoilement dans laquelle nous vivons prétend qu’il faut absolument montrer, pour être authentique… ce qui est un manque d’imagination assez tragique !
« Le nu devient le levain chargé de faire lever la pâte de tous les gâteaux appétissants que le commerce et l’industrie proposent à nitre faim », écrivait le philosophe Jean Brun en 1973 [1]. Non pas que nous cherchons forcément à regarder les séries qui nous nourrissent de nudité et de sexualité gratuites. En tous cas pas consciemment. Le monde dans lequel nous vivons nous a tellement habitué à la présence du nu que nous ne le voyons plus. Voire même que pour qu’une série se distingue des autres, elle doit aller plus loin encore. Ce que beaucoup ont d’ailleurs remarqué à propos de Game of Thrones. Faut-il alors du nu et du sexe pour vendre et faire une série qui marche ? Pas nécessairement. Et pourtant… et pourtant cette impression est parfois forte.
J’ai été d’autant plus frappé de la présence de la nudité à l’écran que ces dernières années ont vu la croissance d’un mouvement en réaction contre les abus dont le corps des femmes est l’objet. Et c’est précisément là que notre culture fait face à une impasse. Nous voulons d’une part protéger l’intégrité et la dignité de tous. En particulier des femmes, souffrant d’un nombre impressionnant et tragique d’atteintes à leur dignité. Y compris leur corps. Et en même temps nous ne voyons plus la gratuité de la représentation du nu et de la sexualité. Est-il vraiment possible de défendre le premier en continuant de pratiquer aveuglément le deuxième ? Vraie question. Et sérieuse en plus.
Je crois que notre culture vit avec cette tension parce qu’elle ne peut pas faire autrement. Ayant réduit l’être humain à ce qu’il fait, elle a aussi réduit l’être humain à ce dont il est composé… son corps. Un corps qui n’est rien d’autre qu’un amas d’atomes bien organisés. Un corps que nous pouvons utiliser. Une chose qui nous appartient et qui est à notre service. Il n’est donc pas étonnant de voir le corps humain être utilisé. Il n’est plus protégé. Il n’est plus entouré de toute la dignité dont il devrait être l’objet. Le corps est quelque chose que nous possédons. Pas ce que nous sommes.
Cette instrumentalisation est d’ailleurs évidente dans la manière dont certaines actrices, nous le savons maintenant, sont traitées. Depuis le début du mouvement #Metoo, les révélations des abus dont les femmes sont les « victimes », en particulier dans l’industrie du cinéma, sont (tragiquement) légions. Malheureusement, les réactions ne sont pas toujours celle que nous aimerions voir. Quand le monde s’est rendu compte que, finalement, les actrices n’aimaient pas forcément dévoiler leurs corps pour le plaisir des yeux mâles… certains se sont étonnée. Ce qui a d’ailleurs était noté : « C’était presque comique de voir à quel point certaines personnes étaient stupéfaites que la nudité à l’écran ne soit pas un sommet de carrière pour Clarke [l’une des stars de Game of Thrones]. »[2] Presque comique… si ce n’était profondément tragique parce que cela conduit à des formes de violences non-exprimées, au point où selon un sondage réalisé pour USA Today, 94% de femmes travaillant dans l’industrie du divertissement disent avoir été l’objet d’harcèlements [3].

Et malgré tout… malgré la dénonciation des abus, malgré les protections contre les violences conjugales, malgré les nouvelles règles pour la protection des actrices… malgré tout cela, les actrices devront continuer à négocier leur nudité à l’écran. Comme si le dévoilement de leur corps était a priori attendu, normal. Et c’est malheureusement probablement le cas. Il va de soi que… et donc on négocie. Comme l’écrit Kristen Lopez pour le très sérieux site rogerebert.com, « la nudité devient synonyme de la capacité d’une actrice à jouer… »[4] Dans notre culture, il va de soi qu’une actrice soit prête à se dévoiler à l’écran. Ce qui pose la question : « Où commence et où s’arrête l’intégrité artistique et l’autonomie d’une femme lorsqu’il s’agit de nudité à l’écran ? » [5] C’est une question que notre culture est incapable de résoudre. Notre culture hésite. Elle ne sait pas. Elle ne sait plus comment articuler la valeur du corps humain sans constamment en dévoiler la nudité. Elle ne sait pas comment affirmer la nature profondément intime du corps, sans en même temps nier cette dignité à la moindre production télé.
Le problème, il me semble est tout autant philosophique qu’éthique. La dignité du corps humain, en particulier celui des femmes, le plus souvent abusé, n’est défendu que par… à cause de quoi d’ailleurs ? D’un consensus global qui s’est mû en mouvement social ? D’une décision commune ? D’une prise de conscience que nous partageons tous la même dignité ? Rien de cela ne nous permet d’affirmer la dignité intrinsèque de tous. Nous ne pouvons pas échapper à la conclusion qu’en fin de compte, la dignité du corps relève simplement d’une affirmation humaine, d’une opinion humaine.
Le Créateur de toutes choses nous demandera de rendre compte de ce que nous avons fait du corps des autres
La dignité du corps ne peut être affirmée que si elle est ancrée dans quelque chose qui dépasse le corps. Et donc quelque chose qui dépasse l’être humain. La Bible décrit la nudité originelle comme belle et bonne : « L’homme et sa femme étaient tous deux nus, mais sans éprouver aucune gêne l’un devant l’autre. » (Genèse 2.25) Ce corps, nu, créé par le Dieu créateur, ne perd pas sa valeur après que l’être humain se soit séparé de son Dieu. Il ne perd pas sa valeur, mais il est alors sans cesse menacé. Dans la Bible, la plus grande menace auquel fait face le corps humain est le dévoilement et l’abus. Il est remarquable que dans la Bible, l’abus sexuel ne soit pas la seule menace à l’intégrité du corps. Son simple dévoilement est un symbole négatif, au point où le dévoilement de la nudité est dans le langage des prophètes un symbole négatif (Esaïe 20.2-4, Michée 1.11). Non pas que le corps soit négatif, ou déconsidéré, mais parce qu’il a une valeur qui dans un certain sens, nous dépasse.
Le corps, en quelque sorte, ne nous appartient pas. Nous sommes corps, corps nu, mais la dignité de celui-ci ne dépend pas de nous. Il dépend du Créateur de toutes choses, celui qui nous demandera de rendre compte de ce que nous avons fait du corps des autres. Un jour, lorsque Dieu-fait-homme (et donc corps humain) reviendra pour inaugurer un temps de totale paix et justice, il demandera des comptes à chacun. Et dans cette œuvre de justice, il nous demandera à tous ce que nous avons fait, de notre corps certes, mais aussi du corps des autres. Du regard que nous avons porté. De la représentation que nous en avons faite… et de la consommation que nous en avons faite. La dignité du corps humain dépend du Dieu créateur, un Dieu juste et bon.
Quel est le problème de la nudité gratuite à l’écran ? Ce n’est pas simplement qu’elle est « gratuite »… c’est qu’elle manifeste que notre culture n’arrive pas à défendre la valeur et la dignité du corps humain. Tant que nous n’arriverons pas à regagner le fondement transcendant de la valeur du corps, je crains que les atteintes à la dignité du corps humain ne continuent. Contre tous les abus, la foi chrétienne affirme l’intégrité du corps, la beauté intime du corps nu, mais nous avertit aussi, radicalement, contre tous les abus dont il est l’objet.
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Notes :
[1] Jean Brun, La nudité humaine, Paris, Fayard, 1973, p. 49.
[2] Barbara Ellen, « The naked truth about on-screen nudity: women don’t like it, guys », 23 novembre 2019, http://www.theguardian.com, consulté le 7 janvier 2019.
[3] Maria Puente and Cara Kelly, « How common is sexual misconduct in Hollywood? », 2 mai 2018, https://eu.usatoday.com, consulté le 7 janvier 2019.
[4] Kristen Lopez, « A matter of legitimacy: female nudity on-screen », 2 mai 2018, http://www.rogerebert.com, consulté le 7 janvier 2019.
[5] Kristen Lopez, « A matter of legitimacy: female nudity on-screen », 2 mai 2018, http://www.rogerebert.com, consulté le 7 janvier 2019.
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Yannick Imbert est professeur d’apologétique à la Faculté Jean Calvin à Aix-en-Provence.
1 comment
Merci, Merci, Merci. Je dis toujours qu’on ne peut pas vouloir le beurre et l’argent du beurre sur cette question. Et c’est ce que cette société fait. Un autre aspect de cela apparaît au niveau de la question du port du voile ou de la Burqa. Dans un monde où des myriades d’articles apprennent aux femmes à être « sexy » , ou sexually appealing, on reproche à d’autres de se soustraire à la dictature du regard masculin en gardant la vue de leur morphologie pour elles mêmes. Une autre question y relative est : pourquoi appelle t-on les divertissements à caractère pornographique des divertissements « adultes » ? Si on pense que des choses ne sont pas bonnes pour des enfants pourquoi le seraient elles subitement pour des adultes ?